II. Le cadrage clinique des jeunes et des personnes âgées : marginalité et empêchement d’agir

Récit d’expérience clinique n°3 : Monsieur H

‘« Originaire de la région parisienne, Mr H a perdu son père avant sa naissance, et n’a que des contacts téléphoniques avec sa mère. Il est le père d’une fillette de 7 ans qu’il ne voit pas. Il arrive dans la région en 2006, récemment sorti de prison semble-t-il. Sans ressources, il dit vivre du trafic de cannabis et boit depuis l’âge de 12 ans + autres addictions.
Organisation psychopathique à priori avec des hébergements toujours précaires, ne serait-ce que par renvoi des foyers d’accueil, il va très vite devenir un visiteur assidu du SAU, y passant parfois deux à trois fois par jour à l’occasion d’ivresses massives sur la voie publique, assorties d’éventuels traumatismes. On dénombre plus de trente passages depuis juillet 2006, les quelques pauses signalant les hospitalisations et les séjours hors département.
A partir du SAU, il sera soit gardé sur place, soit conduit en chambre de dégrisement, soit hospitalisé au centre hospitalier ou au CPA.
Son premier ancrage dans la région sera social auprès du CHRS où les liens font vite problème. L’hygiène publique devenant de plus en plus intolérante, chaque ivresse sur la voie publique le conduira au SAU. Il y rencontre l’alcoologue et ébauche un lien avec une psychologue du Centre d’Alcoologie. Avec la répartition des ivresses, l’hébergement sanitaire cède de plus en plus la place à la chambre de dégrisement, via le certificat de non hospitalisation.
Malgré les rendez-vous au Centre d’Alcoologie et malgré les pressions et soutiens éducatifs, rien ne change et avec l’insoutenance de la répétition on prend l’avis du psychiatre. Avec, bien sûr, en filigrane, l’idée d’une hospitalisation à la demande d’un tiers pour enfin mettre un cran d’arrêt.
Un tel y cédera, tel autre y résistera pour convaincre du résultat à moyen terme, se prenant même à espérer que les activités délictuelles de ce garçon lui offrent par l’incarcération le cadre et la durée impossibles à créer par ailleurs.
Le psychiatre sait qu’aujourd’hui, en l’absence de motivations fermes à se soigner, l’hospitalisation psychiatrique n’est qu’un bref passage, y compris avec une hospitalisation à la demande d’un tiers. »
Dr ENCLIN, psychiatre, responsable du Centre d’Accueil Permanent du CPA,
le 31 mai 2007 lors de la journée organisée par le CSMP sur « l’impasse psychosociale ».’

Fugueurs temporaires, adolescents fuyant leur famille, prostitués, drogués, sans-papiers, le déambulement des jeunes dans les institutions sanitaires et sociales est incessant. N’ayant pour la plupart pas encore l’âge de toucher le RMI, ils vivent, selon les cliniciens, de débrouille, de petits voire de gros trafics. « Pourquoi chercher à se réinsérer alors qu’en dealant quelques grammes de shit, ou d’héroïne, certains de ces jeunes arrivent à gagner chaque mois trois fois le SMIC ? », s’interrogent Mlle CLERC lors d’une réunion du Réseau Santé Mentale Précarité. Ils ont parfois commencé, grâce au conseiller en insertion de la mission locale ou une assistante sociale de secteur particulièrement persistante, des formations, des stages d’insertion ou des petits boulots, ici ou là. Mais très vite, ces insertions « furtives » ne tiennent pas et ils se retrouvent dans une nouvelle structure d’aide sociale. Là, on leur recherche un toit mais il n’est souvent pas facile de les loger. Accompagnés de leur chien, tatoués, percés de toute part, bon nombre d’hôtels sociaux refusent de les accueillir, nous précise Mme ODIAUX. « La dernière fois, ils ont fait une rave partie dans la chambre qui était toute taguée » a raconté le propriétaire d’un hôtel privé à l’écoutante du 115. Ils se retrouvent alors dans des squats où alcool et toxicomanie font bon ménage. Ce qui les amène un jour ou l’autre à rencontrer les services de l’hôpital psychiatrique. Monsieur H n’a que 24 ans, nous raconte le Dr ENCLIN, mais dit-il « son histoire illustre de façon presque caricaturale l’impasse dans laquelle nous nous trouvons avec certains patients alcooliques dont la compulsion de répétition – que Freud assimilait à la pulsion de mort – met en échec toutes les tentatives d’aide et anéantit chez les aidants tout espoir d’évolution. »

La plupart des jeunes qui arrivent au CAP viennent d’un autre département, fuyant une énième institution, profitant pour les parisiens des festivités estivales de la province, ou encore sortant de prison. Ils ont déjà à leur âge perdu beaucoup de leurs amis, d’overdoses ou de maladies liées à l’usage des drogues (sida, hépatite). Monsieur H n’échappe pas à ce tableau, précise le Dr ENCLIN.

