III. Le cadrage clinique des malades mentaux et des sans-papiers : mépris social et posture narrative impossible
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Récit d’expérience clinique n°5 : Madame F
« Début avril 2006, Madame F passe la porte du CMP ; elle est habillée correctement, possède un gros sac à dos. Elle n’a pas de demande précise, dit simplement être envoyée par l’AS du CMS, qu’elle est en ville depuis la veille. Devant ce tableau quelque peu énigmatique, nous lui proposons un entretien infirmier en immédiat, ce qu’elle accepte volontiers.
A noter que les entretiens de première intention sont pratiquement toujours réalisés par deux infirmiers (ou un CIP et un infirmier) le jour même ou plus tard le lendemain, et suppose donc une disponibilité des soignants ainsi qu’une souplesse de fonctionnement.
Le début de cet entretien sera difficile, Madame F. restant sur sa réserve et demeurant tout aussi mystérieuse et énigmatique. L’entretien deviendra rapidement directif, Madame F ne parlant pas spontanément mais répondant finalement assez facilement à nos questions.
Nous apprendrons donc les éléments suivants : elle habitait Bordeaux jusqu’à présent, elle était « suivie » par un psychiatre depuis un séjour à l’hôpital psychiatrique, elle voulait aller en Suisse rejoindre son ex-compagnon mais avait été refoulée à la frontière. Les raisons de ce départ subit étaient floues : « ses voisins, les gens dans la rue lui voulaient du mal, parlaient d’elle sans cesse, certains voulaient même la tuer ». Elle avait également des insomnies. Depuis qu’elle était en ville elle se sentait mieux ; plus personne ne parlait d’elle.
Elle nous parle aussi d’un traitement neuroleptique dont elle ne se rappelle pas le nom, mais que, de toute façon, elle ne prend plus depuis des mois. Après cet entretien, nous avons finalement assez d’éléments pour émettre l’hypothèse suivante : voyage pathologique effectué par une patiente atteinte d’une psychose chronique. Nous demandons l’avis du médecin psychiatre du CMP qui la verra également en consultation le jour même.
Entre notre entretien et la consultation, nous appelons Bordeaux et arrivons à joindre le psychiatre qui la connaît très bien et qui nous confirme le diagnostic de schizophrénie paranoïde, et nous énonce les différents traitements qu’il lui a prescrits. Nous arrivons à joindre également ses éducateurs à Emmaüs et l’équipe infirmière qui nous donnent de précieux éléments à savoir que cette dame, malgré sa maladie, avait réussi à trouver un équilibre social, qu’elle alternait des moments difficiles et des phases où elle allait plutôt bien. Cette patiente bénéficie de l’AAH depuis plusieurs années et loue un appartement sur Bordeaux.
Lors de la consultation au CMP, le médecin lui a prescrit un neuroleptique (SOLIAN) que Madame F accepte afin de prévenir, me dira t-elle, une éventuelle rechute. Une autre consultation est prévue ainsi que des entretiens infirmiers afin de maintenir le lien.
Hormis ce voyage que l’on peut qualifier de pathologique, le comportement de Madame F n’est pas inquiétant et ne justifierait pas une hospitalisation sous contrainte : discours adapté, refuse HL. Elle a trouvé un hôtel qu’elle paie avec son AAH et s’occupe du transfert de son dossier administratif. Notre objectif au CMP est de créer un lien, de l’aider dans ses démarches de recherche de logement, l’accompagner dans une éventuelle rechute. Elle vient nous voir plusieurs fois par semaine durant 3 semaines. La précarité de sa situation au niveau logement nous préoccupe et nous fait craindre une rechute psychiatrique.
Au bout de 3 semaines, le patron de l’hôtel la met dehors et elle se retrouve à la rue. Malgré nos démarches auprès des hébergements d’urgence de la région, que nous avions d’ailleurs entamées dès son arrivée, nous n’obtenons rien étant donné que nous ne sommes plus en période hivernale.
Après quelques jours de squat, notamment à la gare de la ville, l’état de Madame F se dégrade rapidement puisqu’elle est aperçue par des membres de l’équipe soignante parlant seule ou haranguant les passants d’une manière inquiétante.
Nous nous demandons à ce moment-là si l’intervention d’une équipe mobile de psychiatrique ne serait pas opportune car Madame F ne se présente plus au CMP.
