I. Le cadrage clinique des pauvres et des malades : misère et dépossession (de soi)

Récit d’expérience clinique n°1 : Monsieur B
« Monsieur B est envoyé d’un établissement de postcure du département dans un CHRS de BOURG, sans renseignements médicaux, ni aux éducateurs – « secret médical oblige » - ni même au médecin généraliste, dont le statut au CHRS est précaire. Simplement, l’équipe est informée que les problèmes de santé de Mr B sont « résolus », ou du moins en bonne voie. Ce qui ne paraît pas évident devant l’état de prostration, de maigreur, et le comportement anorexique de cet homme de 50 ans.
L’équipe éducative apprendra qu’il vivait marginalement dans un quartier de Lyon où il était vaguement connu, qu’il est sous tutelle. Le patient demande seulement à revenir à Lyon, il ne semble pas bien réaliser où il est, ne peut fournir aucun renseignement sur sa pathologie, ni son histoire. Le tuteur est difficile à joindre et ne propose rien, impossible de trouver un autre interlocuteur sur Lyon. Nous en parlons en Espace Rencontre, et en réunion du RESEAU SMP/CHRS. L’équipe éducative exprime son désarroi et nous conseillons de prioriser les soins somatiques, auprès d’un généraliste. Celui-ci prescrit une hospitalisation, qui sera différée de jour en jour, faute de place. Finalement, Monsieur B, dont l’état se dégrade toutefois à vue d’œil, est hospitalisé d’autorité au CHG où il meurt au bout de quelques jours.
Ceci ne se passe pas sur un trottoir de DELHI, mais dans la préfecture de l’AIN, en 2005. Nous en sommes encore à lister les multiples dysfonctionnements institutionnels, fonctionnels et moraux, que révèle ce petit drame du quotidien, qui ne sera jamais élevé au rang de scandale, qu’il est pourtant. »
Mr TABARY, psychiatre, réunion du Réseau CHRS-CSMP, 1 juin 2006.

Selon les référents du CSMP365, bien souvent, par manque de place dans les institutions sanitaires ou dans les foyers spécialisés, les malades souffrant de cancers, de maladies auto-immunes, d’anomalies congénitales massives, d’affections rhumatologiques chroniques invalidantes, de fractures, de tuberculose, appellent le 115 pour essayer de trouver un abri dans les institutions du social. Une fois parvenu à destination, le malade en situation de précarité doit alors expliquer seul sa maladie et les conséquences que celle-ci peut engendrer sur son comportement, sur ses relations aux autres, sur sa prise en charge... « Mais comment annoncer, à son arrivée en CHRS, la prise d’un traitement lourd, des antirétroviraux par exemple ? Comment aller mettre ce traitement au frigo, s’il y en a un ? Comment prendre régulièrement son traitement plus ou moins au regard des autres sans ensuite avoir le sentiment que l’on est victime de discrimination ? » 366 Pour cause, à la fois, de communication difficile entre soignants et travailleurs sociaux, parce qu’il devient plus coûteux de parler de sa maladie plutôt que de faire croire qu’on est un « SDF comme les autres », ou encore parce que la personne est simplement trop malade pour parler, les travailleurs sociaux du CSMP constatent que les « patients » arrivant en CHRS restent alors bien souvent seuls à porter la charge de leur prise en charge et taisent leur souffrance.

