Les interventions visant à autonomiser les personnes : discours du « bougez-vous » et « lieux intermédiaires »

Moniteur de ski exerçant en libéral, Mr NOMAD chef de service du 115, a tout d’abord débuté par une carrière de sportif. Puis, assez rapidement, suite à un grave accident qui l’empêche de poursuivre cette activité, il s’engage en 1987 dans une formation de moniteur éducateur puis d’éducateur spécialisé en 1993. Après sept années passées dans la « prévention spécialisée », il devient, en 2000, chef de service d’un dispositif de médiation nocturne appelé « Correspondants du soir », dans les quartiers difficiles de Bourg-en-Bresse. Une des particularités de ce dispositif est que ces « Correspondants », recrutés directement dans ces mêmes quartiers difficiles, ne sont pas diplômés du travail social. Formés sur le tas, ces « emplois jeunes » sont employés comme médiateurs sociaux et « déambulent » principalement le soir et la nuit. « Le principe de base était que si on voulait que cela aille mieux socialement c’était pas forcément la peine de passer par la sécurisation et la répression mais bien plus par une présence physique, dans une dimension et dans un contexte précis avec une volonté de médiation sociale. […] Donc, concrètement, ils tournaient sous équipes de trois personnes, en permanence en trio, sur l’ensemble du secteur. Ce que j’appelais moi, un petit peu, la déambulation, ils déambulaient dans l’espace public. Ils n’étaient pas dans l’agir. Le travail qui était fait c’était un travail de présence dans un premier temps. Donc il s’agissait un peu de prendre la mesure de la réalité du terrain et des espaces occupés, comment s’articulaient les espaces entre eux. De se donner déjà une première observation de ça, d’en faire un premier retour. Et en fonction de ça de trouver un sens dans les déambulations, de donner un sens à la déambulation en ayant repéré un peu les endroits où il y avait des problématiques, par exemple de nuisance nocturne, de façon à se trouver dans ce temps-là, au moment où on allait constater les nuisances nocturnes ou en tout cas au moment où les gens s’en plaignaient et d’être dans une fonction de veille technique. On s’appuyait sur la notion de bâti, d’immeuble pour faire passer l’équipe et en même temps que cette équipe faisait sa veille technique pour voir si tout allait bien, si les ordures avaient été effectivement déblayées, si les caves, les encombrants avaient été enlevés, si les caves étaient fermées ou pas, on s’appuyait sur la veille technique pour pouvoir se mettre en lien avec des populations qui pourraient être errantes la nuit. » (Mr NOMAD).

En cherchant à se démarquer de la prévention spécialisée qui intervient selon Mr NOMAD sur des publics (trop) spécifiques en termes d’âge et de problématiques, ces correspondants du soir avaient pour mission de se tenir à l’écoute d’un large éventail de problèmes (« conflits de voisinage, conflits générationnels, problèmes de couple ou avec les enfants ») et de publics (« jeune, vieux, femme, homme, communauté »). Ainsi émergeait chez Mr NOMAD une réflexion sur une certaine pratique de « déambulement généraliste », réflexion qu’il tenta d’approfondir à travers la réalisation d’un DESS349 de sociologie appliquée au développement local. Malheureusement fin 2004, le service des correspondants du soir fermait ses portes et le DESS qui reposait essentiellement sur ce terrain d’étude fut arrêté.

