2. Les « Espaces rencontres CHRS-CMP » : vers une écoute pluralisée

Les « Espaces rencontres CHRS-CMP » ont été créés pour tenter d’apporter une réponse au fait qu’un certain nombre de patients s’adressent à des structures d’hébergement avec une demande d’aide psychologique ou que des personnes en situation de précarité sociale s’adressent au CMP pour y trouver un hébergement : ce que ces professionnels appellent communément « la demande paradoxale. »

La forme paradoxale de cette demande entraîne bien souvent les institutions à se comporter comme des gares de triage, des centres d’adressage (d’un lieu à l’autre, d’un professionnel à l’autre) où la forme de réponse apportée est finalement l’exact symétrique de la forme de la demande. A une demande qui semble mal adressée, il est de « procédure » 293 de répondre par un réajustement de l’adressage. A une souffrance mal située l’on répond par une orientation vers l’institution qui paraît la plus adaptée à la situation. Une autre manière de répondre à cette « demande paradoxale » est donnée à voir dans les pratiques d’un certain nombre de professionnels de la psychiatrie (du côté des CMP) et du social (du côté des CHRS), qui cherchent pour les premiers, à intégrer une problématique habituellement réservée aux travailleurs sociaux, et pour les seconds à intégrer, dans l’accompagnement social (au logement et/ou au travail) qu’ils assurent, une réelle démarche de soin. La forme paradoxale de la demande semble interroger ainsi les professionnels sur leur propre capacité à travailler la paradoxalité de leur réponse, paradoxalité qui s’exprime dans l’entrecroisement des pratiques professionnelles.

Les Espaces Rencontres CHRS-CMP visent à mettre en œuvre un échange d’expériences et de savoirs dans l’accompagnement des personnes en situation de précarité et d’exclusion en développant des partenariats entre professionnels de la psychiatrie et professionnels du travail social. Des conventions de partenariat ont ainsi été signées depuis octobre 2001 entre le Centre Psychothérapique de l’Ain à Bourg-en-Bresse et quatre CHRS294. L’objectif de ces partenariats est, selon le texte des conventions, de « favoriser une mise en commun des représentations sociales et psychologiques de la précarité en rapport avec la santé mentale, dans les champs du social et du psychiatrique. » Toujours selon ces conventions, il s’agit de « faire reconnaître, aux équipes psychiatriques comme aux équipes éducatives, la catégorie de « précarité » comme ayant une existence clinique », de tenter d’ « élaborer une langue commune conjuguant savoir psychiatrique et savoir sociologique », d’« élaborer des stratégies permettant une action préventive ou thérapeutique indirecte », d’« adapter les pratiques cliniques [éducatives et psychopathologiques] à la clinique psychosociale ».

Ainsi, chaque mois, deux soignants travaillant en CMP (généralement un infirmier ou un cadre infirmier supérieur, accompagné d’un médecin psychiatre) et au moins deux membres de l'équipe éducative du CHRS (généralement des éducateurs spécialisés ou des conseillères en économie sociale et familiale) se rencontrent pendant deux heures, le plus souvent dans les locaux du CHRS, et abordent selon la terminologie utilisée des « situations difficiles », évoquent des « cas douloureux » qui conduisent les équipes éducatives dans des « impasses »295. « On reçoit quand même des personnes qui n’ont pas forcément de toit, pas d’entourage, si la démarche de soin est difficile à mettre en place, comment on fait ? On est bien loin d’une réinsertion socioprofessionnelle là ! Qu’est ce qu’on fait si on n’a pas les moyens de loger ces personnes ? » (Mme LABORDE, Educatrice Spécialisée dans un CHRS).

Pour tenter de sortir de ces postures douloureuses qui relèvent aussi bien de contraintes organisationnelles que de l’engagement personnel des acteurs, les travailleurs sociaux des CHRS parcourus par les Espaces Rencontres semblent s’investir d’une capacité à « prendre soin » des personnes qu’ils reçoivent. « L’idée, c’est à la fois d’orienter les personnes vers un lieu plus approprié et aussi de faire du soin. Il faut que nous acceptions qu’en tant qu’éducateur nous faisons également du soin à notre niveau. Si les personnes décident de déposer leur mal-être chez nous, il faut qu’on l’accepte et qu’on travaille sur la réponse qu’on peut apporter.» (Mme LABORDE).

