Chapitre 3 - Une clinique qui demande beaucoup d’adresse(s) : l’exemple de la prise en charge d’Émilio

‘« Il n’y a pas, il n’y a jamais eu d’individu « isolé », sans attaches sociales. Il n’y a que des individus historiquement socialisés, en situation, et pour qui l’épreuve de se tenir, à la suite de la rencontre de l’injonction de maîtrise de soi et des transformations des liens sociaux, se révèle de plus en plus problématique. Cette conclusion simple implique que la question sociologique initiale de l’individu dans la condition moderne renvoie en priorité, avant même celle de la détermination de son action ou de la signification de son action, à la manière dont il se tient. »
MARTUCCELLI D., (2002), op. cit., p. 62.
« L’attachement à une seule structure en psychiatrie semble conduire à l’échec. »
Mr TABARY, extrait du cahier de notes personnelles,
réunion plénière, mars 2007.’

Ce chapitre vise à entrer plus en profondeur dans la description analytique des pratiques cliniques émergentes face aux expériences de la vulnérabilité à partir de l’investigation des formes d’individuation par lesquelles la personne en situation de précarité se tient et est tenue de l’extérieur. Autrement dit, il s’agit d’étudier les formes cliniques de sociabilité de l’individu à partir des relations formelles et informelles qu’il entretient dans son réseau d’attachements sanitaire et social. Nous poursuivons ainsi notre compréhension du croisement des dynamiques et des parcours de vulnérabilité (les problématiques de rupture de liens) avec les diverses modalités de prise en charge collective et individuelle (organisation, coopération). Pour ce faire, nous allons nous appuyer sur l’exemple de la situation d’une personne en situation de précarité, que nous appellerons Emilio, et nous allons étudier ce que nous appelons sa « constellation sanitaire et sociale ».

Le terme de « constellation » est emprunté à Michel LECARPENTIER dans un article paru sur le site internet de la Clinique de La Borde325. Ce terme s’inscrit donc dans la continuité de la démarche proposée par les tenants de la psychothérapie institutionnelle. Nous avons choisi de garder ce terme appartenant à la clinique car il est issu pour nous d’une intuition clinique que nous avons eue dès le départ de ce travail de thèse qui consistait à « sentir » que les dispositifs-réseaux « remuent le contre-transfert » comme disait TOSQUELLES.

Autrement dit, et c’est là l’hypothèse forte de ce chapitre, nous pensons que les dispositifs-réseaux s’informent (au sens de prendre forme) de l’ensemble des traitements subjectifs et intersubjectifs des problèmes.

Une constellation sanitaire et sociale est une représentation schématique du parcours d’un individu dans son réseau sanitaire et social326 de sociabilité. Décrire cette constellation nous permet de comprendre (1) comment sont rassemblés tous ceux qui, acteurs sanitaires et sociaux, se trouvent en position d’être attachés à un individu et de partager sa connaissance (ce qui constitue l’objet de ce chapitre), et (2) par quoi ces acteurs sont-ils attachés.

D’un point de vue méthodologique, nous rappelons qu’il ne s’agit pas pour nous d’essayer de saisir les expériences de la vulnérabilité d’Emilio directement à partir de son récit biographique et des perceptions de ses propres changements intérieurs, il s’agit plutôt de les saisir à partir des agents et des institutions au milieu desquels il se déplace dans son parcours sanitaire et social parce qu’il y est attaché et qu’il attache, d’une manière ou d’une autre.