Les « jeunes marginaux », comme les appellent les cliniciens de la précarité, seraient pris dans une impasse et pourraient être considérés comme doublement marginaux. Acculés dans les marges, n’ayant comme issue pragmatique que l’insensé de la tentative de suicide, ils tentent de se réapproprier une enveloppe subjective et identitaire en déployant des actions rarement prises en compte car excédant la plupart du temps le seuil de normalité des formes d’action standart. Ainsi, même si leur agir créateur se traduit dans des formes d’action relativement proches de la normalité, le caractère créateur risque de ne pas être perçu ni même considéré. Comme le souligne Guillaume LE BLANC, « la marginalité peut être pensée soit comme un défaut social de créativité, soit comme un refus social de perception de la créativité des vies ordinaires. »375 Déployant des actions perçues le plus souvent comme trop excessives, ils recherchent pourtant en permanence un brin de considération. Les « TS » à répétition, les « comportements à risque » (drogues, prostitutions, relations sexuelles non protégées) sonnent alors, comme le fait remarquer Mr HUNTER lors d’une réunion du RSMP, comme une créativité à agir qui n’a plus d’autres possibilités que de se déployer dans l’issue la plus désespérée ou la plus insensée et qu’il faut parfois savoir laisser émerger.

Extrait d’observation
« Dans notre secteur, il y a de plus en plus de jeunes toxicomanes. Ils ont des familles défaillantes, pas du tout étayantes, ni contenantes, ces jeunes sont livrés à eux-mêmes. Mais il faudrait voir du côté des parents, c’est souvent de là que vient le problème. Pour eux, je dois trouver des CMP libres ou alors je les envois vers le tribunal pour la jeunesse. Ce sont souvent des familles qui travaillent, ils sont complètement absents psychiquement. L’image de leurs parents est ambivalente, ils vont chez eux pour se faire héberger mais il y a des conflits. Le problème c’est que les foyers sont complets, puis de tout de manière ils n’y restent pas longtemps, ils n’arrivent pas à tenir le cadre. Ces jeunes sont inscrits dans rien. Dans l’unité, on ne les entend pas, pas de révolte, rien, alors qu’il y a des psychotiques avec eux quand même. Il n’y a pas de demande, ne se projettent pas, ils sont comme morts psychiquement, ils se démotivent pour tout, ils sont dans rien, motivés par rien du tout, c’est le vide autour d’eux, ça fait peur. Ils bouffent de la TV, c’est tout. Au bout de quelque temps, mais c’est rare, ils demandent parfois qu’on les écoute parler. […] Ils sont dans la description de ce qu’ils vivent. Ils ne pensent pas trop on dirait, on ne les sent pas là, on a l’impression qu’ils s’abritent de quelque chose et si on les questionne, on a le sentiment qu’ils vont être mis dehors. »
Une assistante sociale, réunion plénière du CSMP, 28 avril 2006.

Les cliniciens perçoivent les actions extrêmes des marginaux comme ayant un caractère créateur indéniable qui n’est, selon eux, généralement pas reçu ni même considéré par le quidam. « Tant qu’il est violent » précise Mr HUNTER « il existe encore et on peut essayer de faire quelque chose » 376. Du coup, le travail des cliniciens consiste dès lors à tenter de pallier à ce défaut social de créativité. Comme le souligne Guillaume LE BLANC, « la précarité ne se contente pas de dissoudre l’agir créateur des existences en les privant des repères pragmatiques dont elles pourraient par la suite s’écarter pour les réaliser à leur manière, elle empêche de prendre en considération un tel agir créateur lorsqu’il s’aventure en dehors de tout repère, dans un hors norme radical imposé par la situation du précaire.»377 D’après le psychiatre de Mr H, ce dernier ne possèderait plus la latitude lui permettant de jouer avec les normes qui règlent sa disposition à l’action ou, du moins, celle-ci serait de plus en plus limitée. L’appel à l’HDT ou à la loi (incarcération) montre que ce psychiatre a perçu la fragilisation des normes-étalons qui ont cours dans la vie de son patient et qui semblent dérégler cette disposition. Dans ce contexte, l’hospitalisation vise, dans la logique clinique ici à l’œuvre, à permettre aux personnes en situation de précarité de vivre réellement les écarts qui leur permettent d’accomplir les normes à leur manière ou, du moins, de chercher à reprendre pied dans les normes. Il s’agit de stopper ou tout de moins ralentir ce que les cliniciens appellent la « descente infernale » (Mr HUNTER) où l’on voit se perdre progressivement l’agir créateur de l’individu, dont la disparition ne cesse de s’accompagner de l’extinction des possibilités de s’extraire de ce processus.

