Dernière tentative : projet de responsabilisation

Emilio est ainsi une troisième fois hospitalisé dans l’unité « Epidaure », dont l’équipe soignante est, elle aussi, bien déterminée à le mettre face à ses responsabilités : « Quand il est revenu d’Hélios, on lui a dit : « à telle date vous devez avoir quitté l’unité. Donc à vous aussi de chercher une structure. » On a essayé de le mettre face à la réalité mais il ne l’a pas fait. La date est arrivée et il y a eu une sortie définitive. Depuis, on n’a plus de nouvelles de Mr Emilio. On a toujours ses affaires ici, donc c’est vrai que nous on se demande où il pouvait aller sans ses affaires. Il a toute sa vie ici, il y a quand même trois sacs. Et c’est là depuis sa sortie, depuis septembre, ça fait plus de six mois… […] il nous a laissé ses affaires mais est-ce qu’on peut dire qu’il nous a laissé un bout de lui ou est-ce qu’il était tellement ailleurs qu’il ne s’en est pas rendu compte ? est-ce que les choses matérielles ont de l’importance pour lui ? Je ne suis pas sûre. Je crois qu’il a laissé ses bagages ici, comme il peut quitter l’hôpital sans problème, pouvoir être viré d’une structure sans pouvoir dire « je vais me rattraper, je vais faire des efforts ». Non, il ne dit pas ça. Il ne peut pas le dire. Dans son dossier, c’est écrit : « le patient manifeste le choix de rester dans un certaine marginalité ». » (Mlle LEDOUX.)

Face à l’absence supposée de désir, l’équipe soignante impuissante à faire entrer Emilio dans une logique de projet est résolue à le mettre face à leur réalité. L’infirmière avoue alors qu’Emilio, contrairement à certains SDF qui le font parfois, et contrairement à ce qui est inscrit dans son dossier, n’a jamais manifesté « le choix de rester dans une certaine marginalité » : « La prise en charge était assez simple, il disait non à rien, on lui proposait des activités, il les acceptait, mais il n’investissait rien du tout. Après, il y a eu un projet qui a été monté pour lui. Le jour où il a du sortir il a simplement dit « j’y vais, au revoir » comme ça sans aucun affect. Si vous lui dites qu’il est marginal, il va vous dire « oui », c’est certain. » (Mlle LEDOUX, infirmière à Epidaure.)

C’est bien l’impuissance de l’équipe soignante à « projetiser » Emilio qui a provoqué ce diagnostic de marginalisation. L’impuissance à agir de l’un constitue une épreuve pour la créativité d’agir de l’autre : « Toute l’équipe, on a vécu la prise en charge d’Emilio comme un échec quelque part parce qu’on n’est pas allé au bout de notre prise en charge. Et puis l’incertitude pour le devenir d’un patient c’est toujours un peu difficile parce qu’on se dit qu’on n’a, peut-être, pas été au bout de notre travail. Mais c’est vrai que nous au niveau social, en tant qu’infirmière, c’est pas vraiment notre domaine. Et c’est vrai qu’on a déjà tellement à faire qu’on ne peut pas faire non plus un suivi… on est en moyenne trois pour trente patients… je pense que pour Mr Emilio, il y a eu énormément de choses qui ont été faites, il y a eu beaucoup d’investissement de la part de l’assistante sociale de chez nous et du médecin. Il y a eu beaucoup de recherches pour qu’il puisse s’en sortir mais il a épuisé tellement de structures et de partenaires qu’au bout d’un moment si le patient n’investit rien dans sa vie, on ne peut pas le porter à bout de bras. Des patients comme ça, on en a tous les jours qui peuvent arriver. Si le patient ne s’investit pas on ne peut pas le faire pour lui. Je dis souvent ça : nous, on peut être une béquille à un moment donné, on aide le patient par le biais de traitements, d’accompagnements psychologiques et d’orientation, après, vers des partenaires. Mais si le patient s’appuie complètement sur cette béquille ou qu’il la laisse tomber à un moment donné, on ne peut rien faire de plus. On a beaucoup de patients et on ne peut pas aller plus loin. Et quand on a travaillé avec les partenaires sociaux, on se dit qu’on a fait tout ce qu’on a pu. […] Pour ce genre de patients c’est un aller retour quotidien : une entrée, une sortie, une entrée, une sortie… Emilio, parce qu’il allait mieux, c’était orientation vers des structures sociales et puis hop retour aux urgences parce que réalcoolisation massive au bout de 3 jours. C’est vrai qu’à un moment donné, il faut que le soin reste le soin. Il ne faut pas que l’hôpital devienne non plus un endroit où on s’est alcoolisé massivement, on s’est pris une bonne cuite, et on vient récupérer et on repart. L’hôpital doit garder toute sa signification, on vient ici pour des soins. Quand la personne n’adhère pas au soin, n’est plus du tout dedans, je ne vois pas où l’hôpital a encore sa place. On arrive au bout de toutes prises en charge psychiatriques qu’on pouvait offrir à Mr Emilio. C’est aussi ça la réalité, je pense qu’on peut parler d’épuisement dans certaine pathologie. Epuisement de tous les moyens qu’on peut mettre en place pour aider la personne. C’est malheureux mais c’est une réalité aussi. […] Je crois qu’avec ces personnes, il faut juste rester disponible sans essayer de vouloir porter trop de choses, ça ne sert à rien. » (Mlle LEDOUX.)