Nous avons pu observer que les référents du CSMP sont en permanence dans une position paradoxale et ce pour deux raisons. Premièrement, en ce qui concerne leur compétence et leur qualification, ce sont des cliniciens qui sont positionnés comme experts en matière de santé mentale, en matière d’accompagnement clinique de la souffrance psychique puisqu’ils appartiennent tous au CPA. Ils sont cependant recrutés au CSMP plutôt sur leur savoir être (engagement volontaire, militantisme, facilité à circuler dans les réseaux), que sur leur savoir444. Deuxièmement, dans le principe même de la position du référent, leur rôle n’est pas de tout connaître. Le référent doit éviter d’être un homme orchestre pour être au contraire un catalyseur (de partenaires par exemple) pour aider à « faire faire »445. L’action d’étayage que propose le CSMP, rappelle aux référents que leur mission est justement d’étayer et de soutenir leurs collègues (du sanitaire comme du social) et ce malgré les sollicitations et demandes d’aide qu’ils reçoivent en permanence. En effet, les référents affirment eux-mêmes que dans leur structure respective, on les considère un peu comme les « Zorro de la précarité », les « monsieur » et « madame précarité » 446. Les équipes soignantes des CMP, par exemple, auraient le fantasme que les référents du CSMP seraient capables de tout comprendre, de tout accompagner. A travers ces différentes casquettes « précarité », nous voyons bien comment la volonté du référent d’être le porteur du souci d’accompagnement des personnes en situation de précarité rejoint celle des autres soignants d’accompagner ces personnes mais sans savoir comment les attraper. L’ambiguïté dans cette forme d’intervention réside dans le fait qu’en même temps qu’ils sont considérés comme des « experts précarité », la majorité des référents sont maintenus du côté des ignorants (au sens péjoratif du terme), du fait que dans la plupart des CMP, l’on ne reconnaisse pas la problématique « précarité ». Cette non reconnaissance touche alors en même temps autant leur carrière professionnelle que leurs références théoriques, et donc leur expertise.
Les stratégies permettant aux référents de faire tenir une forme d’égalité des intelligences dans leur relation à leurs collègues sont elles aussi pleines d’ambivalence et les positionnent de manière paradoxale. La première stratégie du référent ne consiste non pas à reconnaître sa part d’ignorance, en suivant les injonctions qu’on lui fait au CMP, mais plutôt à refuser d’utiliser ses compétences. Il se met alors dans une position d’ignorant pour amener les autres à prendre en charge le problème posé. Il ne propose pas d’emblée ses compétences cliniques, en tant que « référent de la précarité » (comme il se présente lui-même parfois), comme une solution, mais va tenter d’amener l’institution où il travaille à quitter une position de refus au nom d’une inégalité de départ, pour un principe d’égalité des intelligences. Pour ce faire, le référent s’appuie sur une confiance construite avec les agents ordinaires (ses collègues de CMP) et une connaissance qu’il a de la clinique d’autres pathologies (comme la psychose par exemple) pour faire passer ses explications (nous avons déjà évoqué cette stratégie lors des activités de sensibilisation mises en œuvre par Mr TABARY447). Nous allons prendre deux exemples pour illustrer ce propos : l’exemple du non-jugement, et l’exemple des réseaux.
Le premier exemple de connaissance mobilisée par les référents et qui leur permet de faire tenir une forme d’égalité des intelligences aux côtés des agents ordinaires est le non-jugement. Le non-jugement, c’est l’absence d’imposition d’un point de vue moral sur l’agir de l’autre. Les personnes psychotiques, comme les personnes en situation de précarité, peuvent souffrir d’une certaine forme d’empêchement dans leur créativité à agir soit par l’imposition de régimes d’inaction, soit par la marginalisation de ses dispositions à l’action448. Le non-jugement, cette « opération de l’immanence », mis en œuvre par les cliniciens pour accompagner alors ces personnes en souffrance d’un trop plein de jugement en quelque sorte, permet d’associer leur compétence d’experts en psychopathologie de la psychose avec les leçons qu’ils ont pu tirer de leurs expériences clinique et personnelle afin de ne pas relier les projets ou les activités à une visée extérieure autre que celle de l’individu. Le non-jugement pour la plupart des agents ordinaires de l’institution psychiatrique est devenu une valeur thérapeutique incontestable. Contrairement à ce que l’on peut lire dans les projets de service où les individus sont sans arrêt étiquetés (« psychotique », « patient boderline », « état limite ») il est devenu commun de considérer ces individus en tant que personne. Mais pour le référent du CSMP, cette connaissance n’est pas forcément la chose qu’elle explique, alors qu’elle devrait l’être selon lui. Le non-jugement est avant tout pour le référent un outil, lui permettant de faire travailler la situation avec les agents ordinaires du CMP, afin de les mettre à égalité et, pour qu’à son tour, celui-ci cherche à entendre les raisons de l’individu en situation de précarité.
