Critiquer. Nous pouvons observer qu’une des orientations constantes qui définit l’intervention clinique du CSMP est l’équilibre des activités dirigées vers différents mondes ; celui des malades, celui des cliniciens (du sanitaire comme du social), celui de la recherche et celui de la santé publique. Le CSMP non seulement accorde autant d’attention et de soutien à chacun de ces mondes, mais de plus il s’emploie à nouer des relations étroites et indéfectibles entre eux. Les enquêtes, évaluations, recherches menées au CSMP sont le barycentre où se croisent les informations recueillies en permanence par les référents. En s’appuyant sur une critique à la fois de la psychiatrie mandarinale et de l’organisation des soins par l’impératif gestionnaire, le CSMP déploie tout un ensemble d’activités locales étendues à l’échelle d’un département permettant de connaître les problèmes que vivent les agents de l’hôpital, et de les mettre en réflexivité. En sensibilisant à la fois la psychiatrie et le travail social, le CSMP va plus loin que la politique de secteur et établit des ramifications qui s’ancrent autant dans les structures et les professionnels de la psychiatrie que ceux du travail social.
Expérimenter. Le travail d’interdisciplinarité, d’interprofessionnalité, la construction d’espaces réflexifs hybrides (réunions bureau et plénière) constituent une démarche expérimentale visant à palier au pouvoir de la psychiatrie là où il fait défaut, dans ses relations avec le social. Ce faisant, nous observons l’émergence de nouvelles normes (la Charte) qui ne fonctionnent pas tant comme une nouvelle « bonne pratique » que comme un guide de l’agir dans le monde de la clinique (sanitaire et social). Sensibiliser c’est aussi normer en proposant une recomposition locale à la fois de la politique de psychiatrie publique et de la politique sociale. Les stratégies de lutte acquièrent de ce point de vue leur propre cohérence : tisser des liens originaux entre une multiplicité dispersée de points, c’est-à-dire, en définitive, organiser tactiquement des réseaux d’instabilité qui puisent leur force globale dans le fait qu’ils n’abolissent pas les singularités qui les composent, mais procèdent littéralement à partir d’elles. Nous pouvons reprendre ici à notre compte les remarques d’Isabelle ASTIER concernant l’évolution du métier de conseiller principal d’éducation, « il ne s’agit plus d’imposer par la voie hiérarchique traditionnelle mais d’être capable de mettre en lien, en relation, de travailler en partenariat. »312 Non seulement il s’agit pour les référents de sensibiliser leurs partenaires dans leurs structures de rattachement primaire mais, en même temps, il s’agit de lier étroitement recherche et pratique clinique de l’accompagnement, en un mot faire de la coordination.
Se rapprocher. Il leur faut alors s’extirper en permanence du confort de leur rôle professionnel pour investir une posture beaucoup plus labile qui consiste, en reprenant les propos de Frédérique GIULIANI au sujet de l’évolution de la relation d’aide sur les scènes du travail social, « à capter la particularité des situations affrontées par l’usager et à prendre en considération la façon dont il les vit. Le professionnel doit être capable d’évaluer avec acuité les contraintes qui désorientent l’usager, mais aussi toutes les ressources que sont capables de déployer ces acteurs composant avec elles au quotidien. Ainsi, les professionnels s’ajustent à l’expérience de l’usager. »313 En s’ajustant à ces singularités, à ces expériences, le CSMP se définit, dans une perspective latourienne, par « la capacité de chaque acteur à faire faire des choses inattendues aux autres acteurs »314.
Ces trois régimes cognitifs (critiquer, expérimenter, se rapprocher) sont une ressource pour agir pour les cliniciens de la précarité. Ils permettent aux cliniciens de s’impliquer à un niveau institutionnel, en leur donnant les moyens de faire face aux problématiques institutionnelles et cliniques que pose la précarité, comme nous pouvons l’observer, par exemple, avec le traitement de la demande paradoxale.
