IV. (Reprise) Lorsque le parcours de vulnérabilité d’Emilio dessine la constellation de la prise en charge sanitaire et sociale

Au centre de la constellation sanitaire et sociale, se trouve le Carrefour Santé Mentale Précarité. Tout autour, se trouvent les différents niveaux de réseau du CSMP (réseau des référents R1, réseau institutionnel « interne » R2, réseau des actions R3 et réseau institutionnel « externe » R4) qui ont été concernés par le traitement clinique d’Emilio à un moment donné de son parcours sanitaire et social. Comme nous l’avons déjà évoqué au début de ce chapitre, ce schéma est loin d’être une représentation totale (échelle 1 :1) du parcours institutionnel réel d’Emilio, ne serait-ce parce qu’il correspond à une période limitée dans le temps de ce parcours.

En revanche, et nous pouvons penser que cela est une constante dans le parcours d’Emilio, l’ethnographie combinatoire des dispositifs de la constellation sanitaire et sociale d’Emilio que nous venons de réaliser dans ce chapitre, donne à voir des prises en charge et des accompagnements à la fois sans cesse mis en échec et à redéfinir à chaque nouvelle rencontre. Ils échappent à une conception du parcours type contenue dans les cadres réglementaires et législatifs des actions et qui donnent à voir un sens idéal pour une prise en charge réussie :

‘Accès aux droits, aux soins et à la prévention →Soin →Orientation →Insertion ’

La série d’impasses que nous avons relevée traduit l’impossibilité des cliniciens à traduire en action les règles d’action classiques de leur dispositif. Plus encore, cela a pour effet de positionner en permanence l’individu en situation de précarité dans des règles d’action paradoxales car prises entre différents régimes de temporalité. Conscients qu’ils ne peuvent plus se situer soit dans la temporalité trop courte de l’urgence, soit dans celle trop longue de l’assistance, certains cliniciens semblent être en quête d’un dispositif idéal, qu’ils trouvent pour partie dans le réseau, permettant de faire tenir la relation d’aide dans la temporalité du « transitoire durable »361 : « On va venir s’appuyer sur le réseau pour aller déposer des situations qu’on ne peut pas traiter ici parce qu’on n’a pas forcément de psy à disposition. Donc on se sert du réseau, des Espaces Rencontres, pour avoir un éclairage psy, au sens clinique. En même temps, ce n’est qu’un éclairage, c’est à dire qu’après on peut essayer aussi d’avoir un éclairage sociologique, ethnologique, parce qu’en fonction des personnes rencontrées, les cultures étant différentes, les trajectoires étant différentes, les contextes et les milieux socioprofessionnels étant différents, il faut avoir ce côté arlequin des lectures de la personne pour pouvoir comprendre la personne dans sa globalité. […] Le travailleur social, en fonction de ses sensibilités, en fonction de sa capacité à prendre ou à ne pas prendre les choses, il va se faire sa petite recette de cuisine, il va aller piocher là où il veut. L’essentiel c’est que le boulot se fasse. Et que le boulot se fasse dans le cadre du projet qui a été énoncé lors de l’accueil de la personne pour tendre vers une forme d’autonomie. Si ça le rassure de dire qu’elle est psychotique, pourquoi pas. La visée c’est que la personne ressorte le plus vite possible dans le droit commun. […] Pour ce faire, il faut laisser des aires d’accueil spécifique, ce que j’appelle des espaces transitionnels, parce qu’on ne fait pas l’économie de la vie qu’on a eue avant, même si ça s’est passé dans la violence. Une personne, même quand elle a été violentée, elle est dans le doute de savoir si elle doit quitter ou ne pas quitter le domicile conjugal. Le sadomaso ça existe, la source maso elle peut exister chez quelqu’un et il faut lui laisser faire ses allers retours, lui laisser éprouver ça ici et maintenant.» (Mr NOMAD, chef de service du 115.)