Il nous semble que le référent endosse bien ici la figure de l’ignorant qui se refuse à transporter des savoirs que lui seul maîtriserait, en tant qu’expert. Au contraire, il ne cesse de demander la vérification de l’égalité des intelligences dans un rapport de volonté à volonté. Il ne laisse pas les agents ordinaires ne rien faire, mais il leur demande ce qu’ils ont fait, par exemple, avec un psychotique, ou encore avec une personne âgée, pour résoudre le problème. C’est, par exemple, ce qui se produit lors des réunions plénières lorsque les référents du CSMP demandent à tel ou tel agent ordinaire du CPA spécialisé sur des publics spécifiques (personnes âgées, adolescents, par exemple) de venir parler de leurs pratiques. L’intervenant est invité à présenter un cas de précarité qu’il rencontre dans son quotidien. Ce faisant, il est bien obligé de mettre en œuvre un travail réflexif sur sa pratique en la considérant comme activité de traitement clinique de la précarité, et de faire le pari de l’égalité des intelligences avec les référents du CSMP qui connaissent, en théorie, moins bien son public que lui, mais mieux le public précaire et sa problématique.
Un deuxième exemple de connaissance mobilisée par les référents et qui leur permet de faire tenir une forme d’égalité des intelligences auprès des agents ordinaires se situe au niveau de l’activité de réticulation des référents. Nous avons vu, en effet, que ces derniers souhaitent amener les professionnels et représentants d’institution à se déplacer et à travailler ensemble en réseau449. Pour les référents du CSMP, l’idée du partenariat suppose d’abord que chacune des deux parties en présence considère une certaine égalité des personnes, ce qui n’est pas toujours le cas entre les différentes structures en question (par exemple structure du social et CPA450). La visée d’égalité peut alors produire de l’inégalité en venant simplement révéler l’absence de visée d’égalité.
Plus encore, malgré la volonté du référent de construire ce rapport égalitaire, il part bien des raisons d’inégalité (la différence des savoirs et des discours entre les professionnels) pour essayer, par la mise en œuvre d’un dispositif technique (les Espaces Rencontres, le RSMP), d’équilibrer, de compenser l’inégalité. Un référent des Espaces Rencontres CHRS-CMP dira par exemple qu’il s’agit à travers ce dispositif « d’apprendre aux éducateurs à prendre soin de leur bénéficiaire comme eux prennent soin de [leur] patient ». Mais, en même temps, on reste sur une volonté de ne pas nier les différences puisque les référents affirment que les rôles et missions de chacun doivent être bien respectés. Là encore, la solution consiste alors à dire qu’il ne faut pas partir de ce que l’ignorant ignore pour combler les inégalités mais de ce qu’ils savent, c'est-à-dire de leur expérience de professionnels qui savent déjà prendre soin de l’autre. Les activités d’étayage, que constituent les Espaces Rencontres, sont ainsi considérées plus comme des groupes d’échanges de la pratique que de la supervision451. L’idée générale des activités d’étayage, c’est que le référent en tant qu’ignorant ne transmet pas un savoir mais une volonté d’apprendre (apprendre à prendre soin), et que sa propre volonté est un modèle pour le partenaire (le travailleur social, l’agent ordinaire du CMP). Il s’agit en effet moins d’apprendre (techniquement) à prendre soin que d’apprendre à apprendre car apprendre à apprendre constitue pour les référents une forme d’intervention qui prend soin. Les référents sont donc ici à la fois, un modèle de volonté et un modèle d’égalité, alors que leurs interventions s’inscrivent dans un espace fortement structuré par une opposition nous/eux et que leur statut même vient brouiller les frontières.
