Le recours au répertoire de la lutte comme fondement de l’intervention du CSMP

Le vocabulaire de la lutte est fortement présent dans les discours de Mr TABARY : « mobiliser les troupes », « résistance », « aller au front », « passer à l’attaque ». Ces expressions sont souvent formulées à travers des verbes d’action se reportant plus à un mode de stratégie silencieuse, souterraine et réflexive qu’à un mode de stratégie bruyante, de surface. Il s’agit ici plutôt de savoir « frapper au bon moment » plutôt que de « s’agiter comme le ferait une hystérique » 238, tissant là à la fois la trame d’une identité commune et donnant corps à une dynamique de la lutte :

‘« il est temps que les CHRS et la psychiatrie s’affrontent »
Mr TABARY lors de la réunion du Réseau CHRS-CSMP , janvier 2006.
« les référents dans les secteurs forment l’Etat major du CSMP »
Mr TABARY lors de la réunion plénière, février 2006.
« il ne faut pas que les référents soient considérés comme les espions de l’équipe mobile »
Mr TABARY lors de la réunion plénière, février 2006.

« lors de la prochaine réunion, il faudrait qu’on fasse le tour des secteurs pour relancer les troupes »
Mr TABARY lors de la réunion bureau, juin 2007.’

Comme le souligne Michel CALON et Vololona RABEHARISOA239, le recours à un tel répertoire de la « résistance » et de la « lutte » a une triple vertu. Il établit tout d’abord la prédominance d’un seul objectif - étayer - sur tous les autres, et en premier lieu sur celui, plus traditionnel pour un dispositif hospitalier, de « guérir ». Personne au CSMP ne semble croire en effet qu’on ne guérit de la précarité, « ne serait-ce parce qu’il ne s’agit peut-être pas d’une maladie » a-t-on l’habitude d’entendre dire.

Deuxième vertu, n’est résistant que ce qui tient dans le temps et pour tenir il faut des armes et des munitions. La recherche clinique, omniprésente dans le discours des précurseurs du CSMP, constitue une de ces armes. Le corpus doctrinal de la « clinique psychosociale » proposé par l’équipe de l’ORSPERE a permis dès le départ d’inscrire l’intervention du CSMP dans une filiation qui avait le double avantage d’être reconnue à la fois sur le plan scientifique et sur le plan pratique (c’est une clinique de terrain). Ce « prêt à penser » permettait de fournir un discours qui « impose » et qui, à sa manière, faisait autorité, maintenant à distance les ennemis prétextant l’inefficacité et la stérilité de la démarche engagée. L’enjeu est de taille, puisqu’il ne s’agit pas seulement de tenir une position mais aussi, nous l’avons vu, d’amorcer un changement dans les pratiques de la psychiatrie publique du département de l’Ain.

‘« Une théorisation plus approfondie, qu’on ne saurait développer ici, conduit, par le biais des concepts de « précarité » et de la « clinique psychosociale » à une interrogation et une révision majeure des objectifs et pratiques de la Psychiatrie Publique. [Ces éléments peuvent] servir de base de réflexion interne au CPA. »
Rapport annuel 2000 du CSMP, p. 1-2.’

La constance d’une réflexion stratégique à la fois sur la clinique et sur sa place dans une politique plus générale peut être aisément illustrée. En 2001, lorsque les membres du bureau du CSMP présentent pour la première fois leur dispositif à la Commission Médicale d’Établissement le ton est donné et nous pouvons lire en conclusion du rapport remis ce jour là :

‘« Face aux situations de précarité, nous proposons un dispositif lui aussi précaire, à la dimension de son objet : diffus, insaisissable, incertain dans ses contours. […] Ce programme nous semble bien s’inscrire dans l’évolution de la Psychiatrie vers la Santé Mentale, ce qui implique :
Une révision des concepts et des pratiques de la politique de secteur,
Une interrogation sur les limites de nos identités professionnelles, leur infiltration dans l’espace transitionnel entre le psychiatrique et le social,
La découverte de zones jusque là peu explorées de la clinique de l’être humain au moins dans ses dimensions métapsychologiques et sociales.
En vous demandant d’approuver le programme du CSMP, nous vous invitons aussi, toute modestie mise à part, à accepter certaines révisions et ouvertures dans les théories qui sous-tendent nos politiques de soin. »
« Programme du CSMP – Présentation à la CME »,
30 novembre 2001, p. 17. (C’est nous qui soulignons).
Ou encore « [Objectif du CSMP :] sensibiliser à la clinique spécifique de la précarité et de l’exclusion visant à un réaménagement des pratiques et des organisations en conséquence »
Extrait du Projet d’Etablissement n°2 (2003-2007).’

Troisième vertu, la métaphore de la lutte « a l’avantage de simplifier l’analyse et de l’unifier sous la forme d’un bilan des forces en présence : d’un côté celles qui sont favorables à la cause, de l’autre celles qui s’y opposent ; d’un côté les amis, de l’autre les adversaires, et entre les deux, aucune place pour les tièdes ou pour les indécis »240. Ainsi, se pose sans cesse la question au CSMP de savoir dans quel camp se situe tel ou tel médecin, tel ou tel expert, tel ou tel intervenant, question à laquelle sont sommés de répondre, par un propos ou une attitude plus ou moins formulés, tous ceux qui croisent le chemin du dispositif.

‘Mr TABARY : « Alors vous la sentez comment vous ? »
G. PEGON : « Elle est intéressante et elle semble bien motivée pour vous rejoindre. »
Mr TABARY : « ouais bof, elle fait un peu hippie quand même. Je croyais qu’elle travaillait avec ATD quart monde alors que c’est une artiste qui a travaillé pour eux. »
G. PEGON : « et alors, les artistes ne vous intéressent plus ? »
Mr TABARY : « si mais pas comme ça, je ne la sens pas trop, d’ailleurs ça a du se voir dans l’entretien non ? »
G. PEGON : « un peu mais elle ne vous connaît pas. Je ne comprends pas bien, qu’est ce qui vous gêne ? »
Mr TABARY : « je ne sais pas, je ne la sens pas, je ne peux pas vous dire pourquoi. Elle me semble un peu indécise quand même. Je ne suis pas encore bien sur qu’elle ait les reins assez solides dans son service. En plus, je connais le chef de service et ça ne va pas être simple. On verra bien si elle nous sollicite à nouveau. »
Extrait d’observation impliquée, rencontre entre Mr TABARY,
une infirmière intéressée pour devenir référente au CSMP,
et moi-même, septembre 2007.’

La pensée stratégique tente au CSMP en permanence de saisir le positionnement clinique de l’intervenant potentiel, cherchant par là même, à cerner son positionnement strictement politique. D’où cette position étonnante des membres du CSMP qui consiste à prendre pour alliés tous ceux, acteurs de terrain, institutionnels, scientifiques et militants, qui à un moment donné peuvent apporter leur pierre au combat commun. L’on ne résiste qu’à l’intérieur d’un système.

Notes
238.

Mr TABARY lors de la réunion plénière du 24 février 2006.

239.

CALLON M., RABEHARISOA V., (1999), Le pouvoir des malades. L’association française contre les myopathies et la recherche, Paris, Les Presses de l’Ecole des Mines de Paris, p. 13.

240.

CALLON M., RABEHARISOA V., (1999), op. cit., p. 13.