3. La logique du projet face à la non-demande

Nous pouvons observer dans les différents récits d’expérience clinique, qu’un certain nombre de cliniciens s’interrogent sur le devenir de ceux qui ne prétendent pas accéder à l’action, ceux qui n’ont pas la volonté de s’inscrire dans un projet. Que faire de celui qui n’est pas dans la demande, qui n’exprime pas de désir, s’interrogent les cliniciens du CPA455 ? Que faire si les projets et les activités thérapeutiques assoient leur légitimité et leur action sur le fait que le patient/bénéficiaire vient à eux avec sa propre volonté d’apprendre et de s’émanciper ? Est-ce à dire que le clinicien aide à s’émanciper uniquement ceux qui sont déjà suffisamment émancipés pour avoir le désir de davantage d’émancipation ? Autrement dit, est-ce que le soignant n’aide la personne à accéder aux soins que si celle-ci est déjà sur le chemin de la santé ? Il nous semble que nous en venons ici à renverser les termes initiaux. Il ne suffit pas que le clinicien fasse l’hypothèse de l’égalité des intelligences, c’est également la personne en situation de précarité qui doit déjà y croire pour accéder au projet par exemple. Si nous relions cela à la lumière de la rhétorique de l’insertion, nous pouvons alors aisément alimenter la sociologie critique de la clinique contemporaine : celui qui ne veut pas s’intégrer et/ou se soigner n’intéresse pas le clinicien. L’Etat, via l’institution sanitaire ou sociale, figure du maître explicateur, peut alors expulser la personne en situation de précarité sans que celle-ci ne puisse s’en émouvoir. C’est ce qui se produit dans la constellation sanitaire et sociale d’Emilio à trois reprises : lors de sa sortie du service Epidaure pour aller au centre Hélios, lors de sa sortie du centre Hélios, et enfin lors de sa sortie définitive du CPA, les différents projets de responsabilisation ne tenant pas. Alors que la pensée de l’émancipation qui semble présente au CSMP est censée récuser les logiques de partition, les cliniciens de la précarité n’opèrent-ils pas là une distinction entre ceux qui ont l’intelligence d’égalité et ceux qui ne l’ont pas, ceux qui veulent passer la barrière du projet et ceux qui ne le veulent pas et de penser avec Isabelle ASTIER : « à travers la pratique du projet se développe toute une rhétorique de l’authenticité et de la sincérité envers soi-même. Un individualisme de l’autoréalisation. Ce qui était, il n’y a pas si longtemps encore, de l’ordre de l’émancipation, de la découverte de soi, nous revient sous la forme d’une injonction extérieure, la discipline d’autonomie »456 ?

Les supports cliniques d’action présentent un risque dont les référents du CSMP sont conscients : celui de faire bénéficier la personne en situation de précarité de la solidarité collective en échange d’un comportement bien particulier : celui de s’activer. La redistribution est donc placée sous contrat d’activation. Selon la plupart des cliniciens rencontrés dans l’étude de sa constellation, Emilio n’a jamais apporté les preuves qu’il voulait s’en sortir par lui-même et à partir de lui-même. Lorsque Mlle LEDOUX nous explique que finalement, le service psychiatrique a élaboré le projet d’Emilio sans que ce dernier ne donne son accord « puisqu’il n’avait aucun désir de toute manière », cela nous montre que l’objectif est finalement plus d’accompagner les projets des individus que les individus eux-mêmes, et que si ces derniers n’en ont pas, l’institution en fabrique un à leur place. Nous rejoignons ici à nouveau Isabelle ASTIER dans ses analyses de la logique d’accompagnement : « le modèle d’action pour les professionnels de l’action publique est devenu un modèle incitatif. La normativité nouvelle est active. Il ne s’agit plus de faire rentrer les usagers dans le rang mais de les « faire faire ». […] A chaque fois, le projet sert de prétexte pour amener l’individu à s’interroger sur ce qu’il veut dans tel ou tel domaine de sa vie. Sans doute peut-on parler de tyrannie du projet se doublant d’une tyrannie de la flexibilité. Car l’idéal vers lequel chacun doit tendre dans la « cité par projets », le nouvel horizon de l’intégration est d’être quelqu’un tout en étant flexible (Boltanski, Chiapello). »457

