3. L’échec de la logique du projet : une mise à l’épreuve du réseau des intervenants

Emilio se retrouve donc à nouveau dans la rue et, assez rapidement, il recommence ses visites aux urgences suite à des réalcoolisations massives. Il y rencontre alors de nouveaux intervenants, fraichement installés et d’emblée mis à l’épreuve : « L’autre jour, on a eu des gros problèmes avec les flics. Ils ont récupéré Emilio à l’hôpital parce que l’hôpital n’en voulait plus. Qu’est ce qu’ils ont fait, ils l’ont ramené à l’hôtel de police et ils l’ont mis 6 heures dans une cellule de dégrisement. Donc qu’est ce qui s’est passé, à 5h du matin, lorsque ça allait un petit mieux, et bien ils l’ont ramené à l’hôpital… Maintenant, on sait qu’avec ce genre de personnes, on a des problèmes systématiquement avec l’hôpital. Lorsque les écoutants marquent « très alcoolisé » sur leur fiche, ça veut dire « impossible de le mettre à l’hôpital ». Mais les flics non plus n’en veulent pas, alors il va où ? Dans les toilettes comme aujourd’hui ? Parce que c’est là qu’on l’a retrouvé ce matin ! Et tout ça parce qu’il est tellement bourré qu’il n’arrive même pas à aller du service des urgences à la salle où on a quelques lits. Il y a 100 mètres mais personne ne l’aide… » (Mr BOUGER, intervenant sur site du 115.)

Au cours de ses périodes de vie dans la rue, Emilio reste en contact permanent avec le 115 cherchant chaque jour à trouver un hébergement. L’hiver 2006-2007, Emilio a appelé cent onze fois le 115359. Mme ODIAUX affirme avoir ainsi pu nouer rapidement des contacts quasiment intimes avec lui : « Moi Emilio, je connais toute sa vie. C’est quelqu’un qu’on a tout le temps. Là ça fait deux jours qu’il ne m’a pas appelée mais c’est rare. Il a passé le week-end dernier à Tremplin, apparemment en passager [hébergement à la nuit]. Et donc lundi, il m’a rappelée le soir mais c’était 18h10 c’était trop tard, il n’y avait plus de place. Ce soir c’est pareil je pense qu’il va me manquer au moins 5 ou 6 places, j’aurai rien pour lui. Il m’a raconté ce qui c’est passé avec ses filles, et quand il en parle, il pleure, il pleure souvent au téléphone. Il me dit « je les cherche, je ne sais pas où elles sont. Ma femme ne veut plus que je les vois, et je sais qu’il y en a une à Hauteville, l’autre, elle ne veut plus me voir ». Quand il commence à partir là-dessus, il pleure. Il a dit qu’il était né au Portugal, je dois même me marier au Portugal avec lui. Apparemment, il a du être séparé de sa femme et de ses enfants assez tôt, mais il ne le comprend pas. A chaque fois, il me dit « mais pourquoi ma femme ne veut pas que je vois mes enfants, pourquoi elle ne veut pas me voir. » Du coup, je lui réponds parfois, je lui dis, « je ne sais pas, il faut peut-être aller les voir ». On les a tous les jours ces gens-là, donc vous ne pouvez pas non plus rester complètement étranger. Je reconnais leur voix, ils reconnaissent la mienne. Au bout d’un moment, on se connaît bien. » (Mme ODIAUX, écoutante et coordinatrice du 115).

Les écoutants ne semblent jamais insensibles à l’humanité de la relation qui s’établit ainsi à distance comme le montrent les fiches de suivi qu’ils rédigent à chaque appel :

