Les interventions visant à « trier » les personnes

Selon le Dr ENCLIN, le CAP serait aujourd’hui pris dans une double problématique liée à la fois à l’insuffisance d’hébergement disponible pendant et après la prise en charge hospitalière (en lien avec les politiques de réduction de nombre de lits) et à l’insuffisance de la réponse sociale qu’il peut apporter (en lien avec l’absence de poste d’assistante sociale rattaché au CAP). Beaucoup de personnes en situation de précarité espèrent trouver au CPA un moyen de se loger temporairement, tel cet homme qui fait le tour de France des hôpitaux psychiatriques, nous raconte le Dr ENCLIN. D’après lui, ces patients ne sont pas vraiment des précaires car ils ne souffrent pas forcément. Cependant, selon la cadre infirmière supérieure, le CAP reçoit tout de même environ 2 à 3% de personnes en situation de précarité sur le total de la file active. La difficulté pour les équipes infirmière et médicale consiste donc à faire la part des choses entre les difficultés d’ordre social que peuvent vivre les personnes en situation de précarité et leur symptomatologie psychiatrique. Par exemple, certains patients feraient croire qu’ils sont délirants, qu’ils ont des hallucinations car ils perçoivent, à juste titre, que ce sont les clefs permettant l’ouverture de l’accès à l’hébergement psychiatrique. D’autres s’enivrent, car « tout le monde sait que plus personne ne peut rester longtemps saoul dans la rue sans se faire ramasser par les pompiers et prendre l’itinéraire : pompier- urgence- CAP- hébergement psychiatrie ou social. » (Mr ENCLIN.) Le CAP, instrumentalisé, jouerait ici un rôle d’étape. « Nous sommes en lutte contre les demandes de gîte et de couvert. Il est difficile de faire en 1h la différence entre un réel problème de santé et la problématique sociale qui n’a pas à être prise en charge par le CPA. En quelque sorte, nous sommes une gare de triage, on doit faire le tri et il est difficile de savoir si ces personnes simulent leur précarité ou pas pour obtenir un logement. » (Dr ENCLIN.) « La prise en charge de la précarité n’est pas la spécificité du CAP. Il s’agit pour nous de voir si c’est une souffrance psychique invalidante ou non. Il faut que nous arrivions à faire une sorte de diagnostic différentiel entre cette souffrance psychique invalidante et une simulation. Par exemple, l’hiver on travaille beaucoup plus avec les CHRS, des demandeurs d’asile arrivent mais sans souffrance psychique. Ils le font croire des fois, surtout qu’on ne comprend pas bien ce qu’ils disent, c’est plus dur pour nous de faire la part des choses. Ils sont parfois angoissés du fait de leur situation, il arrive qu’on les mette alors en observation une nuit mais, en général, le lendemain ils repartent, ils sont renvoyés au CHRS ou à l’hôtel. On ne peut pas les garder. » (Une infirmière du CAP.)

Au CAP, lorsque l’hébergement est accordé, il ne peut se passer plus de deux jours sans que le patient soit orienté ailleurs. Ces deux jours d’hébergement permettent cependant à un certain nombre de personnes de repartir, selon l’équipe médicale, en ayant récupéré un ancrage, qui reste précaire, mais une ébauche de lien qui les fera tenir quelque temps : « Elles repartent avec un bout de quelque chose, c’est déjà ça. […] La seule contrainte que nous ayons, c’est de faire quelque chose, pas forcément de réussir. » (Dr ENCLIN.)

Le discours de l’accueil et de l’ancrage se heurte donc à celui du triage et de l’orientation : « En extra, les personnes précaires sont bien prises en charge par les CMP alors qu’en intra il n’y a plus rien. Le CAP est donc là pour faire une sorte de filtre. En même temps, je trouve ça presque logique. Dans les hôpitaux de jour et dans les CMP, les personnes sont bien encadrées, il y a encore des aides aux courses, des activités, on s’occupe d’eux. Mais dans les unités d’intra, les patients s’emmerdent, fument et regardent les Feux de l’amour, c’est tout. Il n’y a pas assez de personnel pour tout le monde. […] l’assistante sociale s’occupe du social, nous c’est le soin. L’hôpital est un service public, en théorie on devrait accueillir tout le monde, mais ça, c’est du passé. » (Une infirmière du CAP). Ici, il arrive donc que la personne qui n’est pas suffisamment autonome pour accéder aux soins et passer à l’étape « soin », se retrouve alors rejetée du circuit de prise en charge :

