L’orientation consiste à calculer une trajectoire et envoyer dans une direction donnée la personne en situation de précarité comme on pourrait le faire avec un objet ou encore une « patate chaude ». L’orientation s’effectue en fonction des places disponibles dans les institutions (CHRS, hôtel, CPA, foyers, etc.), elle participe à la redistribution des places (CAP, 115). Le clinicien qui oriente explique en général qu’il n’a pas le temps de faire autrement, qu’on ne lui donne pas les moyens lui permettant de se mettre à la place de l’autre, d’être empathique, voire que ça n’est pas sa mission426. Le clinicien semble être pris dans une relation spéculaire avec la personne en situation de précarité, comme s’il était lui-même contaminé par la précarité (ce qui peut entraîner des identifications massives au vécu de la personne) : « nous aussi en psychiatrie, nous sommes dans la précarité, comment voulez-vous que je m’occupe de ces personnes, je n’ai pas le temps, c’est tout, c’est pas que je ne veux pas, c’est que je ne peux pas » 427. Cette identification au vécu précaire de la personne en situation de précarité, présente chez le clinicien qui oriente, lui permet parfois de faire comme s’il portait un intérêt à l’autre tout en étant empêché par une instance de domination extérieure. « Très bien monsieur, croyez moi, vous devriez téléphoner au CHRS un tel, c’est eux qui prennent en charge ce type de problème. » 428. L’authenticité est souvent prise chez ce clinicien comme une catégorie morale soumise par des déterminations extérieures, une sorte de faux self qui consiste à dire « il faut être authentique, croyez-moi mais c’est malheureusement impossible de l’être vraiment ».
Le clinicien qui adresse, qui accompagne son orientation, cherche, quant à lui, que l’individu en situation de précarité se sente comme étant le sujet d’une adresse.
‘Mr HUNTER : Nous à Aide Accueil aux Jeunes, on essaie de tenir une certaine position par rapport à des cas comme celui-là. On est très prudent avec les personnes qui veulent tout d’un coup une attestation de soin pour éviter d’aller en prison.En accompagnant la production de cet acte de reconnaissance que constitue l’adressage, le clinicien semble vouloir animer l’individu au regard de ses adresses (là où on l’envoie) et le faire exister à partir de ses propres désirs comme le signale cette infirmière du Réseau Santé Mentale Précarité dans l’extrait ci-dessus. Nous faisons ici le lien avec la proposition de Judith BUTLER pour qui être sujet d’une adresse « ce n’est pas simplement être reconnu pour ce que l’on est déjà, c’est aussi se voir conférer le terme même par lequel la reconnaissance de l’existence devient possible. […] On « existe » non seulement parce que l’on est reconnu, mais, plus fondamentalement, parce que l’on est reconnaissable. »429
Dans l’accompagnement qu’il propose, le clinicien qui adresse agit dans la relation en côte à côte plutôt qu’en face à face comme le ferait celui qui oriente. Il propose à la personne de reconnaître, en évaluant, la nature de ses besoins, et il la soutient dans sa recherche des ressources lui permettant de s’orienter et d’y répondre.