En tout cas, l’issue la plus favorable nous semble être une hospitalisation sous contrainte, que nous ne pouvons nous-mêmes initier.
Il nous semble que sur ce cas précis, le problème social a largement contribué à accélérer le processus de rechute et faire se dégrader l’état de santé de Madame F.
A ce jour, et renseignements pris, Madame F n’est pas hospitalisée au CP, n’est pas retournée à Bordeaux. Elle aurait été reçue dans un CHRS du département pour une demande de logement d’urgence et s’apprêtait à aller dans le Jura. »
Un Cadre Infirmier de Proximité,
réunion bureau du CSMP, 19 mai 2006.
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Selon Mr TABARY, les psychotiques ont toujours été comptabilisés dans la population des exclus ou des précaires386. La maladie mentale, qu’elle prenne la forme de délire chronique, de psychose hallucinatoire, de psychose infantile (autistique ou non), d’addiction, de dépression, de phobie, de névrose d’angoisse, ou de trouble obsessionnel, est souvent là bien avant que l’individu vive la précarité. Soignés pour ces symptômes, les malades mentaux se retrouvent « chronicisés » dans les Centres Médico-Psychologiques et les Hôpitaux de jour. « Stabilisés », ils acceptent généralement le lien avec les équipes de ces structures. Parfois cependant, il existe ce que les cliniciens appellent des « échappées » et quelques patients, comme l’exemple de Madame F, se retrouvent à des centaines de kilomètres de leur lieu de soins, vivant comme à l’accoutumée, au jour le jour. Ils sont souvent assez âgés et ne veulent plus, pour la plupart, entendre parler de psychiatre et d’hôpital psychiatrique. Leur passé dans de vieux asiles psychiatriques où l’ingestion de psychotropes fortement dosés les a pour beaucoup rendu méfiants des lieux qu’ils reconnaissent eux-mêmes comme étant « pour les fous ». On les aperçoit souvent dans la rue, se débattant avec leurs voix comme s’ils reconnaissaient dans un passant invisible un familier auquel ils en voudraient. Les infirmières du CAP disent être souvent frappées de la justesse de leurs propos, de la finesse avec lesquels ils peuvent décrire un évènement de leur vie, une activité partagée avec un autre, un moment où ils ont travaillé, leur relation avec leurs parents… autant de bribes morcelées d’une biographie qui leur est impossible de tenir cohérente. Les malades mentaux en situation de précarité restent généralement familiers aux équipes sanitaires et sociales, comme ils le sont également avec les commerçants et les habitants du quartier. Il n’est pas difficile, telle l’équipe infirmière de ce CMP (dans le récit ci-dessus), de remonter la trame des liens qu’ils entretiennent avec les institutions qui les prennent en charge. Ils sont souvent mieux insérés qu’un SDF « normal », tant que leurs délires restent inoffensifs, qu’ils ne boivent pas et que leurs passages à l’acte sont maîtrisés, généralement par les médicaments. Ils provoquent souvent le sourire des passants. Tout se passe comme s’ils arrivaient à soigner la culpabilité que ressentent riverains et badauds qui les côtoient, jusqu’à ce qu’un enfant se mette à pleurer en les voyant ou pire, se mette à leur jeter des pierres. Le « fou du village » fait alors l’expérience de ce mépris social ancestral qui, tout en faisant partie de l’économie locale, vit une solitude immense. Avec le temps, désocialisation et psychose s’entremêlent et les cliniciens disent ne plus savoir très bien si le symptôme observé est l’expression du malade ou du grand exclu. Les psychiatres qui les suivent depuis dix, vingt et parfois trente ans ne se soucient d’ailleurs plus tellement du diagnostic, qui a fait l’objet de tellement de discussions en équipes voire parfois lors de séminaires ou de colloques, qu’il en est devenu stérile. L’impossibilité de soigner définitivement ces malades mentaux qui n’entrent dans aucune nosographie classique a fait généralement travailler les cliniciens sur leur sentiment de toute puissance et son corollaire, le sentiment d’impuissance, jusqu’à ce que finalement le deuil de guérir soit fait et que le mot « chronicisation » ait parcouru son chemin dans la pratique du soignant. « Un patient chronicisé est un malade guéri » diront alors certains387 tant la stabilisation de la maladie est un parcours long et périlleux qu’il est déjà bien louable d’avoir atteint. Le deuil du soin laisse bien souvent la place à un « prendre soin » qui consiste alors à maintenir les liens tissés par le malade dans son quotidien. Il s’agit de composer avec ce qu’amène le malade, avec sa part « folle » qui fait sourire le badaud mais rire jaune le clinicien qui sait quelle souffrance se cache derrière tant de dérision.