Mais au CHRS comme à l’hôpital, pour des raisons budgétaires, les nuits sont également comptées367. Il faut donc, une fois qu’un bout de crise est traité, régulièrement repartir, quitte à risquer que la maladie à peine « consolidée » vienne destructurer encore plus la personne. Les malades en situation de précarité se confrontent alors bien souvent encore et encore aux aléas de listes d’attentes interminables d’institutions en mesure de leur donner asile, de leur fournir un soin, d’ouvrir un droit... A la fois « malade » et « précaire », ces personnes poursuivent alors un déambulement interminable des urgences de l’hôpital au 115, du 115 au CHRS, du CHRS à la rue, de la rue aux urgences de l’hôpital, et ainsi de suite : « Une des constatations de l’ANPE était : qu’est ce que je fais des gens qui ont 50-55 ans, qui ont des pathologies physiques associées, suite à des accidents de travail pour beaucoup, que je ne peux pas réinsérer au travail mais qui sont demandeuses de travail. Je n’ai pas d’emploi qui correspond à leur problème et c’est des gens qui ne renoncent pas à l’emploi. Donc grosso modo, la commande c’était que « ça serait bien que tu montes un groupe qui aide ces gens à faire le deuil du travail et à aller vers autre chose… » C’était la demande de l’ANPE, ça n’a jamais été l’ambition du groupe de parole mais voilà... Ces gens ont glissé progressivement des ASSEDIC au RMI, et puis à plus rien parce qu’ils sont considérés comme « consolidés ». Donc la sécurité sociale ne paie plus mais ils sont incapables de reprendre leur boulot parce que les séquelles sont telles qu’ils ne peuvent pas reprendre. La sécurité sociale considère que si tu as une fracture, c’est normal que tu sois en arrêt maladie. Au bout d’un certain temps, on t’envoie voir le médecin du travail qui considère que l’accident de travail est consolidé, que la pathologie liée à l’accident de travail n’évoluera plus, mais ne s’intéresse pas du tout aux séquelles de l’accident de travail. Si tu es « consolidé » tu n’es plus dans le cas d’un accident de travail. Donc soit tu bascules en invalidité, mais tu vas avoir 10 à 15% d’invalidité donc pas d’argent au bout, soit tu te remets au boulot mais dans un autre boulot parce que tu ne peux plus faire celui que tu faisais précédemment, soit tu te retrouves au RMI. » (Entretien individuel avec une psychologue RMI du CSMP).

Face à de tels tableaux, les cliniciens de la précarité semblent n’avoir d’autre possibilité que de s’indigner. Indignation tout d’abord devant le manque de communication et l’absence de transmission des informations médicales essentielles à la prise en charge du malade dans les structures sociales. Indignation ensuite devant la précarité du statut de « malade » à l’hôpital ou de « résidant » au CHRS. Pour l’un comme pour l’autre, la durée de séjour est courte, permettant à peine la « consolidation » de la personne. Tout semble se précariser, même le poste du médecin en CHRS. Ironie et dérision parcourent ces deux textes.

Le scandale ne porte pas tant ici sur les restrictions budgétaires ou le manque de personnels techniques, comme nous avons pu l’entendre par ailleurs, mais plutôt sur l’incapacité des institutions sanitaires et sociales à prendre soin des malades et de faire comme si ces derniers devaient faire le deuil de leur prise en charge médicale. Ce scandale est donc d’ordre politique. Le premier texte rejoint le second où la psychologue RMI s’indigne devant la demande formulée par l’ANPE : « ça serait bien que tu montes un groupe qui aide ces gens à faire le deuil du travail ». « Faire le deuil du soin » comme « faire le deuil du travail », voilà deux injonctions avec lesquelles les cliniciens de la précarité disent avoir à découdre dans le quotidien de leurs activités. La personne en situation de précarité, quant à elle, est faite comptable des troubles liés à son expérience et elle est sommée de les traiter.

Nous observons ainsi dans leur discours un certain nombre de ritournelles relatives à des atteintes identitaires : « on est passé de 1800 à 350 lits en quelques années, il y a une véritable précarité intrahospitalière », « c’est la psychiatrie que l’on précarise, comment peut-on accompagner des personnes dans ces conditions ! », « on nous empêche de réaliser notre véritable mission, celle de soigner ! » « on passe plus de temps à se réunir pour parler de notre travail qu’à faire des consultations ! », « les procédures, y’a en marre, on ne fait que ça », « évaluer, évaluer, il n’y aura bientôt plus rien à évaluer si on passe notre temps à faire ça. », etc.368 A entendre ces discours, les cliniciens semblent progressivement dépossédés des propriétés constitutives de leur identité de professionnel. Elles toucheraient essentiellement à leur vocation et porteraient atteinte à la pleine réalisation de leur mission.

