2. Etre en capacité de se réajuster en permanence à chaque situation : la figure de Protée

‘« Assurer le suivi - prévention
Rencontrer les personnes régulièrement :
Pour faire le point sur l’évolution.
Pour analyser les difficultés rencontrées.
Pour rassurer, encourager : mise en évidence des points positifs.
Pour répondre aux interrogations.
Pour écouter, soutien, aide psychologique pas forcément en relation directe avec le problème de santé.
Prévention :
Prévoir dans le temps les différents contrôles (médecins, examens, analyses) de façon précise.
Vérifier les effets secondaires.
Insister sur les différents aspects de l’hygiène de vie.
En moyenne, un entretien toutes les 2 ou 3 semaines ceci étant fonction de la demande ou de la fragilité. Des rencontres informelles peuvent avoir lieu lors des ateliers ou lors des visites à domicile, pour certains, l’échange y est beaucoup plus facile et plus riche. »
Extrait de l’ « Evaluation Déclic Santé », Fev-Oct 2002, p. 4-5.

« Faire le point », « analyser », « rassurer », « répondre », « écouter », « soutenir », « aider », le clinicien doit se métamorphoser en permanence pour s’ajuster à la situation amenée par la personne. Dans cette manière de se tenir à l’autre, il devient Protée 467 . Ce qui nous intéresse dans cette figure mythologique c’est, comme le souligne Maela PAUL, sa totipotentialité, « sa capacité à prendre dans le monde d’en bas la forme exigée par la situation, à se mouvoir dans un monde kaléidoscopique. [Le clinicien] est celui qui sait mais refuse de révéler ce qu’il sait [égalité des intelligences]. Pour passer d’un objet à l’autre, ce qu’il crée, sitôt utilisé, est éliminé : la liaison établie est dévitalisée. Accompagnerdans le règne de Protée consiste à lier sans créer de lien. C’est pourquoi il privilégie le langage, pour son immédiateté, son adaptabilité à chaque interlocuteur « suivant la tendance du moment ». Fragmentation et disparité sont œuvre de Protée. »468

S’ajuster en permanence à la problématique des individus signifie mettre en œuvre un accompagnement qui peut apparaître paradoxal. Un peu à la manière des soins palliatifs proposés aux mourants, les cliniciens affirment parfois accompagner le « maintien dans la rue » ou encore « la remise à la rue » des personnes en situation de précarité, prétextant par ces actes le « respect de la structuration de l’individu » 469, ou encore « le laisser aller là où ils vont ». A travers cette démarche « empathique », il s’agit avant tout de faire confiance à la personne. Pour certains cliniciens, cela constitue un acte d’amour, une forme d’intervention de l’agapè : « Lorsqu’on n’entend pas une situation, ce qu’on n’entend pas continue son chemin. […] Ecouter c’est être en l’autre et à l’extérieur de l’autre simultanément. […] Se soucier de la vie de l’autre, c’est la définition de aimer »470.

Faire confiance à la personne en situation de précarité, c’est surtout lui montrer qu’une relation de confiance est possible entre deux individus. Cela ouvre la porte à l’expérience de la confiance et ce faisant, dans la même logique que nous avons vue plus haut concernant l’expert ignorant, il peut apprendre à faire confiance : à se faire confiance pour ensuite faire confiance aux autres. Il semble que s’installe dans la rencontre une sorte de connaissance réciproque.

C’est ce qui semble se jouer lorsque les cliniciens du parcours d’Emilio disent agir en tant que personne plus qu’en tant que professionnel (Mlle CLERC) et qu’ils considèrent également les usagers comme des personnes et non comme des sujets de l’institution (patient, bénéficiaire, etc.). Dans cette manière d’être à l’autre, « les capacités à être authentique, sincère, franc, à parler « vrai », à savoir manier un autre langage que la langue de bois institutionnelle sont très largement reconnues comme des atouts professionnels »471. Il s’agit de sortir de « l’entre-soi »472 pour aller vers les mondes de l’individu, sortir de l’idéal pédagogique pour établir le contact, le maintenir, produire du consentement chez les usagers473. Le clinicien est un diplomate474 qui ne travaille pas sur autrui475 mais plutôt avec autrui476.

