IV. (Reprise) La « souffrance psychique » dans la théorie de la clinique psychosociale : une conjugaison d’atteintes à gravité variable

Ce chapitre nous a permis de mettre en évidence que, pour les référents du CSMP, en tant qu’expérience de la misère, de la marginalité et du mépris, la précarité peut s’arc-bouter sur la vulnérabilité de toute vie. La précarité, qui peut se révéler dans la maladie, la vieillesse, la migration, dans la précarisation des conditions de travail, de logement, encore dans la paupérisation des relations sociales, atteste de l’extrême vulnérabilité de tout un chacun. Cependant, s’il existe une vulnérabilité ontologique à toute vie, ne serait-ce que parce que celle-ci se trouve sans cesse exposée à la mort, il ne faut pas la confondre, précisent les cliniciens de la précarité, avec une autre forme de précarité plus pathologique que leurs différents récits d’expérience clinique mettent en évidence. La précarité vaut ainsi comme une vulnérabilité qui ne peut pas être ajournée392, vulnérabilité liée pour les cliniciens que nous avons rencontrés soit à l’affaiblissement brutal des propriétés sociales de l’individu, soit à l’imposition de régimes d’inaction ou la marginalisation de ses dispositions à l’action, ou soit encore à l’impossibilité de prise de posture narrative.

La lecture de ces six récits d’expérience clinique, donne à voir comment les référents du CSMP construisent leur théorisation, à partir de la lecture de l’ouvrage de Guillaume LE BLANC, autour de trois types d’atteinte de la clinique de la précarité : la misère, la marginalité et le mépris. Ce qui nous intéresse c’est qu’à chacune de ces figures correspond, pour eux, un registre dans lequel l’individu est touché par le processus de précarisation. Nous avons vu qu’avec la misère correspond l’effondrement des propriétés sociales de l’individu, c’est donc, comme le précise Guillaume LE BLANC, dans le registre de la possession que l’individu est touché. Avec la marginalité correspond un empêchement dans la créativité d’agir, c’est donc dans le registre de l’action que l’individu est atteint. Au mépris correspond une impossibilité de prise de posture narrative, c’est donc dans le registre de la narration que l’individu est affecté. Possession, action et narration apparaissent alors comme étant les registres dans lesquels nous supposons que vont pouvoir émerger les pratiques cliniques de ceux qui prennent en charge et accompagnent les personnes en situation de précarité, selon que ce sont les propriétés sociales, les dispositions à l’action ou les compétences verbales qui sont touchées par le processus de précarisation.

Tableau 5 : Récapitulatif des analyses faites à partir de l’étude des récits d’expérience clinique et de l’appropriation de l’ouvrage de G.LE BLANC faite par les cliniciens du CSMP.
Processus de précarisation Affaiblissement brutal des propriétés sociales de l’individu Imposition de régimes d’inaction ou marginalisation des dispositions à l’action Impossibilité de prise de posture narrative
Atteintes relatives à la précarité Misère Marginalité Mépris
Registre touché par la précarité Possession Action Narration

Lors des discussions qui ont eu lieu au sein de six réunions de travail autour de la définition de la précarité et de l’ouvrage de Guillaume LE BLANC, les référents ont affirmé que ces différentes atteintes n’étaient pas vraiment séparables et se combinaient les unes aux autres. Selon les référents du CSMP, il existe différents degrés de gravité de la souffrance ressentie par les cliniciens lors de leur confrontation à la misère, la marginalité et au mépris, et en fonction de leur appartenance professionnelle : « Peut-être que le travailleur social ressentirait plus la misère que le mépris alors que le clochard ressentirait l’un et l’autre » précise une infirmière du CSMP. Reprenant la théorie proposée par Jean FURTOS tout en la combinant avec celle de Guillaume LE BLANC, les cliniciens du CSMP distinguent alors « une souffrance qui aide à vivre » (FURTOS), c’est la « vie ordinaire » de Guillaume LE BLANC, « une souffrance qui commence d’empêcher de vivre », et « une souffrance qui empêche de souffrir, donc de vivre »393, c’est la « vie précaire » de Guillaume LE BLANC. Cette distinction, émergente lors de ces réunions de travail, nous amène à faire une petite parenthèse sur la théorie de la souffrance telle qu’elle est conçue par Jean FURTOS dans la clinique psychosociale, principale référence théorique des cliniciens du CSMP. Pour ce faire, nous reprenons à notre compte le déroulement de l’argumentation que propose Emmanuel RENAULT (2008, p. 358-361) qui analyse la typologie de la souffrance psychique dans la théorie de la clinique psychosociale.