Récit d’expérience clinique n°2 : Monsieur R
« Monsieur R est arrivé au Centre Psychothérapique de l'Ain le 04.08.2005, date de la première hospitalisation. Il était passé au CAP à deux reprises les jours d'avant sans attendre le médecin. Des rendez-vous lui avaient été programmés au CMP mais il ne s’y était pas rendu.
Monsieur R est célibataire. Il est né en 1973 dans le nord de la France, il a donc 33 ans. Il perçoit le RMI. Les éléments que je vous transmets maintenant, sur son histoire je les ai eus fin novembre 2005, 3 mois après son hospitalisation et lors d'un entretien en vue de préparer sa sortie. Il m'explique donc être le dernier enfant du premier mariage de son père. Il a un frère dans l'armée à Tahiti, un autre frère qu'il n'a pas vu depuis 1987, une sœur à Agen mais sans contact avec elle du fait de conflit avec son concubin, une sœur dans le Nord qu’il ne voit pas. Après la séparation de ses parents, il a eu 3 frères issus du second mariage du père : un dans l'armée, deux encore scolarisés. Sa mère ne s’est pas remariée. Il est en rupture de lien avec l’ensemble de sa famille. Il a également une fille d’une dizaine d’années dont il ne me parlera pas. Au niveau scolarité : Monsieur a un niveau CAP maçonnerie en 1990/91, il a fait l'armée à Fontainebleau en 1992, il a travaillé en intérim quelque temps et il a pris beaucoup de toxiques Hach, Cocaïne, Héroïne. En 1997, il fait une post-cure à Champigny sur Marne où il me dit rester un an pour se soigner. Sa mère lui avait sommé de faire cette post-cure s'engageant à le récupérer par la suite. A son retour dans le Nord, il est rejeté par sa famille. Conflit avec la mère qui n'en veut pas et crainte du père, parle de violence. Il part alors en 1998 sur Ferney-Voltaire où il a un ami rencontré en post cure. Il sera d'abord hébergé puis rentre au CHRS de Gex jusqu'en 1999/2000. Il part ensuite en appartement relais ALFA 3A à visée autonome. Au niveau professionnel, Monsieur R occupe plusieurs emplois, contrats en insertion, il travaille dans le recyclage avec des entreprises d’insertion, dit que ces emplois lui plaisaient. Monsieur R est incarcéré en 2001, il est condamné à 36 mois de prison dont 14 mois avec sursis pour des affaires de recel, dit avoir été manipulé. Il sera incarcéré 7 mois, sort en conditionnelle avec obligation de soins plus travail. Monsieur R part en cure à St Galmier puis s'installe à Trévoux où il fait un chantier d'insertion espace vert. Problème d'alcool récurrent. Il explique avoir des difficultés de communication avec les autres, s'alcoolise régulièrement. Il part dans un foyer sur Chazey pendant 6 mois.
Il repart dans le Nord, 15 jours en 2003 avec un désir de renouer des liens familiaux. Sans résultat. Il dort alors dehors, errance qui dure peu mais dont il parle avec beaucoup d’angoisse aujourd'hui. Monsieur R est réincarcéré 17 mois, de 2003 à janvier 2005. Il ne signait plus sa conditionnelle et a donc été écroué. Il ressort en janvier 2005 et il est accepté de suite dans un CHRS de Bourg. Parle de nouveau d'alcoolisation. Il a également un suivi normalement avec le SPIP369 qui se termine mi juillet. Il dit boire pour atténuer des angoisses. Il est réincarcéré de mai à juillet 2005 pour une histoire de manifestation à Lyon, il aurait été là, au mauvais endroit au mauvais moment. Il trouve cette condamnation injustifiée. Il est passé en comparution immédiate et a été écroué de suite. Il ressort en juillet 2005, il est de nouveau au CHRS. Dégradation rapide de son comportement jusqu'à son Hospitalisation Libre en aout 2005. J'aurai donc tous ses éléments fin novembre 2005. Entre temps, dès mon retour de congé en aout 2005, je commence à suivre Mr R.
Monsieur explique être logé au FAR et que l'éducatrice lui a assuré un retour au CHRS à sa sortie, mais il reste inquiet, l’équipe aussi d’ailleurs. Il parle facilement de mal être et d'angoisse. Il se sent soulagé d’être hospitalisé. A ma prise de contact avec le FAR, l’équipe éducative a un tout autre discours. Ils ne lui ont pas promis un retour en CHRS, le premier accueil de février à mai 2005 s'était bien déroulé, mais depuis son retour en juillet, il a un comportement qui ne va pas. Il fait des menaces à tout le monde, pense que les éducateurs lui parlent dans sa tête et veulent sa mort, alcoolisation +++, ils ne veulent pas le reprendre. Ils ont eu beaucoup de mal à le faire hospitaliser, crainte que la situation se reproduise et qu’ils se retrouvent impuissants de nouveau. Trois demandes vont être refaites au CHRS au cours des mois de septembre et octobre 2005 sans changement de position de leur part.