Récit d’expérience clinique n°4 : Madame O
« Madame O, cette femme octogénaire vivait depuis plusieurs années avec sa fille, hébergeant aussi tel ou tel en situation précaire, ou elle-même hébergée par un tel. Les relations mère-fille sont orageuses avec violences mutuelles – plus que maltraitances de la mère comme certains ont voulu le croire – à l’aune d’une personnalité hystéroïde et caractéropathique chez Madame B. La précarité de son mode de vie, son refus d’intégrer une maison de retraite ou les échecs répétés de quelques tentatives de « placement » (y compris hôtel et CHRS), divers problèmes somatiques l’ont ainsi amenée au SAU ou à la porte du CAP quand le SAU l’y orientait.
La situation était inextricable, divers établissements sociaux refusaient de l’accueillir en raison de son comportement ou de celui de l’entourage (il y a même un signalement à l’autorité sanitaire) et les problèmes de santé ne justifiaient jamais un séjour hospitalier autre que bref.
Elle a longtemps fait la navette entre « domicile », hôpital général, hôpital psy, centre de convalescence, son généraliste la réadressant même aux urgences pour une bronchite banale dès son retour de maison de repos avec, bien sûr, cette formule imparable « pour placement car maintien à domicile impossible ». Au milieu de tout cela, elle-même rêvait d’être épousée par l’Amiral un jour rencontré chez sa fille.
Un nouveau séjour « abusif » en psychogériatrie se terminera sur un retour au domicile de l’ami de la fille, mais avec des visites à domicile à peu près acceptées. Puis, après un blanc de quelques mois, elle réapparaît au CAP (à l’occasion de menaces ou crises diverses), adressée par une maison de retraite où elle semble s’être enfin posée et où se remettent en place les visites infirmières.
Je n’ai pu trouver quelque information sur ce revirement. Y a t-il un lien avec le séjour en psychiatrie, avec le retour au domicile ? Est-ce la tutrice qui a pu obtenir ce changement ?
Pour l’heure, les choses perdurent, mais Madame B. évoque déjà son départ pour une autre maison… moindre mal peut-être.
Telles situations sont ingérables dans l’urgence et donc aux urgences, elles débouchent presque toujours sur une alternative hospitalière faute de mieux.
Ceci me permet d’évoquer le comportement scandaleux adopté de temps à autre par quelques maisons de retraite qui, adressant leur pensionnaire aux urgences pour des motifs parfois minimes, signifient que celui-ci ne pourra y revenir, qui se voit ainsi … avec armes et bagages à changer de lieu de soins, de lui trouver un autre lieu de vie. Tant à faire payer au patient le prix de cette maltraitance, le service d’accueil se trouve instrumentalisé …… à devenir procédurier. »
Dr ENCLIN, (également) psychiatre du Service d’Accueil d’Urgence de l’hôpital « Fleyriat », le 31 mai 2007 lors de la journée organisée par le CSMP sur « l’impasse psychosociale ».

Pour les personnes âgées, les places dans une pension de famille, un centre d’hébergement pérenne, une maison de retraite sont rares et chères. Les centres de soins restent souvent la seule possibilité d’accueil pour les plus démunis. Les équipes soignantes se battent alors pour trouver un lieu d’accueil, essayant de faire passer le dossier en tête de la liste d’attente de tel foyer ou de telle maison de retraite. Mais, bien souvent et comme ils l’ont toujours fait, ces « PA »378 de la rue refusent de quitter leur sans domicile pour un ailleurs entre quatre murs dont ils ont fait le deuil depuis longtemps. Toujours selon les cliniciens, ils arrivent donc contraints et forcés dans ces maisons qui freinent déjà pour les accueillir et qui profitent du moindre argument pour les remettre dans le circuit, au bas de la liste d’attente. Les petites violences se transforment alors en agression sur le personnel voire en harcèlement moral379, les fugues deviennent des errances pathologiques liées à un Alzheimer plus ou moins tardif, on ne sait pas trop mais « cela concerne un autre Centre Spécialisé » 380.