Comme le souligne Emmanuel RENAULT, la première souffrance décrite par Jean FURTOS (la « souffrance qui aide à vivre ») constitue une manière de s’approprier soi-même, et de s’approprier le monde, qui reste du côté de la santé394. Pour Jean FURTOS, « il faut insister sur lerôle important de cette souffrance qui maintient le lien avec soi-même et avec autrui : elle est agonique au sens étymologique de la lutte (agon) grâce à laquelle le sujet n’abdique pas […] : nous sommes dans une zone de bonne santé mentale où souffrir n’empêche pas d’agir. »395 Ainsi, « les conditions sociales requises pour que la souffrance conserve cette forme sont d’une part le travail et d’autre part un support social stable et valorisant. »396 En revanche, comme nous l’avons vu, la perte de ces « objets sociaux » fait émerger d’autres formes de souffrance397.

La souffrance « qui commence d’empêcher de vivre » prendrait quant à elle deux formes différentes. La première est « référée à des formes de précarité psychique où la crainte de la perte des objets sociaux s’accompagne de stress, de dévalorisation de soi et de perte de confiance »398 : « Nous sommes dans une zone de prépathologie, voire de pathologies avérées de type somatique, dépressives ou pseudo-dépressives »399. Les cliniciens associent cette souffrance à la précarisation du travail (emploi intérimaire ou peu lucratif - travailleurs pauvres) qui entraîne du stress et la crainte de l’effondrement en induisant un premier degré de vulnérabilisation du contrat narcissique400. La seconde forme correspond « à la précarité psychique qui s’explique par la perte effective des objets sociaux, c'est-à-dire aux difficultés subjectives rencontrées dans le champ du travail social »401. Ces difficultés rejoignent le concept de « syndrome d’exclusion » de Jean MAISONDIEU402 : « Citons […] la honte et le découragement, qui, avec l’inhibition, constituent pour le psychiatre Jean Maisondieu la triade de l’exclusion »403. La perte effective des objets sociaux entraîne ici une vulnérabilité accrue404.

Toujours en suivant Emmanuel RENAULT, « le concept de « souffrance qui commence à empêcher de vivre » prend sens dans le cadre non pas d’une théorie générale de la souffrance, mais d’une théorie du processus psychosocial qui peut conduire à la grande précarité. Il vise à formuler théoriquement le constat que l’exclusion est le marchepied de la grande précarité d’un point de vue non seulement social, mais aussi psychique. La dimension invalidante de cette souffrance est en effet un facteur jouant dans les trajectoires catastrophiques qui peuvent conduire à la grande précarité »405. Distinguer cette souffrance qui « commence d’empêcher de vivre » de celle qui « empêche de vivre » permet également aux cliniciens d’identifier ce qui sépare le tableau clinique de l’exclusion de celui de la grande précarité, auquel Jean FURTOS réserve le concept de « syndrome d’autoexclusion »406. Lorsque l’individu perd ses objets sociaux, lorsque son narcissisme se retrouve brisé et qu’il se retourne contre lui-même (clivage au moi), la souffrance prend alors la forme de la terreur, du désespoir, et elle conduit à mobiliser des défenses paradoxales (clivage, déni, projection) pour éviter l’agonie psychique et l’effondrement407.

Jean FURTOS s’inspire alors de la clinique de la survivance proposée par René ROUSSILLON en soulignant ainsi « que la réalité des troubles subjectifs ne peut s’expliquer simplement par l’effet d’un environnement défaillant ou traumatisant ; il faut également tenir compte des stratégies mises en œuvre face à une souffrance devenue insupportable en situation de manque radical et de violences de différentes natures »408 : « Choisir le terme d’auto-exclusion permet de pointer l’activité du sujet humain dans certaines situations où, pour survivre, il est obligé de s’exclure lui-même de sa propre subjectivité. Pour ne pas souffrir l’intolérable, il se coupe de sa souffrance, il s’anesthésie. Pour vivre, il s’empêche de vivre, paradoxe gravissime »409. Ainsi la théorie de l’auto-exclusion, du « clivage au moi »410, « expliquerait l’inhibition de la pensée et des émotions, l’anesthésie partielle du corps, l’abolition de la honte et l’incurie, mais aussi des résurgences soudaines de violence dès que baisse la garde sous l’effet de l’alcool ou d’un rétablissement de la confiance (retour de l’anesthésié411). »412 Ce troisième stade est également spécifié par les différentes formes d’identification à l’insupportable qui le traversent, comme l’identification au rebus413. Pour les cliniciens, il est constitutif du passage d’une lutte contre la souffrance encore gouvernée par le principe de plaisir à une lutte gouvernée par la pulsion de mort414 dont témoigne notamment l’ « asphaltisation »415.

