I. Les supports cliniques de propriété

Un certain nombre de supports cliniques énoncés dans l’étude de la constellation sanitaire et sociale d’Emilio ainsi que dans les récits d’expérience clinique du chapitre précédent visent à pallier à la misère, comprise par les cliniciens, comme la perte des objets sociaux (logement, emploi, formation, argent… ce qu’on a ou ce qu’on n’a pas) et la privation de droits.

Nous voyons ici un rapprochement entre cette conception de la misère et la perte des « supports sociaux » tels que Robert CASTEL les a décrits dans Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi 421. Pour lui, « les supports sont les conditions objectives de possibilité de l’individu, les assises sur lesquelles doivent pouvoir s’appuyer les acteurs pour déployer des stratégies personnelles. Et il trouve le cœur de ces supports du côté de la propriété, puisque c’est elle qui permet, à suivre sa lecture historique, à l’individu d’exister pour lui-même. Lorsque l’intégration dans une société hiérarchique d’ordres et d’états se desserre, « la propriété privée devient l’assise privilégiée qui permet à l’individu de ne pas « flotter » »422. Au fur et à mesure qu’il est devenu évident que tout le monde ne pouvait avoir accès à ce type de support d’indépendance individuelle, il a fallu passer par la quête de substituts analogues et, en tout premier lieu, la possession de droits et l’entrée dans un système de protection. C’est cet ensemble qui constitue la propriété sociale, « une sorte d’analogon de la propriété, qui fait fonction de propriété privée pour les non-propriétaires et qui leur assure la sécurité »423. Dans la descendance des institutions de DURKHEIM, Robert CASTEL fera de la possession de ces supports la clé explicative des deux grandes manières diamétralement opposées d’être un individu dans la modernité. L’individu positif est celui qui, ayant des supports, est capable de tenir ; l’individu négatif en est, à l’inverse dépourvu et caractérisé par un « décrochage ». L’individualisme négatif n’émerge ainsi au bout du compte que comme le résultat de ce processus, lorsqu’on ne peut plus faire l’expérience qu’on « vit d’autant plus à l’aise sa propre individualité qu’elle s’étaie sur des ressources objectives et des protections collectives. »424 »

Dans la constellation sanitaire et sociale d’Emilio, comme dans les récits d’expérience clinique, nous pouvons observer tout un ensemble de supports qui relèvent du droit. Ces supports sont tous les dispositifs, toutes les activités qui visent à redonner à la personne un sentiment de propriété et de respect de soi425 en favorisant l’accès à : aux droits, au logement, au travail, au soin. Pour ce faire, le clinicien va, par exemple, recourir à tout un ensemble de règles juridiques qui concernent les statuts salariaux (CDD, CDI), les types de couverture sociale (AAH, RMI, CMU, AME, tutelle, curatelle), plus globalement les formes légales de protection sociale. Parce que le clinicien qui les mobilise semble vouloir faire sentir à la personne, qu’elle est porteuse des mêmes droits à posséder qu’autrui, nous appellerons ces supports des supports cliniques de propriété.

‘« Vérifier si la personne est assuré social et si ses droits et sa carte sont à jour. La mise en place de ces actions doit être réfléchie et décidée par la personne, et ne peut avoir lieu que lorsque les objectifs liés à la prise de conscience de son état de santé et de la nécessité de soins sont atteints. Dans le cas contraire, le risque est de voir la personne accepter les propositions soit par crainte (pouvant aller jusqu’à la suppression du RMI), soit pour « faire plaisir », soit pour « avoir la paix » ; ceci pourrait servir de point de départ mais c’est peut-être risqué : le bénéficiaire ne serait alors pas complètement engagé et responsabilisé. D’où l’importance de comprendre le mode relationnel que la personne a pu avoir avec d’autres professionnels, afin de ne pas retomber dans le même schéma quand il y a eu échec.
Très souvent, il faut mettre en place un véritable plan de soins, agissant sur bien des points dans la vie quotidienne, il est nécessaire là aussi d’agir progressivement et d’échelonner les actions dans le temps et de respecter le rythme de la personne, voir parfois de freiner, l’objectif étant le long terme et pas une quinzaine de jours d’efforts.
Ensemble établir des priorités :
Consultation chez le médecin : laisser le maximum d’autonomie pour prendre rendez vous, ce qui permet de tester la motivation, le degré d’autonomie ou les problèmes psychologiques (ex : peur panique du dentiste). Aider si besoin ; accompagner chez le professionnel pour des raisons de mobilité, pour faciliter l’accueil, pour rassurer et soutenir moralement et pour éviter toute mauvaise compréhension. Sauf cas précis respecter la relation patient-médecin et ne pas assister à la consultation. Et évidemment laisser gérer quand la personne peut le faire.
Faire les examens demandés
Le traitement : s’informer du traitement = voir l’ordonnance du médecin (ce qui peut prendre du temps), s’assurer de la compréhension du traitement : rôle et importance, des médicaments, posologie, prévenir des effets secondaires normaux. Ceci étant souvent nécessaire malgré les explications du médecin et du pharmacien.
Education pour une meilleure hygiène de vie : dans la gestion du traitement, de façon à être autonome. Donner des conseils d’hygiène de vie : faire le point sur les habitudes, expliquer l’intérêt d’une meilleure hygiène, essayer d’avoir de la documentation simple. Etablir un agenda, de façon sommaire, des différents contrôles, des rendez-vous à faire dans les mois qui suivent. »
Extrait de l’ « Evaluation Déclic Santé », Fév.-Oct. 2002, p. 3-4.’

