Le problème de la psychiatrie mandarinale

‘G. PEGON : comment faites-vous pour travailler sans l'appui de votre médecin-chef ?
Mme PARTSON : il sait qu’il y a une volonté institutionnelle de participer aux travaux du carrefour parce que c'est mon cadre supérieur qui me l'a demandé.
G. PEGON : quel type de relations y a-t-il un entre votre cadre supérieur et le médecin-chef ?
Mme PARTSON : ils sont binômes. Notre hiérarchie : infirmiers, cadre de proximité, cadre supérieur, infirmier général, ce qu'on appelle infirmier général c'est maintenant le directeur des soins et au-dessus de tout ça il y a le directeur général du CPA. Mais au niveau du secteur, il y a ce qu'on appelle le binôme, c'est le médecin-chef qui est responsable des orientations médicales, et, à côté de lui, il y a le cadre infirmier supérieur qui s'occupe de la gestion des soignants dans le secteur. Mais le patron du secteur c’est le médecin-chef. Du coup, et il est vrai que moi, en tant que cadre, je suis garante du bon fonctionnement du secteur avec la volonté du médecin-chef. C'est mon boulot. Pour ce médecin-chef, tout ce qui est social, il ne veut pas en entendre parler, c'est clair. Mais, en même temps, j'ai la casquette Référent CSMP. Si j'allais juste aux réunions plénières, ça lui irait bien, ça ne le dérangerait pas, mais je suis bien obligée de faire plus que ça du fait qu'il n'y a pas d'assistante sociale dans notre CMP. J'ai utilisé ce créneau-là pour m'infiltrer en quelque sorte. Il faut bien qu'on crée un lien avec les assistantes sociales du secteur parce que sinon comment on fait avec les patients sur le terrain ? Donc il a du me laisser faire, il n'avait pas le choix.
G. PEGON : qu'est-ce qui faisait qu'il n'avait pas le choix ? était-ce un manque dans le soin ?
Mme PARTSON : évidemment.
G. PEGON : est-ce que dans les Centres Médico-Psychologiques, le projet de soin intègre systématiquement une dimension sociale ?
Mme PARTSON : bien sûr. Il y a l'assistante sociale.
G. PEGON : et il n'y avait pas d'assistante sociale dans ce CMP ?
Mme PARTSON : non, elle est partie, elle n'a jamais été remplacée, ça les arrangeait bien qu'il y en ait une en moins financièrement parlant. Mais en même temps, je pense qu’au niveau de ce secteur, ils ne défendent pas le social, de toute façon. Donc, il n'y a pas d'assistante sociale.
G. PEGON : donc personne ne l'a remplacée, et il n'y a pas quelqu'un pour rappeler au chef de secteur qu'il doit intégrer dans son projet cette dimension sociale ?
Mme PARTSON : un chef de secteur ne doit rien du tout à personne, il fait ce qu’il veut sur son secteur en quelque sorte. S'il peut justifier ça par une diminution d'effectif, ça arrange bien aussi l'institution d'avoir une personne en moins. « Vous vous débrouillez, eh bien tant mieux ». Voilà, globalement c'est comme ça que ça fonctionne. On a besoin de travailler avec les assistantes sociales de secteur, les tutelles, les associations… enfin tous ces réseaux on en a besoin. Donc, on pouvait très bien utiliser et renvoyer les patients vers l’assistante sociale de circonscription en disant « mais nous on n'a pas d'assistante sociale donc vous allez sur la circonscription, débrouillez-vous ». On pouvait très bien travailler comme ça. Mais c’est n’importe quoi et moi, je crois, qu’il faut ouvrir les portes et faire le lien avec tout le circuit social. Donc, j'ai utilisé cet argument. C'est de la stratégie. Mais je sais que je n'ai pas les coudées franches.
G. PEGON : ça ne doit pas être facile pour vous.
Mme PARTSON : non, mais comme je lui dis souvent, d’une certaine manière, je lui tiens son service. C’est moi qui veille à ce qu’il n’y ait pas d'échauffourées, qu’il n’y ait pas de problèmes tant en interne qu’avec le social, ça sert à ça un CIP. Donc si je fais bien mon travail, il ne regarde pas trop pour le reste. Parce qu'il pourrait très bien me reprocher, » vous ne faites pas votre boulot au CMP pour X raisons », il a le droit de me le dire, « et puis vous passez votre temps à faire du social » on va dire.
[…] Mais faire du social, c’est pas simple non plus. Il y a certains professionnels du soin, médecins, infirmières, qui veulent à l’inverse s’occuper de tout : du médical, du social. Je m'occupe de tout moi, moi je sais, moi je peux, c'est la toute puissance du soignant. Donc il y a les deux extrêmes et c’est pas simple de se positionner entre les deux.»
Entretien individuel avec Mme PARTSON,
Cadre Infirmier de Proximité, référente du CSMP.’

Dans la dernière partie de cet extrait d’entretien, nous voyons comment le problème de la psychiatrie mandarinale s’accompagne de ce que Didier FASSIN nomme la « déprofessionnalisation des métiers »262. Non pas que celle-ci soit forcément une réalité pour cette cadre infirmière mais elle constitue un risque inhérent à la toute puissance de la psychiatrie mandarinale. C'est-à-dire que les référents du CSMP ne considèrent plus tant leur action comme relevant d’un « métier » (compris comme « la valeur qu’un ensemble d’activités professionnelles tire de compétences prétendant à utilité sociale »263) mais plutôt d’un type de savoir-faire, ici se soucier du social, qui ne dépend pas du fait d’être psychiatre, infirmier, cadre infirmier ou encore travailleur social. A cette déprofessionnalisation est associée une nouvelle forme d’agencements des références doctrinales sur lesquelles nous reviendrons dans le chapitre 7, mais dont nous pouvons dire ici qu’elles se réfèrent à ce que FOUCAULT appelait des « savoirs assujettis »264, c'est-à-dire « comme des savoirs non reconnus comme tels par les institutions académiques et les représentations dominantes » de l’institution psychiatrique265.

Notes
262.

FASSIN D., (2004), Des Maux indicibles. Sociologie des lieux d’écoute, Paris, Editions La Découverte.

263.

RENAULT E., (2008), op. cit., p. 175.

264.

FOUCAULT M., (1998), Il faut défendre la société, Paris, Gallimard, p. 8-10.

265.

Nous rejoignons ici les propos d’Emmanuel RENAULT : « Assujettis, les savoirs qui se développent à l’intersection du sanitaire et du social le sont tout d’abord parce qu’ils subvertissent des partages disciplinaires, comme celui de la psychiatrie et de la psychologie sociale, et des partages institutionnels, comme celui de l’action sanitaire et de l’action sociale. Ils le sont également parce qu’ils s’appliquent à des objets caractérisés par un manque de dignité sociale (des individus qui échouent à se réinsérer, des clochards, etc.) et qu’ils s’en prennent au déni institué de la vie psychique des pauvres. Nous avons affaire ici à des savoirs assujettis qui se développent dans les interstices, mais qui, par leur dynamique propre, sont aussi porteurs d’innovations, voire de recompositions théoriques. » RENAULT E., (2008), op. cit., p. 176-177. Nous reviendrons sur cette idée dans le chapitre 7.II.1.Deux formes d’agencements réflexifs : l’hétérogénéité et le métissage.