Le problème de la logique gestionnaire

‘« Les solutions demandent du temps, de l’énergie, hors de toute considération comptable : dans la rue, l’artisanat reprend le dessus : maisons de retraite pour l’un, maintien des visites sur site pour l’autre, hospitalisation pour une troisième, contact avec une cousine ailleurs. Travail social et psychiatrie ont partie liée. Mais ce travail est régulièrement bafoué par l’absence de perspectives. Les trop nombreuses hospitalisations sans lendemain, préparées pendant des mois, par l’infirmier, l’assistante sociale, le psychiatre, à peine commentées par un interne pressé, émoussent l’énergie soignante. Il s’agit d’un travail d’approche, d’accroche, de lien, comparable à celui d’un thérapeute face à un enfant psychotique au début de sa prise en charge. Toute erreur de distance, toute volonté d’aller trop vite engendrent le repli, parfois pendant des semaines. Quand, enfin, surgit l’accord pour une hospitalisation, le psychiatre hospitalier, lui-même débordé, ne prend pas toujours acte de ce lent travail préalable. Et quand le malade est rejeté, parce que SDF, je finis moi-même par mieux comprendre son refus de bouger. A quoi bon se faire soigner quand l’accueil est si réservé, quand rien ne peut se prévoir « après », et quand l’hospitalisation n’est pas thérapeutique, en raison d’un temps de soin bureaucratiquement comptabilisé ? »
Extrait de l’ouvrage de Sylvie QUESEMAND ZUCCA, (2007),
Je vous salis ma rue, Clinique de la désocialisation, p. 154-155.
Relevé par Mr TABARY lors de la réunion plénière du mois de juin 2007.’

Le troisième objet de l’écoute des référents est lié à l’imprégnation de l’ensemble du CPA par la logique gestionnaire qui viendrait bousculer les modes d’organisation et de management. Selon les référents du CSMP, autrefois, il s’agissait de prendre son temps pour tenter de soigner le malade. Aujourd’hui, l’hôpital deviendrait une entreprise comme les autres, où la logique du profit immédiat entraînerait de multiples conséquences : obligation de rendre compte des résultats selon un rythme très soutenu ; politique d’information auprès des analystes du Département d’Information Médicale (DIM) qui pénalisent les stratégies à long terme au profit d’une rentabilité immédiate ; recherche des gains de productivité à court terme au détriment des investissements sur des cycles longs ; pression du chiffre et des outils de mesure au détriment d’une réflexion sur les processus, les modes d’organisation et les problèmes humains266. Dans ce contexte, la logique comptable se substitue à la logique tactique, le court terme au long terme, la recherche de gain immédiat à la mise en place d’une production de qualité267.

Si la critique des référents du CSMP porte sur cet impératif gestionnaire, elle porte en même temps sur le type d’activation que cet impératif entraîne dans leur pratique. Il s’agit pour eux de dire qu’à travers tout un arsenal de procédures et d’évaluations, dont nous étudierons le détail dans le chapitre 6, l’ensemble des fonctions de l’hôpital est subordonné à la logique financière par le biais de techniques de gestion qui conduisent les agents à intérioriser l’exigence de rentabilité. Comme le remarque régulièrement Mr TABARY, chaque clinicien, chaque service, chaque département, chaque établissement du CPA possède aujourd’hui des objectifs à atteindre dont la mesure, de plus en plus fréquente, est parfois effectuée en temps réel. Dans les débats qui animent les réunions plénières268, pour certains référents, cette gestion managériale se présente bien souvent comme un progrès notable face au caractère oppressif et statique du système asilaire. Cependant, pour d’autres, ses principales caractéristiques n’en sont pas moins de donner le primat aux objectifs financiers, de chercher à produire l’adhésion des agents notamment en les mobilisant psychiquement en permanence à prendre de la distance vis à vis de leur pratique, ce qui est, selon les mots d’un des référents « très pernicieux » 269. A travers la mise en œuvre de processus d’évaluation permanente, on attendrait des agents de l’hôpital une implication subjective et affective moins canalisée sur les patients que sur l’organisation elle-même.

