La situation d’Emilio rejaillit dans l’espace d’étayage que constitue le Réseau Santé Mentale Précarité à la fin d’une réunion au mois de janvier 2007. La discussion tourne autour d’un ensemble de réflexions sur les mises en échec des pratiques des intervenants en présence par les problématiques d’un certain nombre de personnes « marginales » suivies sur la ville de Bourg-en-Bresse. La situation d’un jeune est évoquée et comparée à celle d’Emilio en précisant que toutes les solutions imaginées ont été essayées, et que même en le laissant toucher le fond, en lâchant prise sur la maîtrise de solutions imaginées pour lui, ce dernier n’a jamais réussi à s’en sortir. La situation d’Emilio vient alors faire travailler les intervenants en présence sur leur capacité à ne pas le mettre en projet ou rechercher une solution à tout prix360.
Laisser la personne faire le tour des impasses et le supporter consistent pour les intervenants à accepter que les projets n’activent pas les individus. Nous retrouvons cette idée, un mois plus tard, lorsque la situation d’Emilio est évoquée dans un Espace Rencontre au CHRS « Tremplin » dans un contexte où les intervenants du réseau d’Emilio et les référents du CSMP échangent sur les épreuves institutionnelles auxquelles seraient soumis les travailleurs sociaux.
En effet, Mme LABORDE (éducatrice spécialisée au CHRS « Tremplin ») est amenée à évoquer la situation d’Emilio suite à une injonction qu’elle aurait reçue de l’hôpital général « Fleyriat », concernant un autre cas, similaire à celui d’Emilio, où les médecins lui auraient demandé « de mieux « prendre soin » des personnes en situation de précarité, que c’était à [eux], éducateurs d’un centre d’hébergement, de s’en occuper, que les médecins n’avaient pas à faire de social à l’hôpital » (Mme LABORDE). Cette injonction est « insupportable » dit-elle « car ils nous font le même coup qu’avec Emilio, nous on les connaît depuis 15 ans, alors qu’eux ils ne savent plus quoi en faire au bout d’un quart d’heure. » Nous apprenons ainsi qu’Emilio habitait avant sur Oyonnax, qu’une assistante sociale du Centre Médico-Social s’occupait de lui là-bas, qu’ils avaient tenté plusieurs foyers et des chambres meublées privées mais que toutes ces solutions avaient été mises en échec à cause de l’alcoolisation ou du manque d’hygiène. Mme LABORDE confirme le fait qu’à un moment, Emilio voulait aller à Ambérieu, personne n’a jamais su pourquoi, pas de famille, pas d’amis là-bas. Comme nous l’avons vu avec Mlle CLERC, ça n’a pas marché parce qu’il n’est jamais allé aux rendez-vous proposé par le CHRS.
Le travail de cette éducatrice à la halte de jour consiste avec Emilio à maintenir une certaine hygiène de vie, un rythme et une régularité dans leurs rencontres. Maintenir donc mais aussi contenir parce qu’Emilio est énurétique, que ça sent très mauvais, et que cette odeur vient s’ajouter à celle de l’alcool qui le suit partout. Pour l’éducatrice donc, il s’agit de le contenir à l’intérieur de l’institution puisqu’à l’extérieur il continue à s’alcooliser et sa situation à se délabrer : « C’est ça mettre à l’abri » dit-elle, « c’est ça l’accueil à bas seuil ». Seulement voilà, depuis un mois, il y a un nouveau directeur adjoint dans cette association qui ne voit plus les choses de la même manière et qui a clairement énoncé à son équipe qu’elle ne devait plus accepter à la halte de jour des gens comme Emilio. Comme il dit, propos rapporté par l’éducatrice, « là où j’étais avant il n’y avait pas d’alcoolique, je ne vois pas pourquoi il y en aurait ici. » Qui plus est, il demande à l’équipe d’écrire noir sur blanc les résultats qu’elle a eus l’année précédente en termes d’insertion, tant par le travail que par le logement. « S’il n’y a pas de résultat avec ces personnes », aurait poursuivi le nouveau directeur adjoint, « je ne vois pas pourquoi mon établissement devrait continuer à tenter une prise en charge impossible. Qu’on passe Emilio sous curatelle » dit-il, « on n’aura ainsi plus à gérer son problème d’hébergement, et je vous rappelle qu’il faut qu’on ménage notre image ».
Comme nous l’avons vu plus haut, la question de la mise sous curatelle avait déjà été posée lors du séjour d’Emilio au CPA. Mme BON de l’unité « Epidaure » voulait le mettre sous curatelle car Emilio a une forte tendance à dépenser tout son argent lorsqu’il a bu. Cependant, Emilio n’étant pas en demande, le juge des curatelles a répondu que c’était à sa fille de se porter garante et de formuler une demande. Ce que la fille a refusé de faire. La proposition formulée par le nouveau vice-directeur du CHRS se heurte donc à la même réponse négative du juge que celle fournie à Mme BON et, selon Mme LABORDE, l’argumentation basée sur le seul fait qu’il faille protéger son argent est insuffisante.