Dès l’année 2000, Mr NOMAD s’inscrit au Réseau Santé Mentale Précarité de Bourg-en-Bresse suite à une demande formulée auprès de Mr HUNTER qui avait été son professeur lors de ses études de moniteur éducateur. La demande de Mr NOMAD était liée au fait que les Correspondants rencontraient des personnes qui avaient des « problématiques psychiques voire psychiatriques » et qu’il ne souhaitait pas que les Correspondants restent isolés avec ces problématiques (addictions, toxicomanies, troubles du comportement). Pour Mr NOMAD, la participation au RSMP a entraîné des repositionnements importants sur la pratique des Correspondants. « Je me rappelle une situation où il y avait un besoin de ne pas atteindre la personne dans son enveloppe, dans son intégrité. Lorsqu’on est trois face à une personne qui ne va pas très bien, et qu’on se trouve dans son espace privé, son domicile, il faut faire attention à la position que l’on prend. Pour essayer d’apaiser la personne, les correspondants se sont approchés d’elle mais à trois ils ont très vite senti qu’il ne fallait plus qu’ils approchent. La personne s’est sentie enserrée. Donc on a retravaillé cette question-là au réseau pour arriver à s’interroger sur comment quelqu’un qui peut paraître complètement déstructuré à un agir qui a quand même du sens pour elle ? Il nous fallait prendre en compte son agir sinon on déshumanise et on va dire de toute façon il est barge. Alors que là, on va dire que ce qu’il trimbale avec lui aujourd’hui fait qu’il n’est pas dans son état normal mais que cet état anormal, d’agression, répond aussi à une forme d’expression. Ce que je veux dire c’est que la complexité du schéma d’un sujet, bien malin celui qui la comprend totalement. Travailler avec la santé mentale nous permet d’apporter de prendre conscience de cela. On peut rencontrer dans l’espace public des gens qui vont mal. Tout ce qu’ils peuvent mettre en acte est à comprendre autrement que de dire de toute façon c’est un barge, il n’y a rien à faire. Ca s’apprend ça. […] Pour les personnes qui sont en rupture de traitement par exemple et qui errent dans les structures sociales parce que l’hôpital psy ne peut plus les accueillir, il faut qu’il y ait une dynamique qui s’installe chez les travailleurs sociaux, pour donner l’envie au sujet concerné de retourner vers la santé mentale, pour se remettre en adéquation avec son traitement de stabilisation, et de continuer cet état d’avancement du retour de la personne relevant de la santé mentale dans l’espace public. Sans qu’on soit en face de quelqu’un qu’on identifie comme étant un forcené, que le regard collectif, ou la conscience collective, le dénonce comme étant forcené, donc dangereux.» (Mr NOMAD).

Les moyens d’un tel idéal de reconnaissance de l’agir créateur des individus en situation de précarité (« prendre en compte son agir ») se situent pour Mr NOMAD dans un équilibre sans cesse à construire entre une autorité à visée éducative350 et une écoute empathique. Cet équilibre, le chef de service du 115 dit l’avoir trouvé à travers le poste qu’il occupe au sein de l’ADSEA depuis 2005 comme responsable de l’équipe pluridisciplinaire qu’il a mis en place au sein du CHRS « La parenthèse ». « Hier soir j’étais avec quelqu’un, j’étais à la limite de déclencher une hospitalisation par un tiers, je ne lui ai pas laissé le choix, je suis resté à distance, je lui ai serré la main pour lui dire bonjour, je ne suis pas rentré dans le périmètre où il était, parce que je le voyais suffisamment agité pour pas rentrer dans ce périmètre, ce n’était pas la peine d’en remettre une couche, par contre je lui ai signifié qu’on était dans un froid réel, et il me disait foutez moi la paix, alors je lui disais oui, j’entends bien mais pour que je vous foute la paix, il faut que vous me foutiez la paix aussi. Et donc la demande que je vous formule aujourd’hui, c’est qu’il fait – 10°C, vous êtes alcoolisé, et moi en tant que responsable, je ne peux pas vous laisser dehors, auquel cas si je dois partir sans vous avoir raccompagné dans votre chambre parce que vous avez une chambre qui vous attend à un endroit précis, c’est une chambre que vous connaissez, vous savez très bien où elle se trouve, je ferais ce qu’il sera de mon devoir, j’appellerai les secours. Voilà, c’est ce travail-là aussi. L’autorité a aussi un sens là. » Pour Mr NOMAD, il semble qu’exercer son autorité sur une personne permet de lui faire prendre conscience de ses responsabilités. Le travail de proximité est alors tout entier au service de l’activation des individus. « Au 115 on s’interroge : est-ce que c’est la mise à l’abri qui compte ou ce travail fastidieux de proximité et de contact quotidien jusqu’à un moment donné la personne se dise qu’effectivement je suis vraiment fatiguée d’être dans ce truc-là et j’ai envie d’en sortir. […] Nous avons refusé, notamment au début un certain nombre de choses qui existaient auparavant, notamment les appels groupés. J’ai dit aux écoutants, c’est hors de question. Quand une personne appelle c’est pour elle, ce n’est pas pour une autre personne. C’est pour ça que j’ai dit dans la presse qu’on est dans une logique de centrale de réservation d’hôtel. Il y a une personne qui appelait pour 7. Elle connaissait bien l’histoire, et qui naviguait entre le Far, Tremplin, les hôtels, ils faisaient leur mayonnaise et restaient dans une forme de clientélisme : c’est insupportable. Au même titre, on doit aider la personne en lui disant attendez, ça fait deux fois que vous nous appelez en deux jours, vous voulez faire ça tout l’hiver ou vous pensez peut-être faire ça autrement. Moi, je veux bien qu’on défende les pauvres, moi j’en fais partie des gens qui défendent leurs intérêts mais je pense que la meilleure des choses, c’est de ne pas les appauvrir encore un peu plus ou d’entretenir l’appauvrissement. » (Mr NOMAD).