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Récit d’expérience clinique n°6 : Madame M
Début du mois de janvier 2006. Une femme d’environ 35 ans entre dans la salle d’accueil du Centre d’Accueil Permanent. Ses vêtements sont épais, ses traits sont tirés, on dirait qu’elle vient de loin, qu’elle a traversé un bout de monde pour arriver jusqu’ici. L’infirmière qui l’accueille lui propose de patienter quelques minutes, un médecin et une infirmière vont la recevoir. Elle ne parle pas français, seulement quelques mots d’allemand, elle propose d’appeler un ami pour jouer le rôle d’interprète.
Trois heures plus tard, l’ami arrive, le médecin et l’infirmière vont pouvoir la consulter. Madame M est adressée par les urgences de l’hôpital général pour une consultation, les examens somatiques n’ont rien montré. Originaire des pays de l’Est, Madame M est en attente d’une décision pour sa demande d’asile politique. Elle est arrivée en France il y a deux semaines avec son mari et son fils de 18 ans. Sa fille de 19 ans est restée en Yougoslavie. Madame M et sa famille auraient vécu en Allemagne de 1999 à 2002 et auraient été expulsées d’Allemagne suite à une erreur juridique… Pendant cette période, le mari aurait été hospitalisé pour un épisode psychotique. En 2004, de retour dans leur pays, Madame M aurait été agressée sexuellement et violentée avec une arme blanche. Cette agression aurait été suivie d’une hospitalisation en 2005 pour dépression et état de stress post-traumatique. Quelques mois plus tard la famille M reprenait la route pour arriver dans un CADA à Hauteville. Elle est accueillie au SAU dans le cadre du plan grand froid. Depuis quatre jours, Madame M ne semble pas bien, agitée, isolée, peu intégrée avec les autres résidents, elle se plaint de douleurs diffuses, de tremblements, de vomissements, d’une fatigue intense, d’insomnie, d’irritabilité, et dit pleurer souvent. A la fin de cette première consultation, le médecin vérifie l’ordonnance faite à Fleyriat et lui donne les coordonnées du CMP de Hauteville. La patiente rentre au SAU.
Mars 2006. Madame M se présente à nouveau dans la salle d’accueil du CAP. Elle est accompagnée par son ami. Elle est envoyée par l’ALATFA
388. Le plan grand froid est terminé, la famille M vient d’être expulsée du foyer où elle vivait. Etrangement, on en apprend un peu plus sur son parcours… thérapeutique. Elle décrit très bien des crises anxieuses avec somatisation (migraines, gastralgies, prurit). Elle demande aujourd’hui un certificat attestant ses troubles afin de pouvoir bénéficier d’un hébergement… à l’hôpital. Force est de constater, que Madame M a effectivement un traitement à prendre et il ne faut pas être grand clinicien pour penser que la situation actuelle ne fera probablement que majorer ses troubles anxieux. Le médecin décide donc de rédiger un certificat attestant des troubles de… l’adaptation… et préconise un « RAD », dans le jargon « Retour A Domicile »… mais quel domicile ?
