Dans la première conception (devenir soi-même par soi-même), les projets et activités de tout ordre (thérapeutique, éducatif, de vie, de réinsertion, social, de sortie, hébergement, etc.) visent à favoriser la créativité à agir des personnes en situation de précarité en partant du principe que l’individu ne devient lui-même, accède à son autonomie, qu’en agissant à partir de lui-même, « se bougeant » (Mme ODIAUX). Il est indépendant, seul souverain de lui-même440.
Dans la deuxième conception de l’individuation (devenir soi-même en étant attaché à l’autre), il ne s’agit pas de chercher à faire agir la personne en situation de précarité avec les prérequis normatifs de l’individu souverain mais plutôt, pour le clinicien, d’agir en situation, avec les personnes comme si tous deux ne pouvaient savoir qu’après coup ce en quoi consiste la réalisation de leur nature profonde (principe de l’accompagnement, de la co-construction que nous avons vu plus haut)441. Dans cette forme d’agir, le clinicien n’est pas soumis avec la même prégnance aux normes d’action que dans la forme précédente. Le clinicien a tout d’abord conscience que, pour la personne qu’il accompagne, les règles du jeu ne sont pas claires, les normes sociales ne sont pas forcément perçues comme étant cohérentes. Il observe généralement qu’il y a un décalage, une incongruence entre le contexte dans lequel vit la personne et ce qu’on lui demande. Par exemple, Mlle CLERC s’indigne devant la demande du 115 formulée auprès de SDF de rappeler le service à 17h30 pour confirmer une demande d’hébergement alors que ces personnes sont, à cette heure-là, dans un état d’ébriété qui ne leur permet pas de le faire. Dans le même ordre d’idées, elle trouve normal de ne pas s’indigner devant le fait que les personnes en situation de précarité ne viennent jamais aux rendez-vous fixés. Face à ces règles, la personne en situation de précarité se retrouve dans l’incapacité de se projeter, de développer des stratégies, de définir des buts précis et explicites en termes d’action, ce qu’on ne manque pourtant pas de lui demander à travers sa participation engagée à de multiples projets442. En l’absence de normes explicites et reconnaissables, tout reste mouvant pour la personne, ce qui la place à la limite de l’ « agissabilité ». Dans ce contexte, pour le clinicien, il devient difficile de prévoir aussi bien les conséquences de son action sur la personne que le retour de l’action de la personne. Il est donc empêché dans sa capacité à produire des enchaînements d’action, ce qui ne lui permet plus de se situer dans l’agir stratégique. Nous pouvons observer que se dégage alors un registre d’action orienté ni par les intérêts, ni par les normes, mais par l’action elle-même443. C’est le cas de Mlle CLERC qui, face à l’indétermination dans laquelle la plonge Emilio, ne peut prévoir ni quand il va venir la voir, ni combien de temps il va rester, ni de quoi ils vont parler. Elle ne peut donc agir que tactiquement, en situation, ici et maintenant : « C’est compliqué mais on arrive toujours à faire quelque chose. […] à chaque fois on essaie de se réadapter.» (Mlle CLERC).
Cependant, dans cette forme d’agir tactique, l’horizon normatif reste parfois celui qui consiste à faire « bouger » les individus, celui de les activer (Mr NOMAD, Mr DUCHEMIN, Mme ODIAUX). En effet, en prenant au sérieux la proposition philosophique du « sois toi-même, co-construis ton projet de vie », cette seconde politique de l’individu se doit d’offrir des institutions, des espaces, des supports tels que chacun puisse « faire » et, en faisant, se construire.
Le clinicien se retrouve mis en tension entre deux postures : celle de l’expertise et celle de l’ignorance. Expertise, parce qu’il est expert du corps (ergothérapeute, relaxation) et des sens (musicien, technicien de la terre cuite), expert du psychisme (activité psychocorporelle, photolangage). Il cherche à faire accéder la personne en situation de précarité à l’autonomie en utilisant des objets, des actes, tout un panel de médiation dont il possède la technique et l’expertise. Ignorance parce que, là encore, l’égalité des intelligences semble être un principe fondateur de son expertise. En étant ignorant, il reste relié aux individus qu’il accompagne.
Tenir les deux côtés de l’expertise et de l’ignorance ne va cependant pas de soi. Les référents du CSMP donnent à voir toute l’ambivalence de cette posture à travers notamment les relations qu’ils entretiennent avec leurs collègues dans les Centres Médico-Psychologiques (CMP).
Alain EHRENBERG a développé cette problématique de l’individu souverain, producteur de lui-même qui décide et agit par lui-même comme s’il était l’ « entrepreneur de sa propre vie » (1995, 1998, 2004), là où LEVI-STRAUSS parlait quant à lui de « totémisation de soi » : « Tout se passe comme si, dans notre civilisation, chaque individu avait sa propre personnalité pour totem. » La pensée sauvage, Paris, Plon, (1960), p. 284-285. Comme le souligne Isabelle ASTIER, Luc BOLTANSKI considère pour sa part que l’on peut caractériser l’individu contemporain par cette nécessité de « devenir soi-même » permettant de répondre à l’injonction « d’être quelqu’un et d’être flexible » : il s’agit de « changer pour faire advenir et découvrir ce que l’on était, en quelque sorte en puissance, de façon à ne plus être le même tout en dévoilant sa conformité à un soi originel » BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., (1999), p. 560 cité par ASTIER I., DUVOUX N. (dir), (2006), La société biographique : une injonction à vivre dignement, Paris, L’Harmattan, p. 26.
Ce type d’intervention correspond à l’« agir tactique » décrit par Marc-Henry SOULET (2003), agir indissociable des circonstances et de la situation dans lesquelles il se déploie. Comme le remarque également Bertrand RAVON, « au contraire des stratégies qui reposent sur le calcul des rapports de forces, la tactique « est un calcul qui ne peut pas compter sur un propre, ni donc sur une frontière qui distingue l’autre comme une totalité visible. La tactique n’a pour lieu que celui de l’autre. Elle s’y insinue, fragmentairement, sans le saisir dans son entier, sans pouvoir le tenir à distance. (…) Il lui (la tactique) faut jouer continuellement avec les évènements pour en faire des « occasions ». (de Certeau, 1990) », RAVON, (2008), op. cit, p. 112.
Cf. supra chap.3.III.2.La non-demande : une mise à l’épreuve de la logique du projet.
Nous nous rapprochons également ici de la notion d’agir poïétique développée par Marc-Henry SOULET (2003) qu’il définit comme étant une forme d’action instituante d’action.