Si une telle personnification de la relation est prégnante, c’est bien parce que le clinicien, lorsqu’il mobilise la forme d’intervention de type écologue, tente de mettre en place une relation d’amour, au sens d’Axel HONNETH, c'est-à-dire avant tout basée sur la réciprocité477. En offrant à la personne en situation de précarité la possibilité de se raconter en confiance, le clinicien permet de rejouer les relations d’amour, comme forme particulière de reconnaissance, qu’elle a pu vivre dans son passé, d’une part dans la prime enfance478 où l’individu a tenté d’établir un équilibre entre symbiose et affirmation de soi479, et d’autre part, tout au long de son parcours biographique où cet équilibre s’est rejoué dans ses différents attachements. Les supports cliniques de narration visent ainsi à permettre à la personne en situation de précarité de rejouer sa capacité à être seul en relation avec d’autres dans le cadre d’une relation affective de confiance réciproque. Comme le reconnaissent les cliniciens, c’est une manière de maintenir les individus dans la commune humanité : « Les individus restent vivants dans des situations où ils se seraient mis en arrêt maladie. C’est une sorte de fabrication du sacré, on maintient les individus dans la communauté des vivants et des morts » 480.

Notes
467.

Dans la mythologie grecque, Protée est une divinité marine, mentionnée en particulier par Homère dans l'Odyssée comme « Vieillard de la Mer » et gardien des troupeaux de phoques de Poséidon. Il est doté du don de prophétie et du pouvoir de se métamorphoser. Protée est un être capable de prendre toute forme exigée par la situation. Dans l'Odyssée, on découvre comment pour échapper à son assaillant Ménélas, Protée prit tour à tour la forme d'un lion, d'un serpent, d'un léopard, d'un cochon et même de l'eau et d'un arbre.

Le nom de Protée a servi de radical en latin, et à partir de là dans la plupart des autres langues européennes, pour former des termes comme protéiforme, avec cette connotation de « polymorphisme spontané ».

468.

MAELA P., (2004), L’accompagnement : une posture professionnelle spécifique, Le Mesnil-sur-l’Estrée, L’Harmattan, p. 115.

469.

Extrait du cahier de notes personnelles. Propos tenus par Mme LABORDE et Mme ROUX lors d’un Espace Rencontre CHRS-CMP au CHRS « Tremplin ». Ces propos se rapprochent de ceux d’Olivier DOUVILLE, relevé par Emmanuel RENAULT (2008, p. 354), pour qui trois constats s’imposent au clinicien : a) les conditions sociales de la rue ont des incidences subjectives spécifiques qui peuvent être d’une extrême gravité ; b) la rue peut être une forme de socialisation spécifique, voire la stabilisation, de certains profils psychotiques ; c) mais elle peut également être une condition de leur aggravation. DOUVILLE O., (1999), op. cit, p. 58-59.

470.

Extrait du cahier de notes personnelles, Jean FURTOS. Séminaire de recherche MODYS du 15 février 2006.

471.

ASTIER I., (2007), op. cit.,p. 125.

472.

ION J., (2001), op. cit, p. 24-29.

473.

ASTIER I., (2007), op. cit.,p. 150.

474.

Cf. « Le temps fragile de la diplomatie » dans RAVON B., (2008), op. cit, p. 131-134 : « Après avoir été un « bon » éducateur ou un « bon » psychopédagogue, bref un « bon » réparateur, l’intervenant idéal est peut-être devenu un « bon » diplomate (plutôt qu’un « bon » médiateur). Tout en se situant dans le camp de l’institution, le diplomate est un pragmatique. Il « va vers » la personne et tente de négocier avec elle, sur le site même de l’action, le problème à traiter et la réponse à apporter. Son activité suppose de savoir prendre en compte différents points de vue, de multiplier et d’associer si nécessaire divers interlocuteurs à la définition du problème et à la manière adéquate de l’accompagner vers sa résolution. » ndbp, p. 131-132.