La logique d’accompagnement à l’œuvre dans la constellation sanitaire et sociale d’Emilio est parfois plus une logique d’intégrabilité par un travail sur l’accessibilité aux soins, qu’une logique d’intégration par un travail de soin à proprement parler458. Nous rejoignons la proposition de Robert CASTEL de voir dans ce changement le signe d’une crise profonde du modèle d’intégration sociale classique, durkheimienne459. Pour Robert CASTEL, dans cette seconde logique, l’intégration se fonde « à travers l’inscription des individus dans des structures sociales stables et des collectifs structurés : collectifs de travail avec des syndicats puissants et une organisation collective de la vie sociale, mais aussi régulations collectives du droit du travail et de la protection sociale ». Il s’agirait dans cette logique de produire un être moral, un individu abstrait débarrassé de ses appartenances singulières et « mu par les « raisons du cœur » autant que par la logique des coûts et des bénéfices (Bernier L., 1998). » Cette logique se heurte cependant au fait que, comme nous l’avons vu à travers l’étude de l’engagement des référents du CSMP, l’individu aujourd’hui déconstruit en permanence ses propres appartenances (figure de l’affranchi) à travers à la fois sa capacité d’intériorisation et d’autoréflexivité (Ulrich BECK) et sa capacité d’objectivation. C'est-à-dire que l’individu contemporain se caractérise « par la capacité à être à la fois lui-même et à avoir un esprit critique supposant une prise de distance d’avec sa situation personnelle. »460

Selon Mlle CLERC, la loi de lutte contre l’exclusion sociale matérialise l’article 25 de la déclaration universelle des droits de l’homme qui stipule « le droit de chaque individu, de tout être humain à vivre dans la dignité » : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires ; elle a droit à la sécurité en cas de chômage, de maladie, d'invalidité, de veuvage, de vieillesse ou dans les autres cas de perte de ses moyens de subsistance par suite de circonstances indépendantes de sa volonté. » Pour la personne en situation de précarité, ce droit à la dignité prend la forme du contrat, présent dans chaque activité thérapeutique et dans chaque projet, où se loge le devoir de vivre dignement. Comme le remarquent Isabelle ASTIER et Nicolas DUVOUX à propos du salarié, « cette reconnaissance de sa dignité et de son droit à l’épanouissement va s’échanger contre l’engagement de sa personne toute entière dans le travail ». Dans le cas de la personne en situation de précarité, comme dans celui du clinicien salarié, « nous voyons de puissantes procédures de responsabilisation se mettre en place. Bien évidemment, ce nouveau droit social, en reconnaissant l’exclu ou le salarié en tant que personne, ouvre de nouvelles perspectives pour les individus, mais il les expose aussi très différemment que ne le faisait le droit social classique. Il s’agit ici d’appliquer un principe d’égalité concrète qui, d’une certaine manière, prétend égaliser en différenciant. Le droit à la dignité n’est par conséquent jamais très loin de l’injonction à vivre dignement. »461

En élaborant le projet à la place de la personne, ou en choisissant de la mettre en dehors de l’institution parce que la personne n’a pas tenu le contrat (centre de postcure « Hélios »), l’institution combat l’individu concret, laissant à penser que seul l’individu abstrait qui cadre bien avec le dispositif pourrait être maintenu en son sein. A l’inverse, nous avons vu à plusieurs reprises, que les cliniciens considèrent et s’adressent aux individus (patients ou collègues) en tant qu’être singulier, en tant que « personne », ils refusent de plus en plus fréquemment d’être considérés comme « hors le monde », individu abstrait. Contrairement à ce que propose l’institution psychiatrique dans la situation d’Emilio, les cliniciens affirment que la prise en compte de l’individu concret, ne peut passer que par l’acceptation d’une certaine forme d’égalité des intelligences, d’une part, et d’autre part, par l’acceptation du fait que les inégalités sociales puissent entrer dans l’institution. Comme le soulignent Isabelle ASTIER et Nicolas DUVOUX, penser de la sorte, « c’est considérer que l’égalité n’est pas « déjà là » mais qu’il faut la construire. »462 Ce qui est bien différent du fait d’écarter l’individu concret de la prise en charge car il ne répond pas au système normatif de l’institution.