Pendant cet Espace Rencontre, Mme LABORDE continue d’expliquer qu’Emilio pose problème partout où il passe. Nous sommes en février 2007. Il titille tout le monde jusqu’à l’agacement qui peut entraîner des passages à l’acte violent de la part des autres résidents si les travailleurs sociaux du CHRS ne l’arrêtent pas. Comme « il ne sent pas bon », les bénévoles et les éducateurs disent qu’ils ont du mal à aller vers lui. Il a un certain nombre de problèmes de santé mais ne s’inscrit pas du tout dans une démarche de soin. « Comment le pourrait-il puisque » selon l’éducatrice, « il est sobre de 8h à 10h et qu’il ne se rappelle pas de ce qu’on lui dit quinze minutes après qu’on lui ait expliqué quelque chose ». « Il est réceptif un quart d’heure par jour ». Sous l’emprise de l’alcool, il peut dépenser tout son argent assez rapidement, peut-être se fait-il raquetter s’interroge l’équipe éducative. Il est au RMI. La demande d’AAH n’a toujours pas aboutie, « une année que cette demande traîne ». Par rapport à son RMI, « ça fait bien longtemps que l’assistante sociale ne le voit plus, il ne vient pas aux rendez-vous. Il ne vient jamais aux rendez-vous » (Mme LABORDE). Il a été récemment suspendu à la halte de nuit, pendant huit jours, parce qu’il ne voulait pas se laver et qu’il provoquait trop de conflits dans le groupe des résidents. Pendant ces huit jours, c’est le 115 qui a pris le relais de l’hébergement, ou plutôt qui s’est chargé de placer Emilio en accueil d’urgence.
De telles places, il en existe à l’hôpital « Fleyriat » comme nous l’avons vu, à un bâtiment du local de Mlle CLERC, mais dans un dispositif complètement déconnecté de la PASS. L’hôpital sous-loue cinq lits vacants au 115 pendant la période hivernale. « Personne n’encadre les personnes accueillies à l’hôpital et qui sont envoyées par le 115. On leur montre leur lit et c’est tout » (Mme LABORDE). Mr BOUGER, intervenant sur site du 115, travaille en effet en journée alors que les personnes arrivent tard le soir et ne restent que la nuit. Pendant cette période de mise en suspension par la halte de nuit, Mme LABORDE tente donc de continuer d’accompagner Emilio en lui demandant simplement de téléphoner le matin au 115 pour demander un hébergement pour le soir. Car le 115 fonctionne à la journée et propose un hébergement pour une nuit seulement, à la condition qu’Emilio rappelle entre 17 et 18h pour confirmer sa demande. Mais Emilio n’est pas en demande, et quand bien même il le serait, son taux d’alcoolisation vers 17h l’empêche fatalement de trouver une cabine téléphonique : « On nous rabâche les oreilles avec cette idée de projet » dit Mme LABORDE, « mais comment peut-il se projeter alors qu’il ne sait même pas où il va dormir ce soir ? Et, le dispositif qu’on lui propose ne l’aide pas, bien sur, en lui donnant une réponse à 18h. » « Il ne faut pas croire qu’ils n’y pensent pas toute la journée » rajoute t-elle, « ils y pensent, comme tout le monde y penserait ». Et l’éducatrice continue de s’interroger : « Les bénévoles n’ont plus envie de s’investir dans ces conditions, on a de moins en moins de réunions collectives, on n’a pas de projet de service, on nous empêche dans ce qui était avant notre mission d’éducateur, qu’est ce qu’on fait ? » Là encore, c’est l’impasse qui est évoquée. Mais, il est intéressant de noter que cette impasse relève du même type de malaise que celle des bénéficiaires, comme si la problématique des personnes rebondissait, dans les mêmes termes, sur la problématique des intervenants. Pas de projet possible dans un contexte d’injonction au projet, une temporalité de vie ou de travail qui est celle de l’urgence, une précarisation des moyens alloués pour parvenir à exister en tant qu’individu ou en tant que professionnel. « Qu’est ce qu’on fait maintenant » dit-elle, « des Emilio, on en suit une dizaine, si on les enlève on ne va suivre que ceux qui nous permettront de dire qu’on a des bons résultats ? C’est ça qu’on veut faire ? Si c’est ça qu’ils le disent au moins. » La référente du CSMP qui se trouve en face de Mme LABORDE ne peut qu’acquiescer à tout ce discours qui résonne avec celui des plénières du CSMP : « Effectivement, dit-elle, si même chez vous ça se passe comme ça où vont-ils aller ? » « Le pire, [répond Mme LABORDE] c’est qu’aujourd’hui avec ces personnes, on ne sait même plus ce qu’on va faire avec elles la prochaine fois qu’elles vont revenir nous voir. Avant on savait que notre travail c’était d’apporter des petits supports au quotidien, ce n’était pas que l’écoute, loin de là, mais prendre une douche, leur permettre de se poser, de se poser là simplement sans rien attendre en retour, puis, une fois que les choses commencent à prendre entre nous, leur donner des petites responsabilités, des petits étayages matériels qui font que ça aide, aujourd’hui la seule chose qu’on peut faire dans un cas comme celui d’Emilio c’est de lui recommander d’appeler à tel endroit, de l’accompagner parfois dans ses rendez-vous […] le seul résultat qu’on peut leur donner pour l’évaluation c’est qu’on arrive à les maintenir dans un parcours. »
Cf. supra chap.3.II.2.La non-demande : une mise à l’épreuve de la logique du projet.