Avril 2006, Madame M se présente à nouveau au CAP, elle n’est pas accompagnée par son ami, ce sont les pompiers qui l’amènent suite à une crise d’angoisse à expression somatique. L’entretien se déroulera en Allemand (plus ou moins maîtrisé de part et d’autre) et portera moins sur les troubles psychiatriques que sur le problème d’hébergement. Madame M se sent flouée. Voyant que d’autres familles sont « transférées » par le principal hébergeur du département, elle ne comprend pas pourquoi son cas à elle n’est pas pris en compte… son domicile, à elle et à sa famille, c’est la rue. Elle a bien compris que sa famille ne répondait pas aux « critères d’urgence » (enfants en bas âge notamment) qui permettraient d’être hébergé en foyer, alors que faire ? Elle évoque de nouveau le viol qu’elle a subi dans son pays et les difficultés qu’elle ressent encore aujourd’hui à s’en défaire. Elle demande alors au médecin un deuxième certificat, le premier n’ayant apparemment pas suffi. Pour le médecin, la demande n’est pas qu’utilitaire, la souffrance de cette personne est belle et bien réelle, le passage à l’acte contre l’administration n’est pas à écarter. A partir de ce diagnostic, le médecin décide d’appeler différentes structures sociales et de partir elle-même à la recherche d’un hébergement pour cette famille. L’organisme qui gère les foyers du département lui répond qu’il n’est pas possible d’héberger cette famille en dehors d’être imposée par la DDASS. Du côté d’un premier CHRS, il n’y a plus de possibilités car ce sont des demandeurs d’asile. Du côté d’un second CHRS, il n’est plus possible d’héberger ni les femmes, ni les demandeurs d’asile. Et le 115 est injoignable… que faire… Le médecin décide de mettre Madame M en observation au CAP pendant une nuit.
Le lendemain, le médecin reprend son téléphone. Appel à la préfecture qui confirme que le dossier de demande d’asile est en cours, et rassure un peu tout le monde en disant que le dossier est en liste prioritaire. Nouvel appel au 115 qui est joignable mais qui ne sait pas vraiment quoi faire sauf proposer que cette famille rencontre une assistante sociale de la mairie… Face au tableau clinique (idées de mort qui commencent à émerger et majorées du fait de la précarité de la situation, cauchemars, angoisse) le médecin propose un temps d’hospitalisation à Madame M. Mais elle ne préfère pas rester. Afin de tenter de maintenir un lien avec elle, le médecin lui propose de revenir dans un mois pour une consultation de « réévaluation » et éventuellement le renouvellement de son ordonnance, et lui précise qu’elle peut revenir également en cas d’urgence. Le médecin écrit un nouveau courrier au médecin inspecteur de la DDASS expliquant la situation.
Quinze jours plus tard. Le CAP reçoit un appel d’un foyer du département. Apparemment, Madame M et sa famille auraient été relogées dans ce foyer mais le responsable ne comprend pas pourquoi Madame M « n’a pas de papiers », entendant par là une ordonnance… ??? Le médecin explique alors que l’ordonnance de Madame M n’est en effet plus valable et que vu que le relogement a été effectué dans une autre ville du département, il paraît plus indiqué que Madame M prenne un rendez-vous avec un généraliste sur place pour le renouvellement de son ordonnance et pour démarrer un éventuel suivi. L’équipe soignante lui conseille également de prendre contact avec le CMP le plus proche.
Mai 2006. Madame M arrive au CAP, avec son mari et une amie parlant peu le français pour la même décompensation anxio-dépressive réactionnelle. La situation administrative de la patiente reste toujours très compliquée. La patiente aurait fait un malaise la veille, lors de son rendez-vous à l’OFPRA
389 à Paris, malaise qui semble apparaître de manière récurrente depuis quelques temps. Elle présente à nouveau tout un ensemble de symptômes avec des douleurs abdominales et des sensations d’oppression thoracique qui font dire au médecin que la présentation est certes théâtrale mais la souffrance bien authentique. Selon son amie, Madame M aurait aujourd’hui des idées suicidaires devant la situation désespérée qu’elle vivrait et elle ne prendrait pas tout le temps ses médicaments. Madame M reste en observation au CAP pendant la nuit.
Le lendemain, Madame M semble moins agitée, elle n’a pas fait de malaise, elle se plaint encore de douleurs. L’observation est prolongée une nuit de plus.
Le surlendemain, Madame M semble aller mieux, le médecin juge qu’il n’y a pas nécessité de l’hospitaliser. Madame M accepte de prendre contact avec le CMP de Bourg et souhaite sortir du CAP.
Une semaine plus tard. Madame M revient au CAP pour renouveler son traitement. Elle est accompagnée par son mari. Elle et sa famille ne vivent apparemment plus dans le foyer suite à un conflit avec un des responsables du centre à propos du fait qu’elle ait demandé à voir un médecin et que cette demande lui aurait été refusée… Elle serait toujours en attente d’une réponse de l’OFPRA. Visiblement à bout, son mari prendrait ses médicaments à elle. Madame M souhaiterait que son mari soit consulté également, ce qui sera effectué avec un autre médecin. Son ordonnance renouvelée pour un mois et son mari consulté, Madame M repart avec un RDV au CMP pour le mois suivant… le personnel de l’hôpital ne la reverra pas.