Pour faire tenir la relation d’aide dans cette temporalité du « transitoire durable » où à chaque nouvelle rencontre tout est à reconstruire sans forcément qu’il y ait l’espoir d’un lendemain qui tienne (Mlle CLERC), les cliniciens ne se mobilisent pas tant sur un « patient » identifié à partir de ses symptômes (« personnes démunies », « troubles psychiques », « pathologies névrotiques », « borderline », « troubles psychotiques ») comme nous le retrouvons dans les cadres d’action des dispositifs, mais plutôt sur une « personne » appréhendée de manière « globale » à partir de ses attachements (social, culturel, affectif, etc.) qui font, dès lors office d’adresse. « L’art d’être présent au présent »362 (« ici et maintenant » Mme LABORDE, Mr NOMAD) semble permettre de saisir l’individu à travers tout un ensemble d’épreuves qui, dans un fort contexte d’indétermination et d’inquiétude, permet progressivement de constituer un savoir-faire sur mesure, où on singularise les attachements, où on travaille les adresses de la personne. L’élaboration en commun de ce savoir-faire (on peut parler ici de clinique des attachements, sur laquelle nous reviendrons au chapitre 7), tisse un collectif d’intervenants hésitants, à « pattes cassées » 363, qui cherchent à prévenir les risques de rechute en constituant un entourage, un carnet d’adresses, qui se mobilise face aux problématiques soulevées tout au long du parcours de l’individu dans son trajet sanitaire et social. Ce collectif, qui apparaît lors des réunions des actions d’étayage du CSMP (Espaces Rencontres, Réseau Santé Mentale Précarité) ou encore lors de « réunion de suivi » organisée à l’initiative d’un nouveau clinicien particulièrement engagé, ne cherche pas à stabiliser via un « projet » l’individu en situation de précarité, mais plutôt à laisser en permanence la porte ouverte à l’émergence d’un possible, aussi éprouvant soit-il. Pour ce faire, ce qui est discuté dans ces réunions, ce ne sont pas tant les « solutions » étayées par de solides références théoriques, et qu’il s’agirait de maîtriser, mais plutôt les différents échecs, les différentes impasses, les « mal-adresses » de l’offre classique de soin et d’insertion qui résultent des résistances de l’individu en situation de précarité, et sur lesquelles il s’agit de « lâcher prise ». La répétition des impasses oblige alors les cliniciens qui se maintiennent dans le réseau à se mouler aux résistances de l’individu. Autrement dit, tout se passe comme si la problématique de la personne en situation de précarité organisait ainsi le sens de la circulation des intervenants (le chemin d’épreuves) qui acceptent, malgré tout, de la suivre.

En acceptant de suivre la personne en situation de précarité de manière quasi inconditionnelle, l’objectif des intervenants semble être de permettre à la personne en situation de précarité de se risquer à s’engager seule, à « se bouger » (Mme ODIAUX) et se responsabiliser (Mr DUCHEMIN), tout en étant portée par eux, dans un « espace intermédiaire » (Mr HUNTER, Mr NOMAD) où elle peut recommencer à éprouver le fait de faire partie d’une commune humanité. Pour remplir une telle mission de sociabilisation, les cliniciens se constituent en réseau de prises en charge, en communauté de charge, où il s’agit de penser ensemble comment négocier avec la personne en situation de précarité l’utilisation de supports, véritables médiateurs de la sociabilité proposée. Ces supports sont très nombreux. Par exemple, si nous prenons ceux mobilisés par Mlle CLERC nous pouvons en répertorier plus d’une quinzaine : carte de visite, plaquette d’information, passeport-soins, médicaments, ticket bus, interprètes, lits du service des urgences, entretien spécifique, consultation sociale, rencontre avec la personne, contrat de soins, démarche de soins, projet de réinsertion, projet de cure de désintoxication, réseaux autour de la personne, entourage familial d’Emilio, Hospitalisation à la Demande d’un Tiers. Tous n’ont pas été utiles pour Emilio mais tous ont été déployés et il en est de même pour chacun des intervenants de la constellation sanitaire et sociale d’Emilio.

Si c’est bien la problématique des personnes qui oriente le sens de la circulation des intervenants, nous pouvons alors faire l’hypothèse que le type d’atteintes, touchant la personne en situation de précarité et identifiées par les intervenants, va les amener à mobiliser tels ou tels supports. Avant de revenir plus en détail sur la (ou les) propriété(s) de chacun de ces supports ainsi que sur les différentes formes d’intervention clinique qui sont données à voir dans le parcours sanitaire et social d’Emilio, il nous faut donc d’abord mieux comprendre ce que les cliniciens entendent par « précarité » et comment ils qualifient ces expériences de la vulnérabilité.

Notes
361.

CASTEL R., (1995), op. cit.

362.

RAVON B. (dir.), PICHON P., FRANGUIADAKIS S., LAVAL C., (2000), Le travail de l’engagement, Rencontre et attachements : une analyse de la solidarité en direction des « personnes en souffrance, Recherche MIRE/Fondation de France.

363.

PITICI C., « Les bricoleurs de la précarité » dans LAVAL C., RAVON B. (coord.), Réinventer l’institution, Rhizome n°25, 2006, p. 19-23.