‘Mme C vient au CAP pour une demande d’hospitalisation. C’est la première fois qu’elle formule une telle demande car depuis quelques mois elle souffre de dépression. Son médecin généraliste lui a prescrit de l’HALDOL ce qui surprend l’interne qui la reçoit car, selon elle, ce médicament est plutôt prescrit en cas de trouble psychotique. Mme C dit souffrir d’un mal de dent chronique depuis plus de 15 ans. Les multiples examens qu’elle a passés n’ont cependant pas permis de trouver une cause à cette douleur. Au moment où l’interne la rencontre, Mme C et son mari viennent de déménager et, d’après elle, ses maux se seraient aggravés depuis ce déménagement. Son mal de dents serait devenu tel qu’il la clouerait chez elle toute la journée sans pouvoir trouver le sommeil le soir. Aujourd’hui Mme C a une image d’elle-même effondrée, elle dit n’être bonne à rien si ce n’est pour faire des « petites choses » (ménage, vaisselle). Elle dit ne plus avoir rien envie de faire, avoir du mal à avancer, être tombée dans la dépression. Son mari serait dans l’incapacité de l’aider car il ne comprendrait pas la situation. Mme C est entourée par une partie de sa famille. Elle voit sa fille et sa petite fille tous les jours. Cette présence l’aide beaucoup et ce d’autant plus que sa fille comprendrait ce qu’elle vit car elle aurait vécu une dépression il y a quelques années. Mme C ne travaille pas et n’a jamais travaillé, elle a élevé ses trois enfants. Elle a environ une soixantaine d’années et vit avec très peu de ressources. Au terme de cet unique entretien, l’interne décrit cette femme comme étant apathique, sous l’emprise de l’HALDOL ce qui l’a amenée à modifier la prescription et à lui expliquer les effets secondaires que pouvaient avoir certains médicaments. L’interne exprime toute la difficulté qu’elle a eue à tenir une posture consistant à « poser un diagnostic suffisamment précis sans aller trop loin… ». Il ne s’agit pas de mettre en place une première consultation de suivi mais de réaliser un diagnostic, une prescription et une orientation, « on n’est pas là pour faire du social précise-t-elle et on me l’a suffisamment dit et répété quand je suis arrivée… diagnostic et orientation c’est tout. »
Extrait d’observation au CAP.’

Le CSMP et le CAP entretiennent une relation de proximité depuis la création du CSMP. Plusieurs cadres infirmiers de proximité du CAP ont fait partie du CSMP. Ainsi progressivement, des outils ont pu être mis en œuvre permettant au CAP d’accompagner les personnes en situation de précarité dans leur orientation vers les structures sociales351. Ces outils ne sont cependant pas vraiment utilisés, faute de temps et pour les raisons évoquées ci-dessus. L’orientation est alors privilégiée à l’accompagnement.

‘Un monsieur arrive au CAP avec une petite valise. Personne n’était au courant de son arrivée. Avant qu’il ne passe la porte, tout un ensemble de questions le précède : « d’où il vient ? » « qu’est-ce qu’il a celui-là encore ? », « il a l’air d’un psychotique ? non, d’un dépressif ? » à peine les portes ouvertes… « il pue l’alcool !!! » Pendant que ce futur patient fait son entrée, un second vient de la salle d’attente et demande à sortir sans vraiment arriver à passer le pas de la porte. Une infirmière provenant elle aussi de l’intérieur passe devant nous en demandant si la « clim » des chambres est bien en route car une patiente a trop chaud… Un appel téléphonique retentit, c’est un ancien patient qui souhaite être rassuré par une des infirmières de permanence… Une autre infirmière rentre les données du patient sur un logiciel de traitement des données. Le patient à l’odeur forte est envoyé dans la salle d’attente. Son cas est discuté « je ne vois vraiment pas pourquoi il nous l’envoie [parlant du généraliste qui a écrit le mot présenté par le patient], il ne devrait pas être ici mais au centre d’alcoologie, c’est pas en deux jours qu’on va régler son problème d’alcool, il le sait bien son généraliste… » Le CAP apparaît comme un lieu interstitiel, entre le dedans de la psychiatrie et le dehors du social, un lieu entre deux mondes qui résistent tous deux à se laisser pénétrer du fait d’un manque de moyens, d’hébergement entre autres. Alors il s’ensuit tout un tas de recommandations concernant d’autres adressages qui auraient pu être envisagés « pourquoi ils ne l’ont pas envoyé vers… pourquoi ils ne l’ont pas adressé vers… ». « La mission du CAP, me rappelle la cadre infirmière de proximité, c’est de consulter, d’orienter, éventuellement d’observer et de réorienter… » Cette réorientation qui mobilise les soignants semblent mobiliser aussi les patients. Cette nuit, un patient a été amené par les pompiers, il voulait sauter du pont. Selon l’équipe du CAP, il ne s’agissait pas d’une réelle tentative de suicide mais d’un chantage au suicide car ce patient souhaite retourner là où il paraît qu’ « il est si agréable d’être hébergé qu’on ne veut plus en sortir » : le service hospitalier du CPA appelé le « Château »...
Extrait du cahier de notes personnelles, juillet 2006.’