Cette vision de l’intervention responsabilisante, nous la retrouvons chez Mme ODIAUX, qui selon Mr NOMAD, est l’écoutante la plus « active » de l’équipe à tel point qu’elle en est devenue la « coordinatrice » : « Donc nous, on leur trouve un hébergement parfois pendant trois jours, qui aboutissent parfois sur six mois, mais eux de leur côté, il faut qu’ils fassent des démarches pour essayer de se trouver un logement. Ils pensent tous que quand on leur dit qu’ils vont aller dans un foyer c’est acquis. Non, pas du tout. Il va falloir qu’ils mettent les bouchées doubles pour trouver un logement. Déjà, il faut qu’ils sachent s’il y a de la place. Donc il faut qu’ils fassent tous les foyers. Ensuite, il faut qu’ils remplissent les dossiers, et le temps que la réponse arrive, il y en a pour 15 jours à 3 semaines, donc il ne faut pas qu’ils s’endorment. A certains, je leur dis voilà la réalité « Vous pouvez vous retrouver du jour au lendemain à la rue. Ca fait six mois que vous êtes au chaud, en six mois qu’est ce que vous avez fait ? » (Mme ODIAUX, écoutante du 115).

‘« 115 de l’Ain bonjour. Oui dites-moi. Alors Mr X, il est bien arrivé hier à Bourg, il n’a absolument pas dit à Tremplin qu’il arrivait par le 115 et il s’est fait prendre en passager. Sinon, il est bien arrivé sur place. En passager, il a droit à 3 jours et ensuite, il faudra qu’il repasse par le 115 pour avoir un nouvel hébergement. Là pendant ces 3 jours, il n’a plus besoin d’appeler le 115. Oui, non, ben il aura la même chose après, oui. Sachant qu’il y a énormément de gens qui arrivent et on ne sait pas combien de places Tremplin va pouvoir garder. Rien n’est acquis. Le peu de temps qu’il est sur Bourg, il faut qu’il mette ça à profit pour essayer de trouver une solution. Il faut qu’il fasse tout de suite des demandes d’hébergement, il ne faut pas qu’il s’endorme. Les places sont très très très chères. Voilà, il n’est pas là pour s’endormir, il va falloir que du matin au soir, il se bouge. Faut vraiment qu’il se bouge. Mais là pendant 3 jours, il est en passager, donc il a un hébergement. Voilà, merci, au revoir. »
Extraits d’observation. Appel téléphonique entre
une assistante sociale et Mme ODIAUX, écoutante au 115.’

Le discours du « bougez-vous » que nous observons ici vise à rendre les personnes en situation de précarité responsables de leur vie et du moindre événement qui les émaille. La difficulté pour l’écoutante réside dans le fait de faire tenir cette injonction normative dans un contexte d’incertitude chronique, de faire de cette norme un projet, ici de logement.

Nous retrouvons ce type de discours, sous une autre forme, chez Mr DUCHEMIN pour qui les patients doivent devenir « acteurs de leur prise en charge ».