Il m’indique également être suivi par un référent du SPIP service de probation. Lors d’un contact téléphonique, j’apprends que ce dernier avait un suivi jusqu’en juillet 2005 mais n’avait pas eu de nouvelles depuis mai d’ou une certaine inquiétude…. Il n’avait donc pas été informé de la réincarcération de Mr R. Parallèlement, Monsieur R accepte bien le cadre de l'hospitalisation, se dit rassuré… Je contacte ALFA 3 A et la Résidence Sociale Paul Barberot, ils me font une fin de non recevoir rien qu'à l'évocation de son nom. Le directeur adjoint explique avoir accueilli ce Monsieur le jour de sa sortie de prison en juillet 2005 en ALT, dans l'attente d'une place au CHRS... Il a fait peur au personnel de par son comportement, son agressivité, il était au rez-de-chaussée et ne supportait pas les barreaux aux fenêtres, il est parti le lendemain. Je contacte un autre CHRS qui me fait la même réponse. Il a joué du couteau début 2005, ils ont peur de lui. L'image de ce Monsieur à l'extérieur ne correspond pas à ce qu'il est dans l'Unité.
Monsieur R va déposer en septembre 2005, une demande au foyer SONACOTRA. Au téléphone, ils n'ont pas de place et 15 personnes en attente (il passera en Commission en mars 2006 !) et ne sera pas pris. Mr R admet avoir eu un comportement inadapté. Il retourne au CHRS à plusieurs reprises, parle avec l'équipe. Entre septembre et mi-décembre, date de sortie du service, Mr R sera hospitalisé à temps complet sans problème particulier. L'équipe infirmière sera divisée, certains le soupçonnent de "simuler son comportement, ses voix, ses angoisses", d'autres le trouveront authentique et en réelle souffrance. Du coup, le projet est difficile à mettre en place. Parallèlement, il pose des permissions les week-ends et va dormir à l’hôtel…ou chez des amis, régulièrement revient avant la fin de la perm.
Avec moi, en entretien, il sera très conciliant, un comportement de petit garçon : oui madame, merci madame… Me parle de ses craintes de se retrouver dehors, ne veut pas revivre cela…Faute de trouver une place en foyer et à sa demande de travailler, de se remettre en activité professionnelle, on l'orientera mi-octobre 2005 au Parchemin pour une évaluation de ses aptitudes. On projette également une orientation en appartement de transition. Les objectifs du départ seront : évaluation de son comportement dans un autre lieu que l’enceinte de l’hôpital, capacité à entendre les consignes et les horaires, évaluation de son rythme de travail, capacité à entrer en lien avec les autres. Il nous semblait qu'une accroche à l'extérieur permettrait peut-être de changer le regard des autres notamment des partenaires sociaux sur Monsieur R et lui permettrait ainsi plus facilement d'accéder à un hébergement., qu’une prise en charge à la journée favoriserait son intégration sur l’extérieur.
Monsieur intègre le Parchemin [atelier thérapeutique du CPA] mi-octobre 2005, non sans difficulté. Il exprime beaucoup de plaintes somatiques notamment dentaires et quand le rendez-vous est pris, il n'y va pas, douleurs méningées…il revient prématurément au service plusieurs fois. Premier bilan au parchemin après un mois : met en évidence certaines difficultés, des angoisses, peur de ne pas réussir, fatigable parle de travail protégé. Manque de confiance en lui, néanmoins, il arrive à l'heure, il effectue un travail consciencieux, il est capable d'initiative. Une proposition lui est faite d'intégrer le Parchemin pendant 6 mois avec en parallèle un travail autour du relogement. Monsieur R se dit soulagé. On lui parle d'appartement de transition dans l'attente de place en foyer.
La CESF du Parchemin, lors d'évaluation à l'extérieur, le voit également très angoissé, a peur, angoisses, sueurs, n’a pas confiance en lui…
Peu après, je sollicite le CHRS qui refuse encore de reprendre Mr R malgré l'amélioration de son état de santé. Mr R intègre l'appartement de transition en décembre 2005, un peu dans l'urgence, suite à la libération d'une place. Il sort donc du service avec : Parchemin en journée, appartement de transition, suivi CATTP + CMP. Il partage un appartement avec deux jeunes psychotiques intégrés en logement depuis peu de temps également. Prise de rendez-vous CMP, achat semainier, visite appartement transition, explication du fonctionnement (soutien infirmier à domicile).