Recueil de situation effectué par nous-mêmes à partir d’un
entretien auprès d’une interne en psychiatrie du CAP
et suite à la lecture du dossier médical de la patiente, 27 juin 2006.
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Selon l’interne en psychiatrie que nous avons rencontrée ainsi que l’équipe infirmière du CAP, une des caractéristiques qui leur apparait la plus marquante dans le traitement clinique des sans-papiers, est l’attente. Le temps passe lentement pour les sans-papiers. Que ce soit sur le trottoir, dans un service d’urgence ou dans un foyer, ils attendent. Leur voyage a souvent été long, transitant de pays en pays avant d’arriver à destination. Ruinés parce qu’ayant économisé de long mois pour s’offrir leur migration, pour fuir les famines, les guerres civiles, la mafia locale ou l’absence de soins primaires, ruinés parce qu’ayant tout abandonné, parfois dans la précipitation, suite à une attaque ou à un danger de mort imminent, ils sont aujourd’hui dépendants de circuits administratifs dont les lenteurs les obligent à patienter dans des no man’s land perdus au milieu de nulle part. Violés, brutalisés, humiliés, parfois atteints de maladies graves (sida, hépatite, tuberculose), les « sans-papiers » arrivent souvent aux urgences de l’hôpital psychiatrique. Des listes d’attente aux urgences, des urgences aux salles d’attente... Cela fait partie du circuit, à tel point qu’il devient certaines fois difficile pour l’équipe médicale, comme nous le rappelle le psychiatre du CAP, de faire la part entre le trouble psychiatrique réel et la simulation en vue de profiter d’un papier ou de quelques nuits d’hospitalisation, quelques nuits d’hospitalité hors de ce circuit. L’ignorance de la langue du pays d’accueil s’ajoute très souvent aux effets de déréalisation et de dépersonnalisation. Il n’est pas aisé de savoir, dans de tels contextes pour le psychiatre, si le délire observé est réactionnaire à une migration qui a duré parfois plusieurs années ou à un traumatisme précédant la migration. En foyer ou dans certain CHRS spécialisé, les « sans-papiers » sont souvent rejetés des autres SDF qui leur reprochent de prendre leur place. D’hôtel en hôtel, de petit boulot en petit boulot, ils restent des fantômes aux yeux de tous car suspendus à l’attente de leur régularisation. Sans identité, sans nom, écorchés dans leur être le plus intime, empêchés dans leur socialisation, ils apparaissent et disparaissent ici ou là, font la manche ou la une des journaux.
Pour les référents du CSMP, les différentes situations évoquées ici convoquent la figure du mépris, telle qu’elle est proposée par Guillaume LE BLANC, dans le sens où elles sont caractérisées par l’« invisibilité » des individus en situation de précarité. Bien qu’ils soient constitués de chair et de sang, le « fou » comme l’ « être sans », dont les cliniciens nous ont déjà parlé plus haut, semblent être bien souvent aux yeux de tous, perçus comme étant transparents. Soit qu’ils ne souhaitent pas les voir, précisent les cliniciens, soit qu’ils les regardent directement à travers eux en plaquant sur eux leurs propres valeurs et principes normatifs. Etrange regard qu’est alors celui de tout le monde, parfois aussi celui des cliniciens, dont une disposition intérieure ne leur permettrait pas de voir la personne qui se tient debout devant ou à côté d’eux. Tout se passe comme si le regard n’arrivait pas à accrocher non pas à une non-présence physique mais plutôt à une non-existence au sens social du terme. Le mépris s’exerce ici pour les cliniciens dans le fait que le tout-venant se comporte comme si la personne n’était pas réellement là, comme si elle n’était pas dans le même espace.
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Extrait d’observation impliquée. Réunion plénière du CSMP du 30 juin 2006, situation évoquée de manière informelle autour d’un café, l’infirmière critique l’orientation qu’elle a fait de cet homme vers un CHRS sans avoir pu l’accompagner.
