– Deuxième partie –
une clinique des parcours de vulnérabilité

‘Les réunions plénières se succèdent. Cela va faire maintenant plus d’une année que je chemine sur le terrain. Que de cas évoqués, que de situations éprouvées, que d’impasses formulées. Je crois que j’ai entendu au cours de toutes ces réunions plus d’une centaine de « cas cliniques » et autant de mises en intrigues différentes. A chaque fois, le mot « précarité » est là, à toutes les sauces, avec toutes les déclinaisons possibles. Ce terme qui vient comme répondre à une impossibilité de captage, d’appréhension de l’autre, évoque en moi l’incertain, l’indéterminé, mon raisonnement semble se confondre avec la question (fermée) que se posent sans cesse les cliniciens : la précarité a-t-elle un seul visage, une seule figure ? Bien entendu tout le monde s’accorde pour dire que non, une négation qui véhicule le sensible d’une impuissance à agir face à un ennemi protéiforme. Tout se passe comme si la reconnaissance de cette impuissance partagée, de cette non maîtrise commune de la situation, permettait en soi d’éclairer la relation avec la personne et d’agir. Je crois qu’il me faut vivre ce travail de reconnaissance-là.
Extrait de mon cahier de notes personnelles (juillet 2007).’

« Que faire quand on ne sait plus quoi faire ? » 316

A l’hôpital psychiatrique, au Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale ou au Centre Médico-Psychologique, en circulant sur les terrains nous permettant d’appréhender les actions du CSMP, nous avons sans cesse rencontré les mêmes questions : comment attraper les « personnes en situation de précarité », que faire pour ces personnes qui ne demandent rien ? Quels nouveaux dispositifs pouvons-nous inventer ? Autant de questions qui en amènent toujours une autre préalable : qui sont ces êtres étranges que l’on appelle « personne en situation de précarité » ?

Des fous ? Des sans (sans domicile fixe, sans papiers, sans part) ? Des fainéants ? Des vieux ? Des jeunes ? Des alcooliques ? Des travailleurs pauvres ? Des divorcés ? Des anarchistes ? Des poètes ?... Diverse et mouvante, la population des « personnes en situation de précarité »déconcerte les professionnels lorsqu’ils essaient de la saisir. Difficile à quantifier317, multiforme dans sa dénomination318, cette catégorie semble ne pas posséder de limite quant aux formes et figures qu’elle peut prendre en fonction des mondes rencontrés. A la fois partout et nulle part, dans la rue comme dans des appartements, dans le sanitaire comme dans le social, elle semble venir tenter de traduire à chaque fois une souffrance hétérogène, difficile à définir (psychique, sociale), floue, aux limites incertaines, perçue comme obscure et potentiellement dangereuse pour la plupart des professionnels qui maîtrisent le diagnostic et ses classifications bien rodées. « Etats limites » lanceront alors certains, comme une ultime tentative de mettre en mot l’indétermination du phénomène qui les confronte.

La précarité n’entre dans aucune catégorie figée et immobile, aucun état psychique ou social, aucun groupe, aucune population spécifique ne la caractérise à elle seule. Tout juste les « cliniciens de la précarité », comme ils se nomment eux-mêmes, arrivent à recouper quelques symptômes partagés avec tant d’autres pathologies que l’indétermination du diagnostic devient presque Le diagnostic.

Comme nous l’avons déjà vu dans la première partie de ce travail, la plupart des cliniciens s’accordent à dire que la précarité n’est pas un « état » figé et immobile. Bien au contraire, il s’agirait plutôt d’un « processus ». On entend alors parler de « processus de chute », « processus de casse », « processus de perte » ou encore de « processus de précarisation » 319.