Les supports cliniques d’action supposent que l’agir créateur des individus soit considéré sans discrimination afin qu’ils puissent ainsi développer un sentiment d’estime de soi. Pour ce faire, les cliniciens vont respecter les formes d’action déployées par les personnes en situation de précarité. Ils vont chercher à développer un sentiment de respect chez la personne en accordant une valeur quant aux prestations qu’elle assure dans les ateliers thérapeutiques par exemple, ou aux capacités qu’elle possède. Il s’agit de lui montrer que ses capacités à agir ne sont pas dépourvues de « valeur » aux yeux des autres membres du groupe, et de la société.

‘L’infirmière : « Vous nous avez encore fait un chef d’œuvre aujourd’hui David. Vous vous rappelez comment ont réagi les autres lors de notre exposition l’année dernière ? »
David (un patient) : « [ruminement] »
L’infirmière : « Est-ce qu’il y en a qui se rappelle comment ça s’est passé l’année dernière, vous vous rappelez lorsqu’on a exposé tous vos dessins ? »
Joceline (une patiente) : « Oui, il y a avait plein de monde. »
L’infirmière : « et ils faisaient quoi tous ces gens ? »
Joceline : « ils regardaient nos dessins. »
L’infirmière : « bien sur qu’ils regardaient vos dessins, ils étaient venus voir votre exposition. »
Véronique (une patiente) : « David, il fait du Monnet [rire] »
L’infirmière : « et c’est qui Monnet ? »
Véronique : « un grand peintre, Monnet c’est un grand peintre ! »
L’infirmière : « oui c’est un grand peintre, et ils ont dit ça parce qu’ils ont été impressionnés par les dessins de David qui fait de l’impressionnisme, vous vous en souvenez David, Monnet c’est lui qui a inventé l’impressionnisme. Et qu’est-ce que vous m’avez dit en sortant ? »
David : [il sourit]
Joceline : « il a dit qu’il était heureux »
L’infirmière : « vous vous rappelez que vous avez dit ça David, vous avez dit que vous étiez heureux, vous vous en rappelez ? »
David : [hochement de tête en signe d’approbation]
L’infirmière : « Toutes vos peintures ont bien plu, d’ailleurs on m’a demandé quand est-ce qu’on allait refaire une exposition cette année, ça vous dirait ? On pourrait la faire à la mairie si vous voulez, ils ont ouvert un espace exposition. »
Extrait d’observation d’un atelier thérapeutique « peinture » dans un CMP, 20 juillet 2006.

Ce faisant, le clinicien met en œuvre une sorte d’« éthique du proche » au sens de Baird CALLICOTT463, c'est-à-dire une éthique qui permet de faire vivre à la personne en situation de précarité, qui peut être aussi très psychotique comme dans l’extrait ci-dessus, une expérience de solidarité, comme manifestation de sa propre responsabilité. Si cette expérience s'actualise d'abord dans un contexte de subsidiarité, à l'échelle de la consultation ou de l’atelier thérapeutique, elle laisse ensuite entrevoir la possibilité d’un élargissement aux autres communautés d'appartenance de la personne en situation de précarité, qui sont multiples, qui se chevauchent ou sont imbriquées les unes dans les autres. Nous comprenons ainsi pourquoi l'éthique de la responsabilité sociale doit tenir compte du contexte : contexte culturel, mais aussi contexte naturel, et ce faisant nécessite une forme d’intervention « écologue », comme nous allons le voir maintenant, de la part de celui qui la met en œuvre. Une éthique n'engage pas seulement les rapports entre les hommes, elle les situe dans des lieux « singulièrement affectés », observe Baird CALLICOTT, nous dirions quant à nous, au regard de ce que nous amènent ces cliniciens, singulièrement adressés.

Notes
455.

Cf. supra chap.3.III.2.La non-demande : une mise à l’épreuve de la logique du projet.

456.

ASTIER I., (2007), op. cit.,p. 20.

457.

Ibid,p. 129.

458.

Ibid.

459.

CASTEL R., « Devenir de l’Etat-providence et travail social », dans ION J., (2005c), op. cit, p. 34.

460.

ASTIER I., DUVOUX N. (dir), (2006), op. cit., p. 25.

461.

Ibid, p. 23

462.

Idem.

463.

CALLICOTT B., (1994), Earth's Insights. A Multicultural Survey of Ecological Ethics from the Mediterranean. Basin to the Australian Outback, University of California Press.