Les quinze premiers jours se déroulent : intégration dans le logement, achat des courses, parle de difficultés de sommeil. Par la suite, Monsieur R commence à changer de comportement : revendique davantage, souhait de travailler en intérim pour gagner plus d'argent, souhait de constituer le dossier APL avant l'heure, devient exigeant, difficultés à accepter les remarques lors de mes entretiens au CMP. Quand on le replace dans le cadre de la prise en charge, de nouveau il entend, se détend.
Début janvier, s'absente du Parchemin, a des angoisses, fêtes de fin d'année passées seul… Sent l'alcool, parle de la famille, de la police…, du fait qu'il ait passé ses fêtes de fin d'année seul. Réunion au CMP en janvier 2006 : on hésite entre une fin de prise en charge du fait d'alcoolisation ou d'un recadrage dans sa prise en charge pour davantage prendre en compte sa souffrance, on s'oriente vers la seconde solution. Reposer le cadre : alcool interdit en appartement de transition, augmentation des VAD370 suite à certaines difficultés au quotidien, prise de rendez-vous médecin généraliste à faire avec lui, liée à sa prise de SUBUTEX, maintien suivi social, remobilisation par rapport au Parchemin suite à absences ++ depuis son installation en appartement, 9 jours entre décembre 2005 et janvier 2006.
Néanmoins, la prise en charge de Monsieur R reste difficile, supporte mal l'intrusion dans son quotidien, il dit qu'il sait faire. Lors d'accompagnement dans l'achat de nourriture, a déjà fait ses courses la veille.
De janvier à fin février 2006 la prise en charge s'adapte, les infirmiers rentrent en lien avec Monsieur plus facilement, avec moi-même également, après un recadrage au début du suivi CMP où je le sentais très revendicatif quant à l'argent, le travail …, s'apaise ensuite et parle mieux. En mars 2006, Monsieur frappe un colocataire, il est hospitalisé dans une autre unité. On se rend compte alors qu'il tyrannisait ses deux colocataires, s'alcoolisait dans le logement, leur faisait peur. La prise en charge hospitalière durera 15 jours. Une demande d'hébergement sera faite de nouveau par ma collègue : au CHRS, au SONACOTRA, dans une maison relais sur VILLEFRANCHE.
Monsieur R quitte l'hôpital en mars 2006 indiquant être hébergé chez un cousin. On le revoit une semaine après en demande d'ordonnance pour son traitement et d'un suivi C.M.P. Un rendez-vous lui est proposé, il ne s'y présente pas. La problématique de ce Monsieur est complexe : difficulté d'établir un profil le concernant, relève-t-il d'une structure sociale type CHRS ou davantage sanitaire, quel type de relais aurions-nous pu trouver à l'extérieur, le fait de s'axer sur l'après hôpital nous fait-il oublier la problématique de Mr R.
Ce qui m'a fait amener cette situation au Carrefour est qu'on est en présence d'un Monsieur en situation de précarité (au RMI) avec un parcours social complexe et plus ou moins désinséré, jamais pris en charge en psychiatrie. L’hospitalisation de Mr R a néanmoins désengagé tous les partenaires sociaux. Aucune réponse n’a pu être trouvée malgré l’assurance d’un suivi ambulatoire. On s’est retrouvé, en service d’entrée, à penser un projet sans aucune accroche extérieure avec un monsieur qui voulait rester sur Bourg. Pouvions-nous le contraindre à partir ? Tout en sachant que son choix limitait les opportunités, d’autant plus qu’il était connu sur un versant psychopathique. A-t-on encore les moyens de soigner Mr R avec ce sentiment que peu de personnes ne croient à une amélioration possible de son comportement, rejet des CHRS malgré une hospitalisation de 4 mois. C’est pour nous une hospitalisation longue pour un service d’entrée. La pression des services d’entrée à faire sortir des patients rapidement a-t-elle joué en la défaveur de monsieur, le fait qu’il n’ait pas de logement nous a t-il empêché de construire un projet cohérent. L’équipe craignait du coup qu’il s’installe dans l’unité Cette proposition d’installation en appartement de transition avec le suivi tel qu’on peut le proposer correspondait-il à ses attentes ? (on a juste un peu manqué d’évoquer avec lui son histoire) et étions-nous dans la répétition ? De même, au Parchemin, les problèmes se sont posés quand il a eu son appartement et un besoin d’argent plus conséquent, le pécule ne correspondait pas à sa réalité. Et du coup revendiquait un droit à un emploi rémunéré, tout en disant qu’il ne se sentait pas en capacité de travailler dans le milieu ordinaire….. Aurions-nous pu trouver d’autres alternatives ? »
Une Assistante Sociale lors d’une réunion plénière du CSMP, 30 juin 2006.