Lorsqu’une nouvelle personne arrive au CAP, les infirmiers doivent effectuer un diagnostic en trois ou quatre minutes. Les thèmes qui doivent impérativement être abordés selon le protocole infirmier d’entretien sont : « pourquoi la personne vient-elle, quelle est sa problématique, faire une synthèse de son parcours de vie, voir si elle a un logement, voir les rapports avec sa famille (surtout si c’est un jeune) » (Une infirmière du CAP). Un exemple de prise en charge infirmier et médical nous est donné à voir dans l’observation suivante :

‘Mr S, environ 40 ans, entre surexcité dans la salle d'accueil du CPA. « Je veux être hospitalisé » dit-il portant sous le bras une petite valise tout aussi déguenillée que le reste de ses vêtements. L'infirmière se retourne vers moi en me disant « celui-là, il est connu comme le loup blanc et il s’agit bien de précarité ! Personne n’en veut, ça faisait longtemps qu’on ne l’avait pas vu mais il vient régulièrement pour se faire hospitaliser, enfin, c’est ce qu’il veut. » « J’en peux plus, dit-il, je vais pas bien du tout, je n’en peux plus, ça va vraiment pas, j’ai mal à la tête, je sais pas c’est peut-être le soleil ou autre chose, il fait chaud dehors, vous vous êtes bien ici… [regardant la clim] J’arrive de Fleyriat, c’est n’importe quoi. Je leur dis que j’ai mal à la tête et eux ils me font une radio des poumons. Vous pensez qu’il peut y avoir un lien vous ? C’est n’importe quoi, non ? Il y avait rien sur la radio de toute façon, et le pire c’est qu’ils ne m’ont même pas fait d’autres examens, ils m’ont dit de venir ici. Alors me voilà, je veux être hospitalisé, c’est sérieux, ça va pas là-dedans, je sais pas ce qui va pas mais je me suis jamais senti comme ça. » L’infirmière, tentant de le calmer un peu lui demande de quitter son anorak rouge tout troué, en lui disant qu’il doit effectivement avoir chaud pour porter un anorak à la fin du mois de juin alors qu’il fait plus de 30°C dehors. Puis, elle lui propose de déposer ses affaires dans un coin de l’accueil pour aller patienter en salle d’attente. Tout en l’accompagnant, elle lui demande, surprise de le voir, où il était passé ces derniers mois. Mr S lui répond qu’il sort tout juste de prison où il était depuis six mois suite à une bagarre qui a mal tourné parce qu’un passant lui reprochait de s’exhiber dans la rue. « Le pauvre, dit-il en parlant de la personne qu’il a tabassée, je ne le reconnaissais même plus. Je sais pas ce qui m’a pris, j’ai eu envie de baisser mon pantalon et hop, c’est tout ! Et l’autre il m’a crié dessus. J’ai pas supporté, je sais pas, mais je ne vais rien vous faire à vous, hein, il faut pas s’inquiéter. » Lorsque l’infirmière revient, elle me dit « voilà l’exemple type du pauvre type en précarité. Un vrai psychopathe mais très très con, un peu bêbête. La dernière fois, il est arrivé ici parce qu’il a braqué une voiture pour se faire ramener chez lui, il faut le voir pour le croire. Voilà son dossier. Il est déjà venu une trentaine de fois, on est une sorte de repère, peut-être. » Toute l’équipe semble d’accord pour dire que cette personne est en situation de précarité. RMI ou AAH, au premier abord personne se souvient réellement de son statut mais une chose est sûre, pour tous « voilà une personne qui veut le gîte et le couvert. »
Une heure plus tard, Mr S vient téléphoner dans la cabine téléphonique ouverte qui se trouve juste en face du guichet d’accueil où sont les infirmières. Nous comprenons sans peine qu’il téléphone à sa mère pour lui annoncer qu’il va être hospitalisé « car il ne se sent pas bien ». Son discours est très angoissé, sa voix tremble légèrement il fait penser l’équipe infirmière à un jeune enfant qui parle à sa maman. Derrière le guichet les infirmières s’amusent de ce petit jeu qu’elles semblent bien connaître et disent ne pas se laisser trop prendre à la prestation de Mr S.