Une infirmière du Centre d’Accueil Permanent (CAP) du CPA raconte qu’un jour se trouvait un homme au milieu du parc de l’hôpital, seul assis sur un banc. Au bout de quelques heures, hésitant entre culpabilité de ne pas aller au devant de l’inconnu et culpabilité de laisser son poste, cette infirmière se décida à aller vers cet inconnu qui visiblement n’avait pas compris qu’il ne s’agissait pas d’un banc public et qu’il devait passer par le Centre d’Accueil Permanent pour « entrer » dans l’hôpital, au sens symbolique comme au sens propre. L’homme était grec et ne parlait pas du tout le français, à peine quelques mots d’anglais partagés avec l’infirmière, qui elle aussi avait quelques difficultés à exprimer ses pensées. Au bout de quelques échanges, l’infirmière tenta de signifier à l’homme qu’il pouvait aller dans un CHRS pour s’abriter et se nourrir. Celui-ci sembla comprendre, se leva et partit sur la route qui menait vers la ville et où se trouvait le CHRS. Le lendemain matin au CAP, le journal local fraîchement parvenu annonçait qu’un homme grec avait été arrêté pour vol dans un supermarché entre le CAP et le CHRS indiqué. Il était aujourd’hui incarcéré.’
Il est intéressant de noter dans les situations évoquées ci-dessus comment le professionnel qui « regarde au travers » se conduit activement dans l’acte de non-perception. Cela peut être une inattention anodine en adressant la personne vers une institution qu’elle ne connaît pas, cela peut être le fait d’utiliser un langage standardisé incompréhensible pour la personne soit du fait de sa trop grande technicité soit du fait du nombre important d’abréviations qui le composent, ou encore cela peut tout simplement être le fait de laisser patienter sur des listes d’attente ou des salles d’attente toutes deux interminables des personnes qui n’en comprennent ni les tenants ni les aboutissants. Ces exemples sont des cas d’un seul et même type, parce qu’ils ont en commun d’être des formes d’invisibilité au sens figuré et métaphorique. Les individus qui vivent ces situations ne peuvent y voir que des signes d’humiliation et se sentir comme n’étant pas perçus. En adressant une personne vers une autre institution, bien souvent le clinicien donne à voir une disponibilité cognitive en rapport avec les procédures qu’il connaît bien alors que l’individu qui se trouve en face de lui attend généralement une disponibilité motivationnelle (de sourire, d’encouragement). La précarité détache alors l’individu de ses supports normatifs et des effets que ces derniers entraînent habituellement sur l’autre.
Aujourd’hui, l’absence de possibilité de reconnaissance de la singularité des places occupées par les individus en situation de précarité, reconnaissance nécessaire pour qu’ils se hasardent à s’adresser à d’autres individus, propulse leur agir créateur dans une déréliction narrative qui n’a pas d’autre issue que la rumination d’une fable hallucinée de soi (Mme F haranguant les passants), ou encore que l’échappatoire dans une solitude irréversible (Mme M) qui les confrontera, à plus ou moyen terme, à la loi (le grec). Objet du mépris social, le déni de reconnaissance qui est exercé sur lui, par les passants comme par certains soignants, entraîne des blessures morales qui prennent la forme d’humiliation, de harcèlement, de violence, de rejet, corrélative à la non prise en compte des postures présentées ou des idées introduites. Comme le souligne Guillaume LE BLANC « la conséquence directe du mépris social prolongé est la déstabilisation des récits des vies ordinaires au travail, dont l’effet ultime risque d’être la perte de la voix, laquelle peut de moins en moins dire à autrui ou se dire et devient alors une voix solipsiste, une voix presque muette à force d’être une vie qu’on n’entend plus. »390
Face à cette invisibilité sociale et ces voix que les cliniciens disent ne plus entendre, ces derniers se mettent en position d’écoute, une écoute du faiblement audible, du peu accessible. Cette écoute permet de reconnaître la singularité biographique de l’individu (son parcours historique, son parcours de migration) lui permettant d’accéder à une prise de posture narrative. Elle peut être médiée par un tiers (les autres professionnels du réseau, l’interprète), comme si elle seule pouvait relier les différentes attaches de l’individu. Le déni de cette prise de posture entraînerait, pour les cliniciens, tout un ensemble de préjudices sociaux et moraux dont le sentiment de honte en est une des conséquences directes391, des expériences de mépris et d’humiliation qui ne peuvent être sans conséquences pour la formation de l’identité de la personne en situation de précarité.