A la lecture de ce récit d’expérience clinique, force est de constater que les institutions susceptibles de recevoir ceux qui n’ont plus rien ne manquent pas. CHRS, appartement relais, prison, centre de cure, chantier d’insertion, foyer, hôpital psychiatrique, appartement de transition, CATTP, CMP… la liste des institutions visitées par Monsieur R en six ans est tout à fait illustrative du parcours d’un certain nombre de personnes en situation de précarité pour qui, selon les cliniciens, les assises fondamentales de l’existence sont mises à mal (logement, accès aux droits, accès aux soins, intégrité physique et psychique, perte ou absence de statut).

Tout se passe comme si le mode de vie des personnes enveloppées dans la maladie (ici il s’agit d’addictions) et dans la misère relevait pour l’essentiel de ce que Serge PAUGAM appelait la « carrière négative »371 dans les institutions sociales de l’assistance.

Comme nous pouvons l’observer dans ce récit d’expérience clinique, l’assistante sociale reprend alors à son compte pour traduire cette carrière d’individus dont les assises fondamentales de l’existence sont mises à mal372, le modèle « de la perte des objets sociaux » développé par le psychiatre et directeur de l’ORSPERE, Jean FURTOS. Ce modèle, élaboré en 2000, a accompagné depuis le début la construction de la démarche clinique du CSMP373, il se trouve au cœur du corpus doctrinal de référence du CSMP.

‘Les objets sociaux, « c'est quelque chose de concret comme le travail, l'argent, le logement, la formation, les diplômes (la liste n'est pas exhaustive). On en a ou on n'en a pas. On peut aussi avoir peur de les perdre en les possédant encore, ou de perdre les avantages qu'ils sont susceptibles de procurer. Le rapport Wresinski, en 1987, avait insisté sur leur importance, car ils donnent "les sécurités de base" dont la perte amorce la précarité.
Un objet social, c'est quelque chose d'idéalisé dans une société donnée, en rapport avec un système de valeurs, et qui fait lien : il donne un statut, une reconnaissance d'existence, il autorise des relations, on peut jouer avec lui comme une équipe de foot joue avec un ballon ; quelquefois, l'objet susceptible d'être perdu est le terrain de jeu lui-même, c'est-à-dire l'aire culturelle, et alors tout peut basculer. La difficulté commence lorsque certains objets ne vont plus de soi, par exemple le travail et le salaire, dans une société post-salariale à précarisation croissante. Ainsi, la CMU officialise la perte de l'objet " travail " qui n'est plus désormais le passage obligé pour le droit à l'Assurance Maladie. »
FURTOS J., (2000), p. 23-32.’