Dans le discours des référents du CSMP, l’hôpital, en tant qu’organisation, se retrouve bien souvent « personnifié ». Ils en attendent de la reconnaissance tout en éprouvant pour lui des sentiments aussi intenses que la passion, la colère ou le dépit. Cette quête inassouvie de reconnaissance semble alors directement en lien avec l’expression d’un besoin de personnalisation qui émerge face à des relations perçues comme abstraites et chimériques.

Un certain nombre de circulaires internes à l’hôpital ont ainsi fait l’objet de la critique dans les réunions plénières du CSMP (par exemple la circulaire concernant l’Evaluation des Pratiques Professionnelles). Ce qui est critiqué c’est cette volonté sous-jacente à ces circulaires que l’ordre soit exécuté sans discussion, sans explication et sans délai. Comme si à l’hôpital, les cliniciens devaient se soumettre totalement au règlement et devaient montrer une certaine docilité obéissante face à la hiérarchie. Par exemple, à la fin de l’année 2007, l’institution a mis en place un nouveau système de suivi des activités de chaque agent de l’hôpital appelé « Octime »270. Plutôt que cela soit les supérieurs hiérarchiques de chaque agent qui surveillent directement l’activité de leur subordonné, c’est aujourd’hui à tout un chacun de remplir action par action, en temps réel, une fiche informatisée de suivi. La critique des référents consistent alors à dire que le CPA passe ainsi d’un gouvernement par les ordres à un management par la réalisation d’activités, d’une surveillance hiérarchique à la mise en œuvre d’une autonomie (auto)contrôlée. En même temps, ce qui est contrôlé n’est plus tant l’activité physique mais plutôt l’activité mentale, réflexive.

Cet impératif gestionnaire exerce sur les agents de l’hôpital un pouvoir qui leur pose problème car il est difficile à contester. D’une part parce qu’il opère dans l’intériorité des pratiques (cliniques et réflexives), ce qui les conduit à se contester eux-mêmes, mais surtout parce que la mise en problème, bien souvent effectuée sur le mode de la critique, ne peut se faire qu’en extériorité comme par exemple dans l’espace dialogique ouvert des réunions plénières, comme nous pouvons l’observer ici. Le CSMP joue alors le rôle d’une instance « méta », qui comme l’a bien montré l’école de Palo Alto, permet d’échapper à une communication paradoxale en communicant sur le paradoxe lui-même271. Au CSMP, il semble s’agir de dire qu’on ne peut échapper à un pouvoir paradoxal qu’en démontant ses différents mécanismes. Une des interrogations qui revient constamment dans les réunions plénières consiste alors à trouver les moyens de procéder à la mise en réflexivité de ces problèmes de mandarinage et d’impératif gestionnaire tout en ayant bien conscience que les référents sont eux-mêmes pris à l’intérieur du système.

Notes
266.

Ensemble de critiques relevées lors des réunions plénières de l’automne 2006.

267.

Nous observons que les critiques des référents du CSMP rejoignent ici les remarques formulées par Vincent De GAULEJAC (2005) dans La société malade de la gestion. Idéologie gestionnaire, pouvoir managérial et harcèlement moral, Paris, Seuil, p. 28. C’est cependant bien nous qui faisons le lien et qui, du coup, retraduisons et alimentons (en lui fournissant une légitimité sociologique) les critiques des référents.

268.

Réunions plénières de l’automne 2006.

269.

Mme PARTSON, réunion plénière, 27 octobre 2006.

270.

Octime est le nom d’un logiciel de gestion de planning.

271.

WATZLAWICK P., HELMICK BEAVIN J., JACKSON DON D., (1967), Une Logique de la Communication, Paris, Seuil.