Ce « prendre soin » du travail socialn’est pas tant investi à partir des catégories nosographiques de la psychiatrie mais plutôt à travers la recherche d’une posture qui consiste à « écouter », « adopter une attitude bienveillante », « être plus authentique », « être plus en proximité avec l’humain qui se trouve derrière le malade ». « Les Espaces Rencontres m’ont permis d’avoir moins de certitudes figées, moins de craintes à entendre une personne, moins peur de leur maladie. Avant, je pensais qu’il fallait que j’ai des connaissances sur les maladies mentales, sur la pathologie. Aujourd’hui, je m’autorise à dialoguer avec ces personnes, à parler de leur souffrance, et surtout à parler de ce que ça nous fait à nous de les voir comme ça. Par exemple, je n’hésite plus à leur dire que je suis inquiète pour eux ou qu’ils me mènent en bateau et que je ne suis pas d’accord. On apprend à ne pas être dupe de tout, ne pas se laisser bouffer par les gens. […] L’équipe du CMP nous vulgarise avec ces gens-là. Ca amène à être plus humble, la personne est malade mais elle reste une personne, on est plus humain. […] on a un autre regard et peut-être une écoute meilleure de cette personne qui nous permet de la respecter plus, d’être plus bienveillant et de répondre de manière plus adaptée. […] Les Espaces Rencontres nous permettent de prendre de la distance par rapport à la situation et surtout de savoir comment on aborde la personne différemment.» (Mme DESPRISES, Conseillère en Economie Sociale et Familiale dans un CHRS.)

Dans cette recherche de posture clinique, les catégories de « patient », d’« usager » ou de « bénéficiaire » font place à la catégorie de « personne ». Cette manière de prendre l’individu et de le reconnaître, qui n’arrive généralement pas sans que ne soit interpellée la psychologie humaniste296, est attentive à ses ressources et permet d’améliorer sa capacité d’expression. Pour ce faire, l’une des fonctions des Espaces Rencontres est de superviser, au sens de compagnonnage, la posture clinique des travailleurs sociaux en proposant un étayage de leur propre capacité à appréhender leurs ressources et leurs expressions face à la souffrance de l’autre. Ce processus d’apprentissage d’une clinique humaniste amène les travailleurs sociaux à faire un pas de côté, à « prendre de la distance » et à s’interroger à nouveaux frais sur leur pratique. « Ca permet d’exprimer ses limites et de s’en saisir. On est responsable des personnes que l’on suit mais jusqu’où et comment est-on responsable ? Est-ce qu’il faut à tout prix que ces personnes soient dans la norme ? A quel prix ? […] on peut réfléchir à comment on peut tendre la main différemment à ces gens-là, sans se situer en permanence dans l’assistance. […] on ne peut plus faire l’économie du travail avec le CPA et on a tout intérêt à tisser des liens et à avoir des écoutes. […] on s’est dit qu’on devait essayer de travailler en paire.» (Mme LABORDE.)

Les Espaces Rencontres proposent ainsi de penser en commun la réponse à apporter en travaillant une posture d’« abordage ». Cette posture, étayée par le « toucher », le « conseil », les « suggestions » de l’équipe du CMP, possède sa propre stratégie : « contourner le problème », « prendre la personne sous un autre angle», « apprendre à ne pas parler à la personne de son problème directement et tout de suite. » Cette posture nécessite donc une certaine pratique de la latéralité plus que de la frontalité, une certaine pratique de son intériorité sans pour autant être dans l’analyse systématique de son ressenti et de son « contre-transfert ». « Au contraire de l’analyse de la pratique où on a tendance à se cibler principalement sur nos propres ressentis, là on parle de la personne, on parle aussi de ce qu’on peut ressentir par rapport à cette personne mais on parle surtout de la personne et comment l’aborder. » (Mlle LACOSTE, stagiaire éducatrice spécialisée dans un CHRS.)

Si les travailleurs sociaux sont amenés à redéfinir les limites de leur mission éducative c’est que la visée n’est plus tant celle de l’insertion (par le logement ou par le travail) mais celle qui permet de mettre en œuvre un processus d’autonomisation à partir de la démarche de soin. « On est là pour amener la personne vers l’autonomie et le mieux être dans cette société là. On parle de personnes qu’on connaît ensemble. » (Mme DESPRISES.)