Selon ce modèle « de la perte des objets sociaux », « être sans », (sans papier, sans travail, sans domicile), ce n’est pas seulement « être en défaut de », c’est faire l’expérience de la perte du « être avec ». Selon les référents du CSMP, la misère qu’engendre cette perte, premier type d’atteinte qu’ils mettent en évidence à partir de l’ouvrage de Guillaume LE BLANC, va bien plus loin que le statut de défaut, elle organise la personne en situation de précarité selon la modalité de la privation. Selon Guillaume LE BLANC, « le précaire est un être pour qui la perte est sans réponse évidente, un être dont le seul espoir est suspendu à la perte de la perte. »374

Dans ce modèle psychosociologique de la perte, lorsque les individus perdent les propriétés sociales qui les constituent, les cliniciens considèrent qu’ils se dépossèdent progressivement d’eux-mêmes. Ce mouvement de dépossession de soi relative à la perte, à l’effondrement des propriétés sociales de l’individu, est ce que les référents du CSMP appellent, reprenant la catégorie de Guillaume LE BLANC, la misère.

Face à cette misère, nous observons chez les cliniciens de la précarité, et notamment dans le récit d’expérience clinique de Mr R, une recherche constante de restauration des propriétés sociales minimales de l’individu. A chaque perte, à chaque dépossession, le clinicien cherche quasi symétriquement à faciliter un « avoir ». Par exemple, pour Mr R, face à l’absence de domicile, il cherchera à faciliter l’accès au logement ; face au non recouvrement des dépenses de santé, il cherchera à faciliter l’accès aux droits (ici la CMU) ; face à l’incapacité de gérer son budget, il cherchera à mettre en place une mesure de curatelle ou de tutelle ; face à l’absence d’hygiène et de santé, il cherchera à faciliter l’accès aux soins. Même si l’accès aux propriétés sociales fondamentales est déjà fortement hypothéqué, les cliniciens de la précarité espèrent les voir se maintenir puis se renforcer par la mise en place de « projets », comme nous l’avons vu pour Emilio.

Enfin, nous observons une certaine ambivalence de la part des cliniciens, ici chez l’assistante sociale, à l’égard de cette logique de projet. Tout se passe comme s’ils étaient pris entre deux systèmes normatifs dont la problématique pourrait être résumée dans la question : « qui porte le projet ? ». Parfois, il s’agit de combler la perte en redistribuant des projets portés par l’institution et ses agents. D’autre fois, il s’agit de combler la perte en reconnaissant une singularité aux projets portés par la personne. Redistribuer et reconnaître apparaissent comme étant deux systèmes normatifs possibles traversant les pratiques cliniques lorsque les cliniciens sont confrontés à ce qu’ils appellent la misère.

Notes
365.

Extraits d’observation impliquée. Propos rapportés lors de plusieurs réunions plénières du CSMP.

366.

Extrait d’observation impliquée. Mme PARTSON, réunion plénière du CSMP, 1 décembre 2006.

367.

Extrait d’observation impliquée. Propos tenus par Mme LABORDE lors d’un Espace Rencontre CHRS-CMP au CHRS Tremplin, 16 octobre 2006.

368.

Extrait du cahier de notes personnelles, ritournelles recueillies lors de différentes réunions plénières du CSMP.

369.

SPIP : Service Pénitentiaire d’Insertion et de Probation.

370.

VAD : Visite A Domicile.

371.

C’est nous qui faisons le lien avec cette notion proposée par Serge PAUGAM dans La disqualification sociale (1991) et qui insiste sur le fait que les exclus soient situés dans un « statut social spécifique, inférieur et dévalorisé, marquant profondément l’identité de ceux qui en font l’expérience ». L’auteur développe l’idée d’ « identification négative de soi » qui entrerait dans le processus de précarisation. LE BLANC reprend également cette idée à son compte : « la plongée dans la précarité, puis dans la grande exclusion, désigne une carrière négative qui est le revers de la normalité sociale. La précarité commence comme une décompensation de la normalité elle-même. Elle détache ce qui a été péniblement attaché dans la longue et incertaine construction sociale de soi. Elle est pour ainsi dire une défaite dans le « faire » lui-même. » LE BLANC G., (2007), op. cit., p. 14.

372.

Ibid.

373.

Cf. supra chap.1.Le Carrefour Santé Mentale Précarité : l’émergence d’un collectif d’intervention auprès des personnes en « souffrance psychique ».

374.

LE BLANC G., (2007), op. cit., p. 84.