‘« Pour les patients névrotiques et borderline, la prise en charge première se fera la plupart du temps par une équipe de secteur dans un cadre hospitalier ou extra hospitalier spécialisé. Ce n'est qu'une fois la période aiguë stabilisée que ces patients peuvent bénéficier d'un séjour de soins spécialisés à HELIOS. Les indications de prise en charge seront donc des troubles évolutifs complexes polymorphes durables qui affectent l'insertion socioprofessionnelle, la stabilité affective, les aspects relationnels. C'est donc une prise en charge globale de la personne avec comme objectif un projet de vie réaliste et adapté, que le patient peut prendre à son compte et "faire sien". Il devient acteur et partie prenante dans le soin.
Le soin psychothérapique vise :
* à la structuration,
* à la dynamisation,
* à la reprise de confiance en soi,
* à la revalorisation de sa propre image,
* au développement de capacités propres,
* à l'émergence de nouvelles compétences. »
Projet d’établissement 2002-2006 du centre « Hélios », p. 32.’

Afin d’arriver à tenir ces objectifs d’action par le soin, les moyens utilisés sont :

‘ - « des entretiens à visée psychothérapique réguliers permettant de prendre conscience des troubles des comportements et des habitudes.
- l’analyse avec le patient de ses expériences vécues au quotidien que ce soit au sein du cadre institutionnel ou à travers les différents supports proposés au sein des activités thérapeutiques ».
Projet d’établissement 2002-2006 du centre « Hélios », p. 32.’

La prise en charge du patient au centre « Hélios » repose sur une conception progressive de l’autonomie où celle-ci se développerait « au rythme de la personne dans des espace-temps intermédiaires » (Mr DUCHEMIN) :

‘« Un travail de lien entre les "fonctionnements" pathologiques de ces patients, les éléments de leur "histoire", les troubles des apprentissages relationnels et comportementaux permettent une évolution positive. Cette amélioration nécessite fréquemment des entretiens et rencontres avec les familles et entourage. Le but en est une meilleure compréhension des dysfonctionnements, et d'amener, si possible, des aménagements plus satisfaisants. Cette prise en charge institutionnelle se fait au sein d'un travail en équipe avec concertation, analyse régulière des prises en charge des divers intervenants et de l'évolution du patient. La présence des infirmier(e)s à ces entretiens permet le lien, la continuité, la reprise avec les patients des éléments développés, et la préparation des entretiens suivants.
[…] Il existe une évolution dans les supports d'activités proposés. La première phase est surtout basée sur des ateliers physiques sportifs pour évoluer vers une deuxième phase de travail psychocorporel et d'ateliers de créativité, puis enfin une troisième phase à prédominance d'actes à l'extérieur, mise en situation et préparation au projet de sortie. »
Projet d’établissement 2002-2006 du centre « Hélios », p. 33.’
Description de la progression thérapeutique pour la pathologie borderline.
Description de la progression thérapeutique pour la pathologie borderline.

Source : Projet d’établissement 2002-2006 du centre « Hélios », p. 70.

« Il y a beaucoup de patients état-limites qui à la suite de ces temps-là sortent vers l’extérieur. Ce qui a été appris ici, les changements, les modifications étaient concrètement mis en application dans un lieu intermédiaire, de lieux qui se suivent les uns derrières les autres, pour après aller sur l’extérieur. » (Dr DUCHEMIN). Cette thématique de progression vers l’autonomie comporte des étapes, on ne devient pas acteur de sa problématique en un seul temps, il faut passer par tout un ensemble de lieux intermédiaires. L’autonomie est ici conçue à la fois comme un chemin à parcourir et un but à atteindre ; la personne autonome étant celle qui est (enfin) parvenue à se prendre elle-même et activement en charge.

Notes
349.

DESS : Diplôme d’Etudes Supérieures Spécialisées.

350.

L’autorité à visée éducative de Mr NOMAD trouve également des supports d’expression à l’extérieur de son travail. Il s’investit en effet dans une structure qui s’occupe de récupérer des vêtements pour les emmener ensuite en Mauritanie avec des amis. Il précise qu’il veille à la juste répartition des vêtements dans la communauté en étant à l’écoute « des petits trafics qui s’y passe ».