II. Les supports cliniques d’action

Face à l’empêchement que vivent les personnes en situation de précarité (empêchées, selon les référents du CSMP, soit par l’imposition de régimes d’inaction, soit par la marginalisation de leurs dispositions à l’action438), les cliniciens que nous avons rencontrés mobilisent tout un ensemble de projets et d’activités, récapitulés dans le tableau ci-dessous, qui viennent à leur tour « médier » la relation d’aide. Il s’agit ici de stimuler l’agir créateur des individus à travers tout un ensemble de supports d’action. C’est la raison pour laquelle nous choisissons d’appeler ces médiations des supports cliniques d’action. Là encore, les cliniciens utilisent ces supports en oscillant en permanence entre deux conceptions de l’individu. Par exemple, ils peuvent voir dans les activités et projets à la fois une manière d’investir et de travailler, de faire fructifier les ressources et le potentiel humain des personnes en situation de précarité, et en même temps, une indétermination quant au devenir et l’évolution de la personne. Parfois ils anticipent le projet (et la démarche « méthodologique » en quelque sorte à mettre en œuvre pour sa bonne réussite), d’autres fois, ils suivent la démarche de la personne : « Oui, ce patient, en l’occurrence, il a monté un petit truc autour du lac de Divonne, il loue des trottinettes. C’est quelqu’un que j’ai rencontré et qui était dans une situation bien précaire. Il vit dans une caravane, il a beaucoup voyagé avant, il a vécu en Afrique, il a eu des moments où il a du pas mal réussir en Afrique et d’autres où il s’est cassé la figure. Il est revenu séropositif et puis c’est quelqu’un qui souffre d’alcoolisme depuis des années. Et qui a, à mon avis, un vrai problème psychiatrique. Je pense que c’est quelqu’un qui est bipolaire. Donc il a été orienté ici, il est venu une ou deux fois mais c’est la grosse difficulté avec ces gens, le respect du cadre est très difficile, donc ils ne respectent pas l’heure, ils viennent avant, ils viennent après, ils sont dans l’impatience, c’est impossible de rester dans une file d’attente, c’est toutes ces difficultés-là. » (Mme BAR, ancienne agent de santé du projet Déclic Santé).

Tableau 7 : Récapitulatif des supports cliniques d’action rencontrés dans la constellation sanitaire et sociale d'Emilio et dans les récits d’expérience clinique.
  Les supports cliniques d’action
PASS de Fleyriat Contrat de soins. Démarche de soins. Projet de réinsertion. Projet de cure de désintoxication .
Unité intrahospitalière du CPA « Epidaure » Activités collectives (terre, musique, etc.). Ateliers individuels (relaxation, collages, dessin, jeux de société, ping-pong). Projet de cure de désintoxication. Projet social de sortie. Projet AAH et mise sous curatelle. Projet d’hébergement. Projet de postcure.
Centre de postcure « Hélios » Activités (salle TV, ping-pong, jeu de cartes, scrabble,). Ergothérapie. Activités « psychocorporelles » gymnastique, rééducation, piscine). Activité Lecture-collage. Activités de créativité. Projet de responsabilisation.
Centre d’accueil permanent Projet de soin.
115 Prendre en compte son agir. Projet « bougez-vous ».
CHRS Projets personnalisés : logement, hébergement, curatelle, AAH, etc.

Ainsi, certains psychologues RMI, ou agents de santé comme dans cet extrait d’entretien, n’hésitent pas à formuler auprès de leur bénéficiaire des recommandations qui visent à rendre les individus producteurs et possesseurs d’eux-mêmes, comme, par exemple, en demandant à un chômeur « de créer son propre emploi pour qu’il puisse exprimer pleinement toute sa créativité » (Mme CHEVAL, psychologue RMI au CSMP).

D’un point de vue critique, et en suivant Robert CASTEL, nous pourrions penser que ce genre de recommandations « pourrait passer pour une plaisanterie de mauvais goût. [Et affirmer qu’il] est en fait une illustration limite de cette stratégie générale qui consiste à mobiliser les individus soumis aux contraintes pour qu’ils prennent eux-mêmes en charge l’exigence de les réguler. »439 Nous ne souhaitons cependant pas rejoindre immédiatement ce point de vue critique, car il nous semble qu’il y a là une forme d’intervention ambivalente qu’il convient de décortiquer.

La tension dans la forme d’intervention des cliniciens de la précarité se situe entre deux conceptions de l’individuation, deux manières de penser le « sois toi-même » (visée d’authenticité). La première conception consiste à dire « sois toi-même, construis ton projet de vie par toi-même » (visée d’indépendance). La seconde consiste à dire « sois toi-même, co-construis ton projet de vie » (visée d’interdépendance).

Notes
438.

Cf. supra chap.4.II.Le cadrage clinique des jeunes et des personnes âgées : marginalité et empêchement d’agir.

439.

CASTEL R., (1981), op. cit., p. 208.