Dès lors que la qualité de la réponse dépend de la qualité de l’étayage porté, comme dans le Réseau Santé Mentale Précarité, par le collectif, les différents protagonistes de la démarche de soin n’ont plus d’autre choix que d’être bien attachés entre eux, car c’est de cet attachement réciproque, de cette interdépendance, que dépendra la mise en œuvre ou non du processus d’autonomisation de l’individu. En tentant ainsi de conjuguer attachement et autonomie, les professionnels engagés dans ce dispositif proposent donc une forme de réponse pratique à la demande paradoxale : étayer collectivement le soin. Cette réponse n’est pas la finalité du dispositif mais elle en est un détour essentiel permettant ensuite d’aller aborder latéralement l’individu dans sa singularité, à travers ce que ces professionnels appellent « l’approche globale de la personne. » « [Parlant du « soin » prodigué au CHRS] On fait des entretiens, puis on peut donner les médicaments, les orienter vers, ou les accompagner vers le soin. Mais la question pour nous aujourd’hui c’est plus comment maintenir le lien ? On essaie alors de mettre en place un accompagnement global, ça peut être l’ouverture des droits, l’accès aux soins, la gestion du budget, les problèmes de justice, tout ça. On ne peut pas se restreindre à un seul de ces aspects. […] Les Espaces Rencontres permettent de prendre les gens encore plus dans leur globalité en prenant en compte le volet psy de la personne. » (Mme LABORDE.) Ou encore : « La prise en charge globale, ça veut dire ne pas s’intéresser qu’aux éléments médicaux mais aussi aux éléments de l’entourage : famille, logement, ressources financières. Je pense qu’aujourd’hui, c’est assez acquis au niveau des entretiens infirmiers chez nous. Pour ce faire, on remplit une macrocible, qui est un peu le résumé de la vie du patient et l’environnement en fait partie. […] La personne fait la démarche de venir jusqu’à nous ou alors elle est adressée par un acteur social, il ne s’agit pas de la renvoyer à trois semaines plus tard, on sait très bien que la notion de temporalité existe moins chez ces personnes, la demande c’est pareil, il peut y avoir une demande un jour précis puis ensuite elle s’éparpille. Ces personnes sont dans l’urgence, ça ne veut pas dire qu’il y a forcément une urgence mais il faut quand même répondre. Mais répondre, ça ne veut pas dire répondre précisément mais avoir une réponse quand même à ce moment-là. Pour répondre, il faut donc qu’on ait un certain nombre d’informations et ça, ça passe par l’entretien avec elle et sur son environnement. » (Mr CHASSEPEAUX, Cadre Infirmier de Proximité dans un CMP.)

Dans ces deux extraits d’entretien, on parle de globalité quand on met en œuvre un processus de « ciblage » qui passe par l’énumération des différentes « adresses » de l’individu. Dans ce processus, une adresse c’est le nom que l’on donne à tout ce qui pourrait ressembler à une attache. Le RMI, l’AAH, Emmaüs, un ami, la tutelle, le travailleur social, le juge, le psy, l’entourage, les objets sociaux, etc.… Comme nous l’avons vu plus haut, il s’agit de travailler les ressources de l’individu mais les ressources en termes d’attachement, le processus de « ciblage » permettant en quelque sorte de faire « le tour » de l’individu en multipliant les prises. A la fin de ce processus de ciblage, le professionnel de la relation d’aide aura réalisé un véritable travail de cartographie et de reconnaissance des ancrages et des attachements de l’individu, non pas pour réajuster les adressages (comme dans les procédures d’orientation) mais pour tenter d’articuler les différents attachements de l’individu. « L’autre jour, on a reçu cette personne de Bordeaux, qui était psychotique et en grande précarité, donc forcément c’était tout bizarre. On a mené une sorte d’enquête parce que moi j’ai passé mon temps à appeler partout. J’ai appelé la tutrice, le médecin qui la traitait depuis des années, Emmaüs, le CMP… tout ça pour que quand elle a vu le médecin l’après midi, on ait le maximum d’éléments. C’est assez rapide du coup, on avait même son traitement antérieur. C’est un peu comme une enquête globale en fait.» (Mr CHASSEPEAUX.)

Notes
293.

La mise en œuvre de procédures d’adressage peut avoir pour visée l’éducation de l’usager-patient mais, le plus souvent, elle est corrélative aux contraintes gestionnaires qui pèsent sur les institutions.

294.

TREMPLIN à Viriat, FAR à Bourg-en-Bresse, ENVOL à Ambérieu et ALPHA 3 A à Bellegarde.

295.

Cf. infra chap.7.I.2.L’« impasse psychosociale » comme socle de l’agissabilité.

296.

L’ouvrage le plus souvent cité par les cliniciens rencontrés est celui de Carl R. ROGERS, Le développement de la personne, Dunod, (1ière éd. 1968).