Emilio, la cinquantaine, erre depuis une quinzaine d’années entre la rue et différentes institutions sanitaires et sociales de Bourg-en-Bresse. Tout le monde semble le connaître. On parle de lui à l’hôpital psychiatrique, au centre d’hébergement et de réinsertion sociale, au service des urgences de l’hôpital général, au centre de postcure, au 115. Si ses différents déambulements traduisent sans nul doute l’expression d’une problématique spécifique propre aux grands « errants psychiques »327, ils viennent également pointer les impasses traditionnelles dans lesquelles se trouvent ces institutions dans leurs tentatives de soigner Emilio et bien avant cela de le rendre accessible aux soins en tentant de trouver chez lui une accroche, une prise. Parce qu’Emilio, bien sûr, n’est pas en demande de soins, et ce, malgré le fait qu’il soit alcoolique, épileptique, énurétique. Faute de pouvoir se saisir d’Emilio en tant qu’ « individu soignable », l’on tente de s’en saisir en tant que « cas », « situation », « problématique », autant de vocables qui émergent sur d’autres scènes que celle de la relation d’aide directe, plus collectives celles-ci, comme nous avons pu l’observer par exemple aux réunions du Réseau Santé Mentale Précarité au mois de janvier 2007 ou encore à l’Espace Rencontre CHRS-CMP au mois de février 2007. La question qui se pose à tous les professionnels que rencontre Emilio est : comment travailler son accessibilité au soin, autrement dit, comment travailler sa « soignabilité » ?

Le parcours d’Emilio est typique des personnes en situation de précarité qui interpellent indirectement le CSMP en activant le réseau des professionnels sanitaires et sociaux pour tenter de traiter collectivement le problème, c’est une des raisons pour laquelle nous l’avons choisi.

Note méthodologique sur ma posture de recherche
Ma rencontre avec la situation « Emilio » débute lors de la réunion du RSMP en janvier 2007. Au cours de cette réunion, se succède tout un ensemble de situations qui placent les professionnels en présence en situation d’échec. Moins d’un mois plus tard, sans que j’en fasse la demande, la situation d’Emilio est une nouvelle fois évoquée dans un deuxième espace d’écoute collective et plurielle ; l’espace rencontre CHRS-CMP du CHRS « Tremplin ». Face à la répétition de l’occurrence de cette situation dans ces espaces collectifs, je choisis de me laisser à mon tour agir par elle, ne serait-ce que pour suivre l’agir collectif des cliniciens. A travers le parcours d’Emilio, je décide donc de suivre les cliniciens de ce parcours. Cependant, je suis bien conscient qu’en décidant de suivre « Le cas » qui émerge un peu partout dans ces collectifs, je laisse implicitement de côté, les autres cas, plus discrets dont les cliniciens ne parlent pas ou peu. Ce faisant, je participe à la dynamique collective qui est, d’une certaine manière, excluant. Ce qui m’intéresse par rapport à ce « cas » c’est qu’il me permet justement d’obtenir des informations sur la nature des problématiques permettant aux professionnels de réfléchir, de retrouver qui ils sont, de tenter, comme nous le verrons, de résoudre des conflits institutionnels et pratiques. Emilio agit un peu à la manière d’un mythe unificateur et c’est justement cet agencement, en ce qu’il fait collectif, qu’il nous intéresse de décortiquer dans ce troisième chapitre. D’autres « cas » seront étudiés dans le chapitre 4.

Le parcours d’Emilio est marqué par treize étapes qui s’enchaînent, au rythme des réponses apportées, lesquelles sont toujours accompagnées d’un sentiment d’impuissance à agir du côté des professionnels.