‘« La précarisation ou l'exclusion sociale se définissent comme des processus multidimensionnels, se déclinant à la fois dans le domaine professionnel et relationnel. Ils peuvent également toucher d'autres domaines sociaux comme le logement, l'accès aux soins par exemple. Les individus les plus touchés par ces processus de précarisation sont d'abord ceux qui vivent dans des situations de grande vulnérabilité sociale : enfants descolarisés, jeunes non qualifiés, chômeurs de longue durée, populations travaillant avec de bas revenus, jeunes ayant des emplois précaires, mères célibataires vivant avec de bas revenus etc.… Mais au delà de ces situations, la précarité concerne aussi un nombre de personnes qui sont - objectivement ou qui se sentent - menacées par l'évolution d'une société dont les règles ont été brutalement modifiées et qui risquent, si la précarité de leur emploi se cumule avec d'autres handicaps, de glisser progressivement vers la grande pauvreté et l'exclusion, compromettant ainsi gravement leurs chances de réinsertion sociale. »
Haut Comité de Santé Publique, (1998), La progression de
la précarité en France et ses effets sur la santé
, ENSP, p 11-27.’

Cette dernière proposition qui généralement inclut les premières, comme le syndrome inclut les symptômes, montre la volonté d’attrapage de l’inattrapable, comme pour insister de façon redondante sur le caractère mouvant, incertain, complexe et multiple de la dynamique de désaffiliation320. Autant de propositions qui, au fur et à mesure de leurs énonciations dans les colloques, séminaires, séances de supervision ou groupes d’échanges des pratiques, établissent une nouvelle nomenclature, qui vient s’ajouter lorsqu’elle est mal comprise à la liste des figures potentielles de la précarité. En saisissant la précarité comme un détachement de « ce qui a été péniblement attaché dans la longue et incertaine construction sociale de soi »321, les professionnels du sanitaire et du social agissent comme s’ils cherchaient en permanence à lui ré-attacher des figures multiples que finalement la notion de processus permet d’articuler et d’enchaîner. En fonction de l’institution, de l’association, du dispositif, du professionnel que rencontre l’individu en situation de précarité, il sera plus ceci ou plus cela, pris à un endroit, à un moment de son processus de précarisation.

Afin de mieux comprendre les enjeux sociologiques qui accompagnent cette notion de « processus de précarisation », nous allons entrer dans cette seconde partie avec tout un ensemble de récits d’expérience clinique que les cliniciens de la précarité nous ont confiés lors d’entretiens, de réunions de travail ou encore lors de journées d’étude.

Note méthodologique sur ma posture de recherche
Un peu à la manière de BOURDIEU dans La misère du monde, ces récits d’expérience clinique peuvent être perçus comme des petites nouvelles qui me semblent tout à fait essentielles à la juste compréhension des postures cliniques rencontrées et sur lesquelles je reviendrai dans la troisième partie de ce travail. Ces nouvelles n’ont pas été écrites par moi-même mais bien par les cliniciens de la précarité eux-mêmes. Si pour eux, il s’agit bien souvent d’ « étude de cas » ou de « situation clinique », des sortes de récits cliniques qui permettent d’exposer la « problématique » des personnes en souffrance, pour moi ce sont des mises en intrigue de ces cas et situations, des récits qui donnent à voir d’une part la manière dont ils élaborent leur clinique, d’un point vue théorique et pratique, et d’autre part, la manière dont ils sont affectés lorsqu’ils font l’expérience d’aller au chevet de ces personnes en souffrance. J’ai donc choisi de les appeler « récits d’expérience clinique » pour rappeler que la sociologie que je mets en œuvre n’est pas une sociologie clinique mais bel et bien une sociologie de la clinique. C'est-à-dire une sociologie qui s’intéresse aux phénomènes sociaux et normatifs qui relèvent du cadrage de la problématique de la personne en « étude de cas » ou « situation clinique ».
Il n’en reste pas moins que dans cette seconde partie, il s’agit donc, à mon tour, de me laisser toucher, affecter, subjectiver en quelque sorte, par cette mise en récit des cliniciens. Je pense en effet, qu’avant de pouvoir objectiver un objet encore faut-il avoir été soi-même affecté322 et subjectivé par lui323. En effet, l’appréhension de la perception qu’ont les cliniciens des vies ordinaires des personnes en situation de précarité, suppose d’avoir à l’esprit ce que sont ces vies ordinaires, ce qui les constitue autant que ce qui les fait agir. Ce faisant, je suis la mise en garde de Michel FOUCAULT : « Peut-être sommes nous trop voués au commentaire pour comprendre ce que sont des vies »324. Il ne s’agit cependant pas pour moi de tomber dans l’excès inverse qui consisterait à s’indigner devant ces expériences de la précarité, et de les voir comme des expériences de l’injustice fournissant des indicateurs sur une symptomatologie des souffrances sociale et psychique. En tentant de reconstruire une conception cohérente de la précarité à partir des récits d’expérience des cliniciens, je ne prétends pas prononcer une typologie définitive de ce qu’est la précarité d’un point de vue psychopathologique. Ma sociologie ne se substitue pas à la psychologie ou à la psychiatrie, comme évoqué en introduction de cette thèse. Là encore, l’objectif est plutôt de proposer une tentative de synthèse à partir des éléments théoriques et pratiques que m’apportent les cliniciens qui se disent « de la précarité », que ce soit du côté de la psychiatrie ou du côté du travail social afin d’analyser les formes de traitement clinique de la précarité. Je m’en tiendrai donc, dans cette seconde partie, à décortiquer le récit que tiennent ces cliniciens sur la précarité, récit véhiculant affects, représentations, valeurs autant de caractéristiques qui me permettront progressivement de typologiser les formes d’intervention clinique des cliniciens de la précarité.
Notes
316.