Une heure plus tard, j’assiste à l’entretien infirmier-médecin avec le patient. Le médecin, qui est une femme, fait le point avec le patient sur les six derniers mois et sur les médicaments qu’il prend aujourd’hui : TEGRETOL, TRANXENE, TERTIAN, NOCTRAN, DEROXAT, la liste est longue… Mr S est très agité, il parle fort avec de grands gestes. Il dit habiter environ tous les 15 jours chez ses parents, le reste du temps il se débrouille à droite à gauche… Très vite le patient demande au médecin si elle peut l’hospitaliser. Cette dernière lui répond que, comme d’habitude, cela ne servira à rien, qu’il souhaite venir à l’hôpital non pas parce ce qu’il est malade mais parce ce qu’il sort de prison et qu’il se retrouve livré à lui-même. Le cadre de la prison, malgré sa rigidité, lui offrait, selon le médecin, un étayage qu’il n’a plus aujourd’hui et qu’il ne peut aller chercher à l’hôpital, l’hôpital n’est pas fait pour ça. Le médecin commence alors tout un plaidoyer pour négocier avec Mr S d’une part qu’il prenne son traitement et d’autre part qu’il suive les consultations du CMP dont dépend son lieu d’habitation, du moins celui de ses parents. Le patient parle alors de ses difficultés et des relations qu’il a avec ses parents qui seraient eux-mêmes malades, ce qui ne ferait qu’augmenter son angoisse, il ne peut pas rester avec eux. De plus, il pense avoir « ramassé » quelque chose en prison, et le médecin me confiera plus tard qu’ « il est bien possible qu’il ait un peu trop ramassé la savonnette… tout est possible avec lui… » Le patient parle alors de sa maigreur et du fait qu’il a peut-être attrapé un virus en prison, en tout cas il n’est plus celui qu’il était. Le médecin lui répond qu’ici on soigne la tête plus qu’autre chose. Mr S continue sa plainte et nous explique qu’il n’a rien mangé en prison car ça n’était pas très bon. Le médecin lui demande en quoi il pense que l’hospitalisation lui fera du bien. Mr S parle alors « de choses horribles » qu’il aurait vues en prison, notamment un prisonnier qui se serait shooté au SUBUTEX devant lui. Après quelques minutes sur le même mode d’échange, le médecin demande à Mr S de sortir pour qu’il puisse réfléchir un peu à la situation. Le médecin, ne sachant pas très bien si Mr S simule son angoisse ou non, angoisse pouvant entraîner un passage à l’acte dangereux pour autrui, décide d’appeler le psychiatre responsable du CMP où Mr S devrait avoir l’habitude d’aller. Après quatre appels passés dans différentes structures pour savoir où se situait ce médecin, la discussion aboutit sur le fait que toutes les tentatives d’hospitalisation précédentes n’ont servi à rien et il ne conseille pas de renouveler l’expérience, « il n’y a déjà pas suffisamment de place pour accueillir les autres patients ». Suite à cet appel, le médecin explique à Mr S qu’elle ne veut pas l’hospitaliser car ça ne sert à rien puisqu’il ne va pas aux consultations du CMP lorsqu’il sort de l’hôpital. Le patient se met alors dans une rage impressionnante, à laquelle répond le médecin à peu près sur le même ton. « Je vais aller voir un autre hôpital, et puis, si personne ne veut m’aider, je vais le faire hein, je vais le faire. » Le médecin, tout en lui disant qu’elle ne succomberait pas au chantage au suicide, lui propose de « lui » prendre sa tension et de « lui » signer un papier pour qu’un taxi le ramène chez ses parents. Après avoir juré qu’il allait modifier ce papier pour que le taxi l’emmène à l’hôpital de secteur, Mr S accepte le tranquillisant que lui propose le médecin et retourne dans la salle d’attente.
Quelques minutes plus tard, le taxi arrive. Apparemment ce chauffeur connaît Mr S et il n’est pas très heureux du « colis » dit-il qu’il vient chercher. Mr S repart ainsi avec « son chauffeur de taxi habituel », précise l’infirmière, en jurant qu’il allait faire tous les hôpitaux de la région jusqu’à qu’il y en ait un qui accepte de l’héberger quelque temps.
Extrait du cahier de notes personnelles, juillet 2006.’
Notes
351.

Cf. par exemple la fiche de liaison du CAP placée dans les annexes du chapitre 3.