Au regard de ces trois types de souffrance (une souffrance qui aide à vivre, une souffrance qui commence d’empêcher de vivre, et une souffrance qui empêche de souffrir, donc de vivre), les différentes expériences de la vulnérabilité que les référents du CSMP ont dégagées suite à leur appropriation de l’ouvrage de Guillaume LE BLANC, se retrouvent interrogées dans une perspective plus verticale qui pourrait correspondre à ce que Ferdinand SUTTERLÜTY appelle les « trajectoires de souffrance »416 « à savoir le parcours social catastrophique qui conduit l’individu d’une socialisation en apparence réussie à la déchéance »417. Ce concept de « trajectoire de souffrance » permet d’expliquer, selon Emmanuel RENAULT, que ce parcours dépend tout autant de facteurs biographiques que d’un contexte social : « La condition de toute trajectoire sociale de ce type est une biographie marquée par des formes d’humiliation et d’abaissement qui puisent généralement leur source dans la violence physique ou symbolique dont les individus ont été les victimes ou les témoins lors de leur enfance. Cette condition biographique doit être complétée par une condition contextuelle, à savoir l’existence d’un environnement social défavorisant ou instable, dans lequel l’individu est mis dans une position de vulnérabilité structurelle. C’est à cette triple condition (biographique, contextuelle, structurelle) qu’un événement peut faire basculer l’individu dans une trajectoire caractérisée par la remise en cause progressive de ses différents horizons d’attente, de ses modèles d’interprétation de soi et d’autrui, par la disparition de toute forme de confiance dans les relations sociales et, par voie de conséquence, par la destruction de ses derniers supports relationnels et par une incapacité sociale qui renforcent sa souffrance »418.

Pour résumer. A partir des réflexions cliniques dans lesquelles s’inscrivent les référents du CSMP et les cliniciens que nous avons rencontrés, nous comprenons qu’un évènement donné peut vulnérabiliser tout individu en fonction des qualités biographiques, contextuelles et structurelles de ses « trajectoires de souffrance ». L’expérience de la vulnérabilité qu’engendre une telle confrontation s’exprime à travers tout un ensemble d’atteintes, à gravité variable, dans les registres de la possession, de l’action ou de la narration.

Reste maintenant à savoir, comme nous l’avions évoqué à la fin du chapitre 3, comment, confrontés à l’expression de cette expérience de la vulnérabilité, les cliniciens mobilisent tels ou tels supports et quelles en sont les formes d’intervention ?

Notes
392.

LE BLANC G., (2007), op. cit., p. 89.

393.

FURTOS J., LAVAL C., (2005), op. cit., p. 17.

394.

RENAULT E., (2008), op. cit., p. 358.

395.

FURTOS J., (2005), op. cit., p. 18.

396.

RENAULT E., (2008), op. cit., p. 358.

397.

FURTOS J., (2000a), op. cit., p. 23-25.

398.

RENAULT E., (2008), op. cit., p. 359.

399.

FURTOS J., « Souffrir sans disparaître », dans FURTOS J., LAVAL C., (2005), op. cit., p. 19.

400.

FURTOS J., (2000a), op. cit., p. 26.

401.

RENAULT E., (2008), op. cit., p. 359.

402.

MAISONDIEU J., (1997), La Fabrique des exclus, Paris, Editions Bayard, cité par FURTOS J., (2005), p. 20.

403.

FURTOS J., (2005), op. cit., p. 20.

404.

FURTOS J., (2000a), op. cit., p. 26.

405.

RENAULT E., (2008), op. cit., p. 359.

406.

FURTOS J., (2005), op. cit., p. 21.

407.

FURTOS J., (2000a), op. cit., p. 26, 29-31.