« Que faire quand on ne sait plus quoi faire » est le titre d’une journée de rencontres interprofessionnelles organisée par le CSMP au mois de mai 2007.

317.

Cf. à ce propos les articles de Gaël De PERETTI, « Sans domicile : une cible mouvante », Recherches et Prévisions, n°85, INSEE, septembre 2006, p. 39-50, et de Cécile BROUSSE, « Définir et compter les sans abri en Europe : enjeux et controverses », Genèses, n°58, 2005, p. 48-71.

318.

Certains cliniciens parlent de « Sans Dénominations Fixes » (QUESEMAND ZUCCA S., (2007), op. cit., p. 20). Cet ouvrage de Sylvie QUESEMAND ZUCCA a été présenté par Mr TABARY lors de la réunion plénière du 29 juin 2007. Mr TABARY relève notamment ce passage : « Difficiles à quantifier, ils sont également difficiles à nommer, sinon par cette terminologie essentiellement privative : « sans domicile fixe » (SDF) ou dans certains textes : « sans domicile » (SD), « sans-abri », sans logement, sans travail et, pour une partie d’entre eux, « sans-papiers ». On pourrait rajouter, quand cette vie dans la rue s’inscrit dans la durée : sans affiliation, sans socialisation, sans liens et, finalement, sans véritable perception des limites d’une existence et d’un corps devenus sans forme. En somme, le manque ou la perte de toute identité. Toutes ces dénominations privatives donnent avant tout à entrevoir la silhouette banalisée d’un homme, d’une femme, d’un adolescent, qui risque de finir par s’absenter de lui-même, à force d’être absent de nos préoccupations sociales de réciprocité. » QUESEMAND ZUCCA S., (2007), op. cit., p. 21-22.

319.

Nous retrouvons ces expressions essentiellement dans les corpus doctrinaux mobilisés par les référents du CSMP et qui appartiennent au champ théorique de la clinique psychosociale : Cf. par exemple, FURTOS J., (2000a), op. cit. p. 23-32, ou encore FURTOS J., « Souffrir sans disparaître », dans FURTOS J., LAVAL C. (dir.), (2005), op. cit., p. 9-38. Cependant, ces expressions sont devenues communes, notamment à partir du rapport Lazarus (1995), et sont passées dans le langage courant de l’action publique comme le montre cet extrait de rapport du Haut Comité de Santé Publique.