En tant que « référents », ils sont à la fois missionnés par le CSMP (qui les réfère pour porter une parole452) mais ils sont aussi agents ordinaires des institutions sanitaires et sociales dont ils dépendent. Cette double appartenance peut entraîner des identifications par rapport à la logique policière du côté de leurs collègues ; les agents ordinaires pouvant se sentir évalués dans leur capacité à prendre en charge les précaires453. Mais elle peut également entraîner des identifications du côté d’une égalité d’impuissance à agir puisque les référents leur répondent généralement qu’ils ne savent pas mieux faire qu’eux mais qu’ils sont prêts à réfléchir ensemble pour améliorer la prise en charge. Les engagements personnels aux fonctions de référence du CSMP constituent alors des exemples et des précédents qui ouvrent des perspectives pour les agents ordinaires parce que les référents manifestent leur propre émancipation, et qu’ils font de cette émancipation une des clefs pour sortir des impasses dans lesquelles les plongent les personnes en situation de précarité. Ils ont eux-mêmes franchi le pas, non pas vers le savoir (notamment le savoir d’un expert possédant les bonnes pratiques, comme l’élève de l’expert franchirait le pas de l’ignorance au savoir), mais le pas, plus radical, de la croyance dans l’égalité. Leur engagement affranchi454, leur conviction qui est affirmée dans les réunions plénières, signalent, sans aucun doute, la nature du pas accompli et la croyance dans l’égalité des intelligences. La forme d’intervention de référence, construite sur ces différents paradoxes et ambivalences liés à la double appartenance du référent, donne lieu à subjectivation et contribue à l’actualisation de l’égalité pour les agents ordinaires des institutions sanitaires et sociales. Les référents du CSMP montrent en quelque sorte qu’il est possible de prendre soin des personnes en situation de précarité tout en travaillant à l’invention de formes individuelle et collective d’actualisation de l’égalité.
Ce détour sur les relations qu’entretient le référent avec ses collègues agents ordinaires de l’institution psychiatrique nous permet de réinterroger la logique du projet contenu dans la pratique des cliniciens rencontrés. Nous pouvons nous interroger en effet à partir de l’existence même de ce dispositif CSMP de savoir si on est toujours dans cette logique du projet, si les agents institutionnels avec lesquels travaillent les référents du CSMP, sont convaincus de cette nécessité de l’insertion à tout prix, de cette possibilité de progrès via le projet et les activités thérapeutiques tous azimuts.
Cf. supra chap.1.II.2.L’engagement des professionnels du CSMP : des cliniciens entrepreneurs d’action publique.
Cf. supra chap.2.II.Connaître les partenaires à travers des activités d’étayage et de réticulation.
Extraits du cahier de notes personnelles. Propos des référents du CSMP, réunions plénières 2006-2007.
Cf. supra chap.2.I.1.Connaître les problèmes à travers des activités de sensibilisation.
Cf. supra chap.4.II.Le cadrage clinique des jeunes et des personnes âgées : marginalité et empêchement d’agir.
Cf. supra chap.2.II.Connaître les partenaires à travers des activités d’étayage et de réticulation.
Cf. supra chap.1.Le Carrefour Santé Mentale Précarité : l’émergence d’un collectif d’intervention auprès des personnes en « souffrance psychique ».
Mais cela n’empêche pas que les référents, lors des Espaces Rencontres auxquels nous avons pu participer, réalisent parfois un travail d’expertise à travers la recherche de diagnostic qui les sort de leur posture d’ignorant et les positionnent dans une sorte de supervision temporaire en tant qu’expert.
Etymologiquement, le mot « référent » provient du verbe « référer », qui en latin « re ferre » signifie « reporter, rapporter ». Le préfixe « re » indique un mouvement de retour, un mouvement en arrière, alors que « ferre » signifie « porter ». « Référent » pourrait donc signifier porter en retour. Le Robert (Dictionnaire historique de la langue française, sous la direction d'Alain REY) précise, quant à lui, qu'aucun des emplois transitifs du verbe ne s'est maintenu depuis son premier sens jusqu'à celui d’ « annoncer » de « raconter ». Le « référent » serait donc celui qui porte et rapporte une parole, ici celle de la démarche clinique du CSMP.
Et ce d’autant plus que le CSMP réalise en permanence tout un ensemble d’évaluation des besoins et d’autocontrôle de ses actions (chapitre 2).
Cf. supra chap.1.II.2.L’engagement des professionnels du CSMP : des cliniciens entrepreneurs d’action publique.