Le clinicien peut également agir dans l’adressage sans être dans l’accompagnement direct, par exemple dans les différents espaces collectifs de réflexivité (« Espaces Rencontres » ou réunion du RSMP), lorsqu’il nomme une personne sans que cette dernière ne sache qu’elle l’est430. L’adressage est porté en quelque sorte par les différents acteurs du réseau qui se distribuent les rôles concernant le cas à traiter en fonction des besoins de la personne et de ses disponibilités intérieures (par exemple dans la situation d’Emilio, qui va signer l’Hospitalisation à la Demande d’un Tiers (HDT) ?). S’il ne s’agit pas de « laisser porter le bébé à une seule personne » (Mlle CLERC), chaque clinicien du réseau se retrouve alors tour à tour émetteur et destinataire de l’adresse. Ca sera parfois un tel qui signera l’HDT, parfois un autre, parfois encore un tel qui accompagnera la personne chez le médecin parfois un autre, etc. Les cliniciens s’attribuent en quelque sorte l’adresse que la personne en situation de précarité a sollicité en eux ; ils se disent « référent de la personne » 431. Autrement dit, si chacun porte subjectivement la problématique pensée collectivement de la personne en situation de précarité, chacun porte tour à tour la référence en fonction des situations et des personnes rencontrées. Cela permet à cette dernière d’arriver n’importe où dans le réseau, tous les cliniciens seront prêts à l’accueillir en connaissance de cause. L’individu en situation de précarité et les cliniciens qui l’accompagnent s’adressent les uns aux autres et reçoivent des adresses les uns des autres. Le réseau des cliniciens qui adressent est non seulement établi par la problématique de la personne en situation de précarité (par exemple nous avons vu dans le chapitre 3.III.2 comment la problématique de la non-demande les mobilisait autour de la logique du projet) mais leur pouvoir est dérivé de la nature du support qui est mobilisé dans la relation avec la personne. Le choix du type de support clinique de propriété ne réside ainsi pas seulement dans l’appropriation réflexive et collective de la problématique de la personne mais, également dans une chaîne de significations qui excède le dispositif de connaissance. Par exemple, des cliniciens qui échangent sur la nature du support clinique de propriété à mobiliser participent de fait, non seulement à une sensibilisation mutuelle sur la clinique de la précarité (ouverture des droits, types de soin à fournir, etc.) mais, en même temps, ils participent à la reconnaissance sociale et la sociabilisation de cette personne. Nous voyons là comment le dispositif de connaissance (chapitre 2) vient en quelque sorte se superposer, se mouler, à un dispositif de reconnaissance.
L’adressage permet d’ouvrir en permanence des portes permettant à la personne en situation de précarité d’entrer n’importe où lorsqu’elle le désire, lorsqu’elle le choisit. Une fois que la personne en situation de précarité a ouvert ces portes et qu’elle se retrouve reconnue juridiquement, elle, dans une perspective honnethienne, « n’est plus seulement respectée dans sa faculté abstraite d’obéir à des normes morales, mais aussi dans la qualité concrète qui lui assure le niveau de vie sans lequel [elle] ne pourrait exercer cette première capacité »432.
Alors que le clinicien qui oriente aura plutôt tendance à tenir un discours défaitiste sur le symptôme qui serait « l’arbre qui cache la forêt », celui qui adresse, quant à lui, balise la forêt en donnant l’ordre de la traverser sans que quiconque n’en connaisse les issues ; il se laisse guider par la problématique qu’il rencontre. Le rapport pédagogique entre le clinicien et la personne en situation de précarité est donc inversé dans l’orientation et l’adressage, ce que nous allons étudier maintenant.
Cf. supra chap.3.II.1.Se rapprocher, autonomiser, trier : les visées des interventions cliniques.
Extrait du cahier de notes personnelles. Observations relevées au Centre d’Accueil Permanent, 27 juin 2006.
Idem.
BUTLER, (2004), Le pouvoir des mots, Paris, Editions Amsterdam, p. 27.
En effet, si en principe, selon la loi n°2002-303 du 4 mars 2002,toute personne dont la « situation », la « problématique », le « cas » est traité en groupe, doit en être informée, en réalité cela ne se fait que rarement, « pour ne pas effrayer la personne », « pour ne pas la rendre encore plus paranoïaque qu’elle peut l’être », comme le précise la plupart des cliniciens interviewés à ce sujet.
Par exemple, dans la constellation sanitaire et sociale d’Emilio, la référente a d’abord été Mme LABORDE puis, suite à l’exclusion du CHRS Tremplin, c’est Mlle CLERC qui a pris le relais.
HONNETH A., (2000), op. cit., p. 143