‘« Le FAR [CHRS de Bourg-en-Bresse] refuse de le prendre car il est toujours ivre, qu’ils sont obligés de le porter. Il m’appelle pour savoir où il va dormir. Il commence à dire qu’on a toujours de la place pour les polonais mais pas pour les portugais. »
« Semble alcoolisé +++ Propos incohérents. Souhaite dormir ce soir au FAR. Je lui demande de retéléphoner vers 16h30-17h. A suivre. »
« J’ai eu Tremplin au tel, je leur parle de ce monsieur qu’ils connaissent très bien. Il vadrouille depuis une dizaine d’années entre le FAR et TREMPLIN. C’est une personne qui effectivement boit beaucoup. Il n’est pas agressif mais très collant ce qui énervent les autres personnes accueillies. L’état dans lequel il se met le fait tomber très régulièrement c’est pourquoi il arrive souvent avec un bras, une jambe ou la tête abîmés ou dans le plâtre. Fait des séjours à Hauteville et revient. Malgré cela, c’est quelqu’un qui est facile à gérer. Si pas de place au FAR et s’il rappelle ne pas hésiter à l’orienter sur TREMPLIN. »
« Jour de l’An, hébergé à TREMPLIN. Pour le week-end jusqu’à mardi. Il souhaite une bonne année à tous… sympa ! »
« Semble gai… n’est pas à jeun. »
« Un monsieur chargé de la sécurité à Fleyriat l’a retrouvé en train de dormir dans les toilettes. Il me demande que quand il appelle, on lui précise bien qu’il doit se présenter à l’accueil de l’hôpital. »
« Très alcoolisé… donc impossible de le mettre à l’hôpital… ils sont huit ensemble très alcoolisés… Nouveau problème aux urgences, la sécurité a été obligée de le transporter jusqu’à la chambre tellement il était ivre. Ras le bol de la part de la sécurité. »
« Plus d’hébergement possible, interdit au FAR, interdit à TREMPLIN pour ses problèmes d’alcool. Ce soir, il semble très sobre… je lui conseille d’aller sur Mâcon mais il ne sait pas comment y aller. »
Extraits des fiches 115 rédigées par les écoutants
suite à différents appels d’Emilio.’

Au cours des quatre mois où Emilio a été hospitalisé au CPA, un certain nombre de « réunions de suivi » ont eu lieu, Mlle CLERC souhaitant « maintenir le lien au cas où il se retrouverait une nouvelle fois dans la rue ». Ces réunions n’entraient pas dans le cadre de la mission de Mlle CLERC. Comme nous l’avons vu plus haut, sa volonté demaintenir les liens engagés avec les personnes en situation de précarité l’entraine à mettre en œuvre ce qu’elle appelle un « portage à plusieurs » : « On s’était mis d’accord à la réunion de synthèse qu’on ne laissait pas le bébé à une personne. […] On a toujours été solidaire, c’est pour ça qu’on a fait des réunions régulièrement pour permettre de continuer chacun, s’il y avait besoin de faire intervenir quelqu’un d’autre. On s’est partagé les tâches quand il y avait besoin. C’est une situation qui a permis un travail d’équipe pluridisciplinaire, et chacun un peu en dehors et au-delà de son intervention. Parce que moi, j’aurais pas du faire tout ce que j’ai fait après parce que je ne le voyais plus, mais bon, je trouvais logique, surtout qu’on ne savait pas combien de temps ça allait tenir, et puis bon, ça n’a pas loupé parce qu’il a fait que 10 jours à Hélios, et après il est revenu et il est retombé d’autant plus bas. » (Mlle CLERC.)

Mlle CLERC avoue qu’après un an de suivi, d’investissement, et de « portage à plusieurs », elle est bien rassurée de le voir arriver avec un mal de genoux car au moins elle sait comment s’en saisir et où l’orienter. Même si au final, ce problème de genoux est lié à de l’arthrose « donc par définition on ne peut rien y faire mais il était dans la demande. Il fallait donc pas le laisser dans la demande, pas comprendre pourquoi on ne l’aidait pas, on l’a donc accompagné vers cette démarche auprès du médecin traitant. » Le réseau des intervenants d’Emilio fonctionne bien en revanche, au moindre souci de santé, il se met en route pour entourer Emilio. Mlle CLERC prend les rendez-vous avec les médecins, Mme LABORDE l’accompagne. « C’est compliqué mais on arrive toujours à faire quelque chose. […] enfin bon, il loupait les rendez-vous, c’est ça qui est dur à gérer c’est que nous on a prévu tel jour, tel jour, tel jour, et le monsieur, il allait l’autre jour, l’autre jour, l’autre jour. C’est aussi compliqué, alors heureusement qu’on a le téléphone, on s’appelle régulièrement et à chaque fois on essaie de se réadapter… c’était prévu que le mardi, ils viennent chercher les radios, il est venu le jeudi, enfin… voilà. Ca va que je suis sur l’hôpital, il n’y a pas trop de souci mais il y a des fois où il y a des rendez-vous manqués parce qu’il vient à 18h, moi je ne suis plus là, enfin bon. » (Mlle CLERC.)