Nous avons vu que le traitement de la forme paradoxale de la demande, à travers les Espaces Rencontres CHRS-CMP, montre que cette demande de l’individu en situation de précarité a de particulier le fait qu’elle soit doublement située, à la fois du côté de l’expérience clinique qui doit prendre en compte des phénomènes de rupture de liens (sociaux, culturels, politiques), et également du côté des transformations des pratiques des professionnels de la relation d’aide qui doivent apprendre à expérimenter afin de concilier norme d’autonomie et pragmatique d’attachement. Mais ces deux côtés sont bel et bien liés dans la mesure où ces transformations rebondissent d’un niveau à l’autre, tant au niveau des soubassements théoriques des acteurs en présence (clinique éducative, clinique psychopathologique, psychologie humaniste), qu’au niveau des dispositifs préconisés et des disciplines qui les pensent (psychologie, sociologie). La double acception de la notion d’attachement joue ici un rôle essentiel de connecteur puisqu’elle fait sens à la fois au niveau des professionnels (on parle de leurs réseaux d’attachements) et au niveau des usagers/patients (on parle de leurs ressources en tant que personne).
Ainsi aujourd’hui, si « prendre soin » (avoir le souci) de l’autonomie de la personne semble constituer une visée commune du travail social et de la psychiatrie, ce « prendre soin » ne peut pas se réduire à une capacité rationnelle (éducative et/ou gestionnaire) visant à mettre en place des procédures d’adressage. Pour mettre au travail les attachements (en termes de ressource) de la personne, les professionnels de la relation d’aide sont amenés à travailler leurs propres interdépendances et donc à s’étayer les uns les autres. Cette langue commune de l’étayage, prend alors tout son sens puisque c’est elle qui permet de trouver un consensus à la fois au niveau de l’expérience clinique et au niveau des transformations des pratiques professionnelles. En renvoyant les professionnels à leurs interdépendances et en les amenant à co-construire l’accompagnement de la personne, la visée d’étayage permet d’articuler dans une même clinique des pratiques d’accompagnement (psychiatrique, psychologique, social, infirmier, voire pharmaceutique avec les PASS) qui étaient jusque là hétérogènes.
Les cliniciens de la précarité prennent soin collectivement de la relation d’aide en ayant le souci de ne pas organiser à la place de la personne sa circulation dans le réseau co-construit d’adresses. En cherchant à se tenir à la fois « en proximité » et à la « juste distance », la clinique qu’ils articulent opère un réajustement postural permanent qui nécessite de la mobilité et de la transitionnalité. En ce sens, cette clinique exige à la fois du transport (entre les institutions) et de la traduction (de langages et de savoirs entre les professionnels impliqués). Et c’est bien de ce double déplacement qu’elle tire la possibilité de sortir du versant de la paradoxalité pour fonder un accompagnement global et situé qui accroche la personne.
‘Mme ROUX, Médecin psychiatre en CMP. « C’est comme une maison, si les fondements ne sont pas bons ça ne tient pas debout. On est là pour apporter des échafaudages, pour étayer. »Pour résumer. Nous pouvons dire que l’intervention clinique du CSMP présente trois caractéristiques :
(1) c’est une clinique de suivi - à travers les activités d’accompagnement, il s’agit d’être en proximité de la personne ;
(2) c’est une clinique du parcours - à travers les activités d’étayage et de réticulation, il s’agit de construire une écoute collective, plurielle et institutionnelle du parcours de l’individu ;
(3) c’est une clinique sur site - à travers les activités de sensibilisation, il s’agit de territorialiser cette clinique dans des « cellules précarité » distribuées à l’échelle d’un département que ce soit dans le sanitaire (structures psychiatriques et médicopsychologiques) ou dans le social (CHRS, circonscription d’action sociale).
Ces caractéristiques de l’intervention clinique constituent le cœur des transformations marquant, d’une part, le passage de la psychiatrie vers la santé mentale, et, d’autre part, le passage d’une pratique de cure (on fait venir le patient/bénéficiaire à soi ; on mobilise des protocoles de soin dans le parcours du patient/bénéficiaire; on est un agent discipliné de l’institution) à une pratique de care (on se rapproche et on suit la personne ; on expérimente des réseaux d’instabilité afin d’être à la bonne distance dans le suivi du parcours des personnes ; on prend soin de la relation d’aide ; on critique et on lutte contre les pouvoirs dominants).
♣
ASTIER I., (2007), op. cit.,p. 154.
GIULIANI F., (2005), L’ordre pactisé des dispositifs d’accompagnement. Ethnographie de la relation d’aide sur quelques scènes actuelles du travail social, thèse pour le doctorat de sociologie, Université Lumière-Lyon 2, p. 352.
LATOUR B., (2006), Changer de société, refaire de la sociologie, Paris, Editions La Découverte, p. 190.