408.

RENAULT E., (2008), op. cit., p. 360.

409.

FURTOS J., (2005), op. cit., p. 21.

410.

Cette notion de « clivage au moi » n’est pas évidente à saisir pour le non clinicien. René ROUSSILLON en donne cependant une explication éclairante dans la revue Rhizome : « Une autre manière de fuir est de « fuir » au-dedans, de se retirer d’une partie de soi, de faire la part du feu, de se couper de ce qui de soi est pris au piège. Certains animaux, pris au piège des hommes, coupent la partie d’eux-mêmes qui les retient prisonniers, ils s’amputent de la partie de leur corps par laquelle ils sont tenus. Mais, si l’on raisonne selon cette analogie dans le monde de l’humain, on peut aussi ne « tenir à rien », céder ses appartenances, abolir le lien qui retient aux choses, retirer ses investissements des parties de soi par lesquelles le piège fonctionne, on peut sacrifier la partie pour sauver le tout. Cette amputation, ce clivage « au moi » comme j’ai proposé de le nommer, peut aussi se répéter autant de fois que nécessaire, on peut ainsi se fragmenter pour faire disparaître la souffrance du lien aliénant, se morceler pour mieux échapper à l’emprise de ce qui vous tient et vous met dans l’impasse. Quand le piège suppose l’unité, suppose la continuité d’être, la solution peut se trouver dans le renoncement à cette unité, dans la multiplication des « soi », la parcellisation de soi. On peut ainsi réaliser des formes de « brouillage » interne, protéger une partie secrète de soi de l’intrusion des facteurs d’impasses au-dedans. » ROUSSILLON R., « La logique du plus faible », dans LAVAL C., RAVON B. (coord), Réinventer l’institution, Rhizomen°25, 2006, p. 18. « La logique du plus faible » est un article écrit par un des principaux référents théoriques des cliniciens du CSMP, René ROUSSILLON. Cet article initialement paru dans la revue Rhizome a ensuite donné lieu à une contribution dans l’ouvrage collectif dirigé par Jean FURTOS, (2008), op. cit., reprit sous le titre « La loi du plus faible : les stratégies de survie » (p. 134-138).

411.

FURTOS J., (2005), op. cit., p. 21.

412.

RENAULT E., (2008), op. cit., p. 360.

413.

DOUVILLE O., « Notes d’un clinicien sur les incidences subjectives de la grande précarité », Psychologie clinique, nouvelle série, 7, printemps 1999, p. 64.

414.

ROUSSILLON R., « Les situations extrêmes de la clinique de la survivance », dans FURTOS J., LAVAL C., (2005), op. cit., p. 229.

415.

Ce concept-symptôme est de Sylvie QUESEMAND ZUCCA : « Plus la personne est désocialisée, plus elle prend, racine, à même le sol […]. Dans des cas extrêmes, l’homme ou la femme « s’asphaltisent », comme soudés au sol, les pieds pris dans l’asphalte, au point qu’on ne peut plus repérer s’ils savent se tenir debout. Assis, appuyés, adossés, couchés, entourés d’une multitude de sacs, de bouteilles, d’aliments, ils deviennent une forme imprécise. » QUESEMAND ZUCCA S., (2007), op. cit., p. 93 

416.

Le concept de « trajectoire de souffrance » fait ici référence à une analyse concernant les « carrières de violences » réalisée par SUTTERLÜTY F, (2004), « Was ist eine ’’Gewaltkarriere’’ », dans Zeitschrift für Soziologie, vol. 33, n° 4, cité par RENAULT E., « A propos de la violence en situation de sous-emploi. Récit et tentative d’analyse » dans le rapport de la Commission « Violence, travail, emploi, santé » Travaux préparatoires à l’élaboration du Plan Violence et Santé en application de la loi relative à la politique de santé publique du 9 août 2004, p. 121. Le concept de « trajectoire de souffrance » provient de F. Shütze, « Verlaufskurven des Erleidens als Forschungsgegenstand der interpretativen Soziologie », dans H.-H. Krüger, W. Marotzki (éd.), Erziehungswissenschaftliche Biographiforschung, Leske + Budrich, Leske, 1995, p. 116-157, également cité par RENAULT E., (9 août 2004), op. cit.

417.

RENAULT E., (2008), op. cit., p. 336.

418.

Ibid, p. 336-337.