320.

Dans son ouvrage Les métamorphoses de la question sociale : une chronique du salariat, (1995), Robert CASTEL interroge l’utilisation « inflationniste » de la notion d’exclusion, qui recouvre selon lui des notions indéterminées et hétérogènes. « Un chômeur de longue durée est un « exclu », aussi bien qu’un jeune de banlieue. Or ces gens n’ont ni la même trajectoire, ni le même destin, ni le même vécu... C’est en outre une notion dangereuse dans la mesure où elle conduit à focaliser sur les marges un problème qui s’origine en amont. » Il propose alors d’interroger plutôt les trajectoires, les processus et les mécanismes de l’exclusion qui conduisent certains individus à devenir « désaffiliés ». Il justifie ce terme par le fait que la situation sociale d’alors était marquée par un ébranlement qui avait affecté la condition salariale (chômage massif, précarisation des situations de travail, inadéquation des systèmes classiques de protection à couvrir ces états, multiplication d’individus qui occupent dans la société une position surnuméraire). Cet ébranlement aurait entraîné une présence, apparemment de plus en plus grande, d’individus placés comme en situation de flottaison dans la structure sociale, et qui peupleraient ses interstices sans y trouver une place assignée. Selon lui, le « grand intégrateur » (support privilégié d’inscription dans la structure sociale), que constitue le travail, aurait perdu de sa prévalence, entraînant le « décrochage » d’un certain nombre d’individus et une vulnérabilité accrue du positionnement social. Les exclus, précise Robert CASTEL, « sont tellement atomisés, ils sont tellement inutiles, qu’ils ne sont porteurs d’aucune alternative à l’état des choses actuel. Par contre, leur existence met en question la conception que la société doit exister comme un tout… S’il y a effectivement des gens coupés à la fois des circuits de production, d’utilité et de reconnaissance sociale, il se dessine un mode de société dans lequel les membres ne sont plus liés par ces relations d’interdépendance […] qui font qu’on peut parler d’une société comme d’un ensemble de semblables ». L’évolution de la compréhension de l’exclusion sociale, en termes de dynamique de désaffiliation et de processus de précarisation, sera au cœur de la clinique psychosociale élaborée par Jean FURTOS (2000a). Ce faisant, nous pouvons dire que la clinique psychosociale est une clinique castellienne.

321.

LE BLANC G., (2007), op. cit., p. 14. Cet ouvrage de Guillaume LE BLANC a été mobilisé par les référents du CSMP lors de la réunion plénière du 29 juin 2007.

322.

FAVRET-SAADA J., « Etre affecté », Gradhiva, n°8, 1990, p. 3-9.

323.

Je rejoins ici la démarche de Pierre BOURDIEU qui précisait que « pour comprendre ce qui se passe dans des lieux qui, comme les « cités » ou les « grands ensembles », et aussi nombre d’établissements scolaires, rapprochent des gens que tout sépare, les obligeant à cohabiter, soit dans l’ignorance ou dans l’incompréhension mutuelle, soit dans le conflit, latent ou déclaré, avec toutes les souffrances qui en résultent, il ne suffit pas de rendre raison de chacun des points de vue saisi à l’état séparé. Il faut aussi les confronter comme ils le sont dans la réalité, non pour les relativiser, en laissant jouer à l’infini le jeu des images croisées, mais, tout au contraire, pour faire apparaître, par le simple effet de la juxtaposition, ce qui résulte de l’affrontement des visions du monde différentes ou antagonistes : c'est-à-dire, en certains cas, le tragique qui naît de l’affrontement sans concession ni compromis possible de points de vue incompatibles, parce que également fondés en raison sociale. » BOURDIEU P., (1993), « L’espace des points de vue » dans La misère du monde, Paris, Seuil, p. 13.

324.

FOUCAULT M., (1976), La volonté de savoir, Droit de mort et pouvoir sur la vie, Paris, Gallimard, p. 108.