III. (Reprise) De la psychiatrie à la santé mentale : vers une redéfinition collective de l’intervention sanitaire et sociale

C’est sous l’impulsion de l’ORSPERE et de ses traducteurs sociologues, que les mondes de la psychiatrie et du travail social ont, dans le département de l’Ain, convergé (en créant un dispositif « carrefour ») vers celui de la santé mentale. Les enjeux politiques de ce dispositif sont de taille puisqu’il s’agit de poursuivre le développement de la psychiatrie de secteur241 à la fois dans un fort contexte de crise de la profession (crise des moyens, crise de la clinique, crise de la conception du patient242) et tout en prenant en compte, pour tenter de sortir de ces crises, les recommandations issues des réformes de l’action publique (nouvelles politiques de la « démocratie sanitaire »)243.

La stratégie de « lutte » mise en œuvre par les référents du CSMP s’inscrit pleinement dans la veine des propos des acteurs des réformes visant à promouvoir la santé mentale. Comme nous l’avons vu pour le responsable du CSMP, ces derniers dénoncent une psychiatrie traditionnelle « décalée par rapport aux évolutions sociales »244. Ils soutiennent qu’une « révolution psychiatrique » est nécessaire pour mener la politique de sectorisation à terme : « Nous proposons une mutation du dispositif de psychiatrie qui permette d’aller vers les personnes malades ou souffrantes, avec les professionnels sanitaires, médico-sociaux et sociaux, et avec les élus »245. Ils affirment qu’il faut « changer de paradigme » pour comprendre qu’une fois sortie de la logique asilaire, il n’est plus possible pour la psychiatrie de revendiquer tout à la fois le soin et la prise en charge sociale. Dès lors, la problématique de la santé mentale n’a pas pour référence centrale la psychiatrie, elle doit intégrer ceux qu’on appelle les « partenaires sociaux » : « Le secteur de psychiatrie ne doit plus avoir des partenaires, mais être partenaire. »246

Pour les référents du CSMP, cette intervention en réseau nécessite que le secteur psychiatrique doit se « dépsychiatriser » (sans perdre cependant son objectif de soin), c'est-à-dire laisser tomber tout un pan de leur culture nosographique (les « ex malades mentaux » cf. Rapport LAVAL et VIDAL-NAQUET) et se « psychosociologiser » en prenant pour objet des catégories partagées avec le travail social telles que les catégories de « souffrance psychique » ou de « personnes en situation de précarité ». L’émergence de ces catégories donne alors à voir un élargissement du public de la psychiatrie à toutes les situations de précarité.

Comme le souligne Emmanuel RENAULT247, du point de vue des psychiatres qui interviennent auprès des travailleurs sociaux, la « souffrance psychique » devient la catégorie d’un ensemble de symptômes spécifiques liés à une condition sociale particulière : la précarité comprise d’emblée comme une souffrance d’origine sociale. Le public de la psychiatrie se retrouve élargi à toutes les situations « santé mentale/précarité » : les demandeurs d’asile, les personnes âgées, les adolescents difficiles, les SDF, etc., toute personne qui présente une vulnérabilité sociale. En même temps, le public du travail social se retrouve également élargi à tout un ensemble de problématiques « santé mentale/souffrance psychique ». L’institutionnalisation248 de la souffrance psychique dans les champs de la psychiatrie et du travail social a ainsi pour effet de provoquer une certaine sociologisation des soignants (agents hospitaliers, référents du CSMP) en même temps qu’une certaine sanitarisation des travailleurs sociaux.

Ce double mouvement, sociologisation des soignants et sanitarisation des travailleurs sociaux, fait émerger un double usage de la catégorie de « souffrance psychique ». D’une part, il définit l’objet de la santé mentale – ce qui justifie le déploiement d’une organisation particulière : le collectif d’intervention. D’autre part, il désigne des problèmes liés à la précarité – ce qui justifie le déploiement d’une intervention spécifique (« nouvelle forme de relation à autrui ») : la pratique de care. Avant d’aborder plus en détail l’analyse de cette nouvelle forme d’intervention (à partir du chapitre 3), nous allons poursuivre l’ouverture de la « boite noire » du CSMP à travers l’étude approfondie des différentes activités constitutives de son intervention.

Notes
241.

Comme le rappelle Emmanuel RENAULT, « les politiques de secteur ont pris naissance dans les années 60 dans un contexte de critique des institutions asilaires. Elles ont pour but de développer les alternatives à l’hospitalisation à temps complet (hôpitaux de jour, appartements thérapeutiques, ateliers thérapeutiques, placement familial thérapeutique, centres de postcure, lieux de réadaptation, centres d’aide par le travail, etc.) qui n’a cessé depuis d’être limitée quantitativement – la grande majorité des patients bénéficiant aujourd’hui d’une prise en charge ambulatoire (86% des adultes, 97% des adolescents [selon le Rapport PIEL & ROELANDT, (2001), p. 12]). Depuis 1986, les activités du secteur ne sont plus centrées autour d’Hôpital, mais d’un Centre Médico-Psychologique qui vise à adapter l’offre de service psychiatrique aux demandes émanant des partenaires institutionnels et de la population. C’est précisément cette problématique de l’adéquation de l’offre psychiatrique à la demande de la population qui a permis d’enclencher une nouvelle transformation institutionnelle destinée à faire prendre en charge par la psychiatrie non plus simplement les maladies mentales des populations susceptibles d’être hospitalisées, mais la santé mentale de populations relevant du secteur. » RENAULT E., (2008), op. cit, p. 168-169.

242.

PIEL E., ROELANDT J.-L., (2001), De la psychiatrie à la santé mentale, Rapport de mission, Ministère de l'emploi et de la solidarité.

243.

Les lois, décrets et circulaires encadrant la démarche clinique du CSMP sont récapitulés en bibliographie.

244.

PIEL E., ROELANDT J.-L., (2001), op. cit., p. 65.

245.

Ibid, p. 45.

246.

ROELANDT J.-L., (2002), op. cit., p. 25.

247.

RENAULT E., (2008), op. cit., p. 169-173.

248.

Simultanément à cette extension de l’usage de la catégorie de « souffrance psychique » sur le terrain de l’action sanitaire et sociale, cette catégorie fait l’objet de différentes formes d’institutionnalisation. On la retrouve d’abord discrètement dans la loi d’orientation relative à la lutte contre les exclusions (1998), et plus directement dans le rapport PARQUET (2003).