475.

Le « travail sur autrui » est une formule goffmanienne reprise par François DUBET (2002). Selon Bertrand RAVON, cette catégorie « résume très bien la critique du paradoxe socio-éducatif républicain qui consiste à socialiser l’individu tout en prétendant le constituer comme sujet (« La liberté de l’homme moderne émerge comme l’oubli de la socialisation au profit de l’indépendance de jugement que cette socialisation a rendu possible [DUBET, p. 36] » ). Du coup, on peut voir dans le « travail sur autrui » le produit de la coexistence d’une psychologie socialisante (psychopédagogie) et d’une psychologie émancipatrice. » RAVON B., (2008), op. cit, ndbp, p. 131.

476.

ASTIER I., (2007), op. cit.

477.

Selon la formule hégélienne cité par Axel HONNETH, l’amour doit se comprendre comme un « être soi-même dans un étranger », c'est-à-dire que l’amour est une relation d’interaction fondée sur un modèle particulier de reconnaissance réciproque (HONNETH A., (2000), op. cit, p. 117) qui se rapproche de ce que les cliniciens appellent empathie. L’amour suppose que la relation de reconnaissance soit liée à l’existence d’autres personnes charnelles, avec lesquelles la personne fait l’expérience d’une reconnaissance affective et peut développer à l’égard de soi-même une attitude de confiance se traduisant par une sécurité émotionnelle dans l’expression de ses besoins.

Comme nous l’avons déjà souligné, cette expérience, fondamentale pour les cliniciens, se rapproche également de ce que Luc BOLTANSKI, souligné par Bertrand RAVON, décrit comme étant une forme d’amour, l’agapè : « un monde habité par la renonciation au jugement et un même désintérêt pour le calcul ;une logique de don sans promesse de retour fondée sur le rapport à soi au sens « d’aimer les autres comme soi-même » ; une attention portée au temps présent de la rencontre, sans retour en arrière ni anticipation (Boltanski, 1990, p. 170-180 et 223-229.) » RAVON B., (2008), op. cit, p. 66.

478.

A partir des travaux de WINNICOTT, Axel HONNETH ((2000), op. cit, p. 122-128), part de l’hypothèse que « toutes les relations d’amour sont mues par le souvenir inconscient de cette expérience de fusion originelle qui avait marqué les rapports du nourrisson avec sa mère durant les premiers mois. »

Selon Axel HONNETH, en cherchant à déterminer les conditions « satisfaisantes » de socialisation des nourrissons, WINNICOTT va bien plus loin que l’idée de « narcissisme primaire » de FREUD comme étant indépendant. Au contraire, mère et enfant s’éprouvent constamment et mutuellement pour constituer ce qui a été appelé ensuite l’« intersubjectivité primaire ». Pour WINNICOTT, il y aurait plusieurs phases :

1. la phase de « dépendance absolue » ou « stade du maintien » ;

2. la phase de l’ « abandon progressif de l’adaptation » et de la « dépendance relative » moment où se développe cet « être soi-même dans un étranger » qui fournit le schéma élémentaire de toutes les formes d’amour ultérieures ;

3. puis se forge la « capacité à être seul » : « […] la « capacité à être seul » représente l’expression pratique d’un rapport individuel à soi-même qu’Erikson a décrit sous le nom de « confiance en soi » : quand il est sûr de l’amour maternel, l’enfant acquiert une confiance en lui-même qui lui permet de rester seul sans inquiétude.

479.

Ibid, p. 120.

480.

Extrait du cahier de notes personnelles, Jean FURTOS. Séminaire de recherche MODYS du 15 février 2006.