Dans cet extrait d’évaluation du projet Déclic Santé (projet relié aux activités de réticulation du CSMP), les supports cliniques de propriété sont variés, et correspondent à différents matériaux de base permettant à l’individu en situation de précarité de commencer à prendre soin de lui : douche, repas, éducation à l’hygiène de vie, éducation thérapeutique sur l’observance, etc.

Le tableau ci-dessous reprend l’ensemble des supports cliniques de propriété relevés dans la constellation sanitaire et sociale d’Emilio et dans les différents récits d’expérience clinique.

Tableau 6 : Récapitulatif des supports cliniques de propriété rencontrés dans la constellation sanitaire et sociale d'Emilio et dans les récits d’expérience clinique.
  Les supports cliniques de propriété
(en tant que accès à, droit au)
PASS de Fleyriat Carte de visite de l’assistante sociale. Plaquette d’information. Passeport-soin. Bilan social et administratif sur l’ouverture des droits (AME, CMU, etc.) Médicaments. Ticket bus. Lits du service des urgences. Contrat de soins.
Unité intrahospitalière du CPA « Epidaure » Cure de sevrage. Traitement médical. Bilan social et administratif.
Centre de postcure « Hélios » Soin (en tant que droit au). Hébergement (linge, repas, activités, douche, etc.)
Centre d’accueil permanent Bilan social et administratif. Bilan somatique.
115 Lits du 115 à l’hôpital Fleyriat. Hôtels. CHRS. Ecoute. Téléphone.
CHRS Services de première nécessité : (1) accueil de jour (douches, vestiaire, salle de jeux ou de repos, rencontre avec l’équipe éducative, projet personnalisé). (2) accueil de nuit (lits d’urgence, lits stabilisés).
Restaurant social (repas à coût modeste).
Hébergement d’insertion (projet personnalisé : lit stabilisé ou appartement diffus), logement : appartements en sous-location, accompagnement au quotidien dans des problématiques diverses : santé, travail, droit (RMI, AAH), famille, budget (curatelle).

Les supports cliniques de propriété sont utilisés de différentes manières. Par exemple, favoriser l’accès à consiste bien souvent à envoyer la personne vers un partenaire, un collègue, une autre institution. Mais il existe bien des manières d’envoyer vers. Nous en avons repérées deux.

L’intervention du clinicien qui consiste à orienter vers sans accompagner (comme nous l’avons observé au Centre d’Accueil Permanent) : on l’appellera l’orientation.

L’intervention qui adresse vers, c'est-à-dire que la personne est accompagnée là où elle est orientée (comme à la PASS de l’hôpital « Fleyriat » ou au 115) : on l’appellera l’adressage.

Notes
421.

CASTEL R., HAROCHE C., (2001), Propriété privée, propriété sociale, propriété de soi, Paris, Fayard, p. 37.

422.

MARTUCCELLI D., (2002), op. cit., p. 95-96.

423.

CASTEL R., HAROCHE C., (2001), op. cit., p. 74, cité par MARTUCCELLI D., (2002), op. cit., p. 95-96.

424.

CASTEL R., (1995), op. cit., p. 473, cité par MARTUCCELLI D., (2002), op. cit., p. 95-96.

425.

Dans sa théorie de la reconnaissance, Axel HONNETH démontre que le développement du sentiment de respect de soi passe par la reconnaissance de droits individuels : « […] Puisque la jouissance de droits individuels met le sujet en mesure d’exprimer des exigences socialement recevables, elle lui ouvre la possibilité d’exercer une activité légitime, grâce à laquelle il peut se démontrer à lui-même qu’il jouit du respect de tous ses concitoyens. Les droits individuels revêtent un caractère public dans la mesure où ils offrent au sujet un mode d’action acceptable par tous ses partenaires d’interaction ; c’est ainsi qu’ils interviennent dans la formation du respect de soi. […] nous pouvons conclure que l’expérience de la reconnaissance juridique permet au sujet de se considérer comme une personne qui partage avec tous les autres membres de sa communauté les caractères qui la rendent capable de participer à la formation d’une volonté discursive. Cette faculté de se rapporter positivement à soi-même, nous pouvons l’appeler le « respect de soi ». » HONNETH A., (2000), La Lutte pour la reconnaissance, Paris, Cerf, p. 146.