Pour Mme BON également, face à l’ensemble de ces épreuves, la seule réponse que peut apporter un service social en psychiatrie, c’est de participer au réseau des intervenants : « Comme finalement, on ne peut pas faire grand-chose ben on essaie de travailler avec les autres. L’idée, avec les gens comme ça c’est de maintenir à tout prix les liens avec l’extérieur. Donc là c’était Tremplin. Et puis c’est toujours mieux quand les demandes, elles partent d’une structure sociale plutôt que d’une structure psy. C’est dommage mais c’est comme ça. La psy fait encore peur. Je trouve que ça aboutit toujours mieux quand c’est une assistante sociale du CHRS qui fait la demande que lorsque c’est moi. […] Mais Emilio, il est limite quand même. S’il continue comme ça, je pense qu’il va finir en long séjour dans un lieu de vie. Après, il y a des dégradations neurologiques qui me dépassent mais c’est l’alcool qui fait ça. En ce moment, on a quelqu’un d’autre qui est suivi par Tremplin, qui a été hospitalisé il y a deux mois pendant un mois et demi. Il a passé tout l’hiver dehors à Bourg. Il était suivi par Tremplin mais ils n’arrivaient plus à l’approcher. Même la Maraude, ils n’arrivaient plus à l’approcher tellement il est marginalisé. Donc on est en lien avec Tremplin pour faire le projet de sortie. Même topo qu’avec Emilio. L’idée de l’hospitalisation, c’est de maintenir au maximum les liens avec l’extérieur. Si on se retrouve tout seul dans la prise en charge, on s’est rendu compte qu’on arrivait plus à travailler sur l’extérieur après. On a eu le cas, notamment avec une dame qui est sortie de prison, il y a plusieurs années de ça. Elle est arrivée sur Bourg et dans un CHRS sur Bourg, ils l’ont prise en charge trois semaines, puis ils n’en pouvaient plus. Ils l’ont fait hospitaliser pour des troubles psy importants et ils ont fait une fin de prise en charge. Ils n’ont plus voulu l’accueillir. On a eu un mal terrible à trouver quelque chose. Il faut donc préparer l’après dès le début. Et puis ces gens-là, les seuls liens qu’ils ont avec l’extérieur c’est ce genre de structure. C’est important. Tremplin, ils viennent les rencontrer, ils viennent leur rendre visite, ils s’occupent du linge... Je ne dirais pas que ça remplace la famille mais c’est un lien avec l’extérieur qui est important. Ce maintien de lien social se fait beaucoup mieux maintenant que ça ne s’est eu fait d’ailleurs. Avant, les hospitalisations duraient plus longtemps donc on n’avait pas besoin de maintenir les liens comme ça. […] Depuis que je suis ici, ça fait onze ans, le peu de personnes qui ont réussi à faire un pas, c’est des gens qu’on a réussi à garder très très longtemps. Ca remonte à plusieurs années. Notamment deux qui étaient des gens qui étaient dehors, sans rien, et qui ont maintenant une chambre en foyer et en fait, qui ont été, on dit « non chronicisés ». Et avec un relais CMP où on s’est vraiment axé sur la maladie, le handicap lié à la maladie. C'est-à-dire AAH, mise sous protection, sécurisation par le service et des hospitalisations extrêmement longues, un an, deux ans, qu’on ne peut plus proposer maintenant. Au niveau du cadre institutionnel, c’est des choses qui maintenant ne sont plus possibles. Et les deux auxquels je pense, c’est des gens qui sont vraiment restés longtemps. Aujourd’hui, les gens ils rentrent, ils sortent. Durée moyenne de séjour : trois semaines, qu’est ce que vous voulez qu’on fasse… » (Mme BON.)

Le réseau des intervenants semble permettre de supporter deux types d’épreuve : d’une part, la problématique de l’accès aux soins – il y a toujours dans le réseau une personne qui accroche Emilio ce qui permet une prise en charge à minima, et d’autre part les épreuves liées à la problématique de la non demande – en créant un espace de discussion autour des échecs de la logique du projet. Si le retour de la vie dans la rue vient activer le réseau des intervenants, ce dernier ne possède pas pour autant la réponse permettant de mettre fin à la situation de précarité d’Emilio. La répétition et le martellement permanent des situations d’impasse nécessitent alors que le réseau des intervenants soit lui-même étayé. C’est ce que nous avons pu observer à travers l’évocation du « cas » Emilio dans deux actions d’étayage du CSMP : le Réseau Santé Mentale Précarité et un Espace Rencontre CHRS-CMP.

Notes
359.

Du début du mois de décembre au début du mois d’avril.