Note méthodologique
Ces étapes ne reflètent pas la totalité du parcours d’Emilio. Elles sont le produit d’une mise en récit (celui du sociologue) déclenchée par une tentative de « remonter » le parcours d’Emilio. Cependant du fait que j’ai été orienté par les professionnels plutôt que par Emilio, le parcours d’Emilio étudié ici est le mélange de perceptions des professionnels et d’une reconstitution effectuée par moi-même. C’est une mise en récit construite par moi-même qui retrace l’histoire institutionnelle d’Emilio. La vie d’Emilio n’est pas en question. Elle est peut-être meilleure ou bien pire que ce qui va être dit ici, mais cela ne constitue pas l’objet de cette recherche, je n’ai pas souhaité rencontrer Emilio.
Enfin, je tiens également à préciser que cette liste d’étapes n’est pas exhaustive car selon les professionnels rencontrés, Emilio a été en relation avec le Centre de Cure Ambulatoire en Alcoologie de l’Ain. Malheureusement le psychologue qui avait suivi Emilio est parti définitivement aux Etats-Unis et n’a pas répondu à mes sollicitations avant son départ. D’autres institutions et donc d’autres professionnels ont pu m’« échapper ». Il est donc utile de rappeler ici que je ne cherche pas l’histoire institutionnelle totale, mais la manière dont cette histoire est mise en sens et articulée par les professionnels du parcours d’Emilio.

Un moment du parcours de vulnérabilité d’Emilio

  • Janvier 2006 : Première rencontre avec Mlle CLERC (Permanence d’Accès aux Soins de Santé de Fleyriat) ;
  • Avril 2006 : Exclusion du Centre d’Hébergement et de Réinsertion Sociale (CHRS) « Tremplin » ;
  • Printemps 2006 : Rendez-vous manqué avec le CHRS « L’Envol » à Ambérieu ;
  • Juin 2006 : Réunion de suivi réunissant tous les partenaires du soin autour du cas Emilio ;
  • 2 juin au 22 août 2006 : Séjour en Hospitalisation à la Demande d’un Tiers (HDT) au service « Epidaure » du Centre Psychothérapique de l’Ain (CPA) ;
  • 22 août 2006 au 31 août : Séjour au centre de postcure « Hélios » ;
  • 31 août au 13 septembre 2006 : Séjour en Hospitalisation Libre (HL) au service « Epidaure » du CPA ;
  • 13 septembre au 19 septembre 2006 : Séjour au centre de postcure « Hélios » ;
  • 19 septembre 2006 : Arrivée au Centre d’Accueil Permanent (CAP) du CPA ;
  • 19 au 27 septembre : Séjour en HL au service « Epidaure » du CPA ;
  • Décembre 2006 à mars 2007 : 111 appels d’Emilio au 115 ;
  • 29 janvier 2007 : Réunion du Réseau Santé Mentale Précarité (RSMP), évocation du cas Emilio ;
  • 26 février 2007 : Espace Rencontre au CHRS « Tremplin » autour du cas Emilio.

Pour chacune de ces étapes, nous avons effectué une monographie selon la même méthodologie qui nous a servi pour décrire le CSMP. Nous nous sommes ainsi intéressés (1) au cadre de l’action, (2) au parcours d’engagement de(s) l’intervenant(s), aux références théoriques et cliniques mobilisées (les corpus doctrinaux de référence) et (3) au récit de l’intervention. Ce chapitre vise à rendre compte de ces monographies en restant volontairement assez près du récit des intervenants rencontrés.

Notes
325.

LECARPENTIER M., Psychiatrie de Secteur, Réseau et constellation sanitaire et sociale, 22 avril 2001, article publié sur le site internet de la clinique de La Borde. http://www.cliniquedelaborde.com/

326.

Le postulat sous-jacent à cette proposition consiste également à penser, avec MARTUCCELLI que « c’est bien de la place d’un individu au sein d’un réseau, de la nature de son articulation à celui-ci et de sa forme, que provient l’intelligence ultime du social. » MARTUCCELLI D., (2002), op. cit, p. 68.

327.

PITICI C., (2006), De l’enfouissement psychique à la scène d’amarrage : actualisation de l’indéterminé chez l’errant, thèse pour l’obtention du grade de docteur en psychologie de l’Université Lyon2. Colette PITICI est psychologue clinicienne, analyste de la pratique des psychologues RMI du CSMP, et intervenante lors de la journée du 31 mai 2007 organisée par le CSMP sur le thème de « L’impasse psychosociale ». Ces différents travaux font partis des corpus doctrinaux du CSMP.