Nous pouvons observer que, face aux expériences du mépris et à l’impossibilité de prise de posture narrative qui en résulte, les cliniciens mobilisent différents supports permettant de palier à l’invisibilité sociale (transparence), à la perte de la capacité à dire je et/ou à parler de soi (sans voix), ou encore au « clivage au moi ».
Les supports cliniques de narration | |
PASS de Fleyriat | Interprètes. Entretien spécifique. Consultation sociale. Rencontre avec la personne. Contrat de soins. Réseaux autour de la personne. Contacter l’entourage familial. Portage à plusieurs. |
Unité intrahospitalière du CPA « Epidaure » | Bilan général. Bilan social et administratif sur l’ouverture des droits. Activités collectives (terre, musique, etc.). Ateliers individuels (relaxation, collages, dessin, jeux de société, ping-pong). Projet de soin. Projet social. Projet de sortie. |
Centre de postcure « Hélios » | Accueil. Entretien à visée psychothérapique. |
Centre d’accueil permanent | Accueil. Entretien pour bilan somatique. Bilan social et administratif |
115 | Ecoute. |
CHRS | Lieu de sociabilité et d’écoute. |
Ces supports peuvent être des relations (amicales, familiales, professionnelles), des objets matériels464 (des biens) ou des techniques (entretien thérapeutique, entretien d’accueil, bilan de toutes sortes, activité thérapeutique, etc.) et, comme les deux autres types de support (propriété, action) ils se chargent dans la situation de la rencontre. Ils visent à étayer le tissu social de la personne, tissu social saisi à partir de l’ensemble de ses composants, raison pour laquelle les supports cliniques de narration apparaissent comme étant protéiformes.
A travers les supports cliniques de narration, ce qui importe pour le clinicien semble être la construction sans cesse réinventée de la réalité biographique de l’individu, ce qu’il en dit plus que ce qui c’est réellement passé. Ce qui est important ici, ce ne sont pas tant les faits et les comportements même interactionnels rapportés à ces supports, mais la perception, la signification et les croyances que possède la personne et qui donnent un sens aux faits et aux interactions (Mr DUCHEMIN). Pour saisir le sens accordé à ces faits et interactions, le clinicien doit fournir un cadre vide, par exemple l’entretien, prêt à être rempli par n’importe quel objet faisant sens pour l’individu. L'action efficace pour les cliniciens est alors la « construction ensemble », la « co-construction de sens » autour de cet objet (comme dans l’exemple du porte-encens). Selon les cliniciens, dans un entretien thérapeutique, les personnes en situation de précarité doivent pouvoir aborder n’importe quel sujet, n’importe quelle situation de leur histoire : ils parlent alors d’ « écoute bienveillante » et ici aussi de « non-jugement ».
‘« Les entretiens individuelsL’ « écoute bienveillante », c’est manifester sa reconnaissance à travers des gestes expressifs spécifiques. « Délicatesse » et « prudence » sont de mise. En souriant ou en adressant un geste de bienvenue, il s’agit de signifier à la fois aux personnes en situation de précarité qu’elles prennent place dans le regard du clinicien et également qu’elles peuvent s’attendre à s’engager raisonnablement à leur tour dans des actions bienveillantes.
A travers le « non jugement », il ne s’agit pas, pour les cliniciens, de normaliser les faits qui leur sont rapportés mais de se servir de leur « bon sens » comme frein aux constructions intellectuelles et identitaires qui empêchent l’individu de prendre une posture narrative. Parce qu’ils s’intéressent à la portée sensible de la relation entre les personnes en situation de précarité et leur monde environnant, c'est-à-dire, dans un sens plus large, à la manière dont les personnes appréhendent leurs conditions d'existence, les cliniciens deviennent des sortes d’écologiste. C'est-à-dire qu’ils considèrent le sens donné aux faits et interactions de la personne avec ses objets autant à travers les contextes objectifs et leurs conséquences externes, que dans les contextes subjectifs et leurs conséquences internes.
Que ce soient l’accueil, l’explication du cadre et du rôle de l’intervention, ou les questions posées à la personne, l’objectif du clinicien est de relancer la narration, de faire émerger la conversation afin de développer chez l’individu une perception nouvelle de ses relations à l’Autre, de ses attachements à son environnement, de réorganiser la narration de sa situation et de soi. Il s’agit toujours pour ce clinicien d’intervenir comme dans l’adressage autant pour soi que pour autrui, il projette en quelque sorte sa capacité d’adresse chez l’autre : « S’adresser à soi ne devient effectif qu’à la condition que puissent émerger d’autres adresses, grâce auxquelles sa propre adresse devient crédible et acquiert une validité sociale. »465
Pour que cela puisse se faire, rien ne doit venir rompre la situation de rencontre entre le clinicien et la personne, entre la personne et ce qui fait sens pour elle (ses attachements), pas même une prise de notes qui pourrait provoquer la suspicion d’évaluation. La rencontre doit s’adapter à l’humeur du jour de la personne, à sa disponibilité mentale et psychique, ce qui fait qu’il ne peut y avoir « d’entretien type » (Mr NOMAD). La rencontre peut être alors amicale, familiale, professionnelle, à visée thérapeutique, ou encore scientifique466. Dans tous les cas, elle devient support clinique de narration lorsqu’elle permet de donner un rythme, une accroche à la vie, lorsque du fait de sa qualité, elle permet de procurer à la personne l’expérience d’une relation de confiance qui tienne. Pour ce faire, le clinicien n’a guère d’autre possibilité que de s’ajuster en permanence et de faire sienne, ce faisant, la figure de Protée.
Sur le rôle des « objets » en tant qu’entours garantissant la consistance des individus, cf. Laurent THEVENOT, « Le régime de familiarité. Des choses en personne. », Genèses, n°17, 1997, p. 72-101.
LE BLANC G., (2007), op. cit, p. 71.
Par exemple dans le cadre d’une recherche en sociologie, Pascale PICHON écrit : « […] nous eûmes des rencontres régulières, au rythme d’un entretien par mois pendant plus de deux ans : entretiens qui furent enregistrés dans les règles de l’enquête sociologique. Pendant toute cette période Tierry vivait encore dans une situation très précaire, tant d’un point de vue professionnel que d’un point de vue affectif. Il abandonna d’ailleurs rapidement la formation de sociologie engagée initialement, quittera le domicile de sa compagne, démarchant de droite à gauche les administrations pour faire valoir ses droits, cherchant à gagner son indépendance financière et élaborant ses projets professionnels. Rétrospectivement, il m’apparut, comme il m’en fit récemment la remarque, que ces rencontres régulières lui permettaient de « tenir », l’encourageaient dans sa nouvelle vie remplie, comme on le verra, d’épreuves insolites et de risques imprévus. » PICHON P., TORCHE T., (2007), S’en sortir… Accompagnement sociologique à l’autobiographie d’un ancien sans domicile fixe, Saint-Étienne, Publications de l’Université de Saint-Étienne, p. 10. (C’est nous qui soulignons). Il nous semble qu’il y a là dans la posture scientifique de l’auteure quelque chose de la forme d’intervention de type écologue qui en s’adressant à la personne interviewée fait agir une forme d’attachement.