Selon la théorie de Guillaume LE BLANC, pour cette figure de la précarité qu’est la marginalité, la fragilisation de soi dans les normes semble entraîner irrémédiablement une fragilisation de la capacité créatrice du soi. « Obsédé par la répétition des standards qui confèrent encore une réelle visibilité à « sa » vie, le précaire s’interdit les écarts qui lui permettraient d’accomplir les normes à sa manière ou, du moins, de chercher à reprendre pied dans les normes. Il voit se perdre son agir créateur, dont la disparition ne cesse de s’accompagner de l’extinction de ses arts de faire. »381 Ne trouvant plus de justification sociale pour exister, le « jeune marginal », comme la « vieille folle », errent dans les normes sans vraiment pouvoir s’y arrimer. Ils entrent alors dans un processus de dépersonnalisation qui est, comme les référents le précisent, reprenant FERENCZI382 à travers la lecture de l’ouvrage de Sylvie QUESEMAND ZUCCA383, un processus traumatique : le traumatisme est « équivalent à l’anéantissement du sentiment de soi, de la capacité de résister, d’agir et de penser en vue de défendre son soi propre »384. L’agir créateur mobilisé par cette figure de la précarité entre d’autant plus dans un tel processus que l’individu tend à être frappé d’isolement. Les cliniciens pensent alors que la personne en situation de précarité se marginalise en même temps que sa capacité à s’écarter des normes est de plus en plus compromise. Comme le souligne Guillaume LE BLANC, « elle risque de ne pas être reconnue dès lors que le hors norme créateur du précaire n’est plus dans un rapport audible avec les normes qui sous-tendent le commun des vies. »385 Le marginal voit ainsi se détériorer son agir créateur en même temps que les justifications sociales de soi s’effacent. Toute résistance à la précarité se retrouve de fait également amoindrie. A travers l’isolement progressif et la perte de l’agir créateur, le processus de précarisation semble ainsi compromettre à terme l’enveloppe narrative du « soi ». Ils perdent non seulement leur capacité de s’adresser à, et également leur capacité à « rassembler » leur vie dans un récit de vie. Nous faisons nous-mêmes le lien avec le sentiment que ressent un certain nombre de cliniciens de la précarité, de recevoir à chaque visite de ces personnes, un morceau, une bribe de l’individu et de son histoire (cf. le récit d’Emilio). Adresse et narration de soi sont progressivement démantelées au fur et à mesure que la précarisation détache l’individu de ses supports normatifs.

Notes
375.

LE BLANC G., (2007), op. cit., p. 106.

376.

Extrait d’observation impliquée. Réunion du RSMP du 29 janvier 2007.

377.

LE BLANC G., (2007), op. cit., p. 106.

378.

« PA » dans le jargon pour Personnes Agées.

379.

Lors d’une présentation d’une situation clinique, en réunion plénière du CSMP, effectuée par une psychiatre du service de psycho-gérontologie du CPA, celle-ci n’a pas hésité à exprimer son indignation devant la pratique de certaines maisons de retraite qui mettraient à la porte systématiquement environ 15% de leurs résidents. Pour ce faire, le personnel de ces maisons de retraite recevrait l’ordre « de pousser à bout » les résidents, qui lorsqu’ils se rebelleraient, seraient étiquetés de troubles du comportement voire de démence, puis seraient envoyés au CPA. La maison de retraite pourrait alors continuer à encaisser le forfait journalier du résident pendant son séjour à l’hôpital psychiatrique.

380.

Situation rapportée par un travailleur social lors d’un Espace Rencontre avec un CHRS de Bourg-en-Bresse.

381.

LE BLANC G., (2007), op. cit., p. 107.

382.

« « Dès lors que la quantité et la nature de la souffrance dépassent la force d’intégration de la personne, alors on se rend, on cesse de supporter, cela ne vaut plus la peine de supporter, on se fragmente en morceaux. Je ne souffre plus, je cesse même d’exister tout au moins comme moi global », explique Ferenczi. » QUESEMAND ZUCCA S., (2007), op. cit., p. 115.

383.

Mr TABARY a présenté l’ouvrage de Sylvie QUESEMAND ZUCCA en deuxième partie de réunion plénière le 29 juin 2007.

384.

FERENCZI S., (2006), Le traumatisme, Paris, Payot, p. 33.

385.

LE BLANC G., (2007), op. cit., p. 107.