3. Narration de soi et confiance en soi : retrouver ses attaches, accepter ses dépendances

‘« On peut se demander comment le psychotique est en relation avec ses objets. C’est la même chose avec les personnes en situation de précarité. »
Mr TABARY, extrait du cahier de notes personnelles,
réunion plénière du CSMP, 26 janvier 2007.

Nous avons vu que les conditions de félicité des supports cliniques de narration (redonner la confiance en soi) résident en la prise en compte des attachements entre l’individu et les objets de son environnement. Voyons maintenant plus en détail comment cela fonctionne t-il. Que réalise le clinicien lorsqu’il demande à la personne de se raconter, de raconter qui sont ses amis, où se trouve sa famille, quels sont les liens qu’il entretient avec ses collègues de travail, ou avec ses filles comme dans le cas d’Emilio ?

Il nous semble que ce type d’interpellation (qui ne prend par forcément la forme d’un questionnement direct mais de relances, de demandes d’éclaircissement) sous-entend d’une part que le soi est une force causale, et d’autre part, modélise un mode spécifique de responsabilité. En interrogeant la qualité des relations de la personne en situation de précarité avec ce qui la tient de l’extérieur, le clinicien sous-entend que ces relations peuvent être la cause de la souffrance. C’est en ce sens que les supports cliniques de narration mettent les personnes en situation de précarité en position d’avoir à rendre compte d’elles-mêmes.

Ce qui est recherché dans cette invitation à se raconter, c’est que l’individu se produise lui-même comme un autre et qu’il retrouve le pouvoir de regarder cette production de soi à distance481. RICŒUR, en voulant rejeter le principe d’une identité substantielle attachée à la personne, distingue précisément ce qui a tendance à être confondu, c'est-à-dire l’identité du même et l’identité du soi. Une personne peut changer au cours du temps, « ne plus être semblable tout en étant la même, s’inscrivant ainsi dans une continuité et une permanence de soi. L’identité personnelle ne peut dès lors qu’être comprise dans un rapport au temps où le soi recouvre la permanence dans le temps. Le récit de vie qui possède sa propre dimension fictionnelle est le vecteur par lequel est mise en intrigue l’identité du personnage. L’unité d’une vie ne tient que par la narration qui en est faite, or celle-ci « construit le caractère durable d’un personnage, qu’on peut appeler son identité narrative, en construisant la sorte d’identité propre à l’intrigue qui fait l’identité du personnage. » »482

En recherchant les attachements de la personne, la narration que sollicite le clinicien s’ancre dans la réalité pratique de l’individu. Il ne s’agit pas de faire raconter une histoire de manière linéaire483 mais de faire décrire, à la manière de l’ethnographe, les différentes relations qu’entretient l’individu avec ses objets, et avec les règles qui les entourent. Le but du clinicien est de faciliter ce que Christopher BOLLAS décrit comme « l’articulation d’éléments jusqu’ici inarticulés de la vie psychique, ou ce que j’appelle l’impensé connu »484. Cette articulation des attachements n’est cependant pas sans limite, ne serait-ce parce que le clinicien a le souci de respecter la structuration psychique de la personne485. Dans la constellation sanitaire et sociale d’Emilio, nous pouvons repérer que sont travaillés les attachements à trois types d’entourage486 :

Le projet des cliniciens qui utilisent les supports cliniques de narration est donc de redonner confiance en soi en apprenant à l’individu à se tenir de l’intérieur en reconnaissant ses entourages, et les attaches aux autres qu’ils contiennent.

Le processus d’individuation en jeu ici vise plus à reconnaître, avec une grande clarté, les différents types et natures des attachements, que de plaquer un idéal moral utilisant le langage de l’autonomie ou de la dépendance. En tant qu’ethnographe, le clinicien focalise son attention sur les oppositions entre les différents attachements aux entourages afin de repérer, au-delà des clivages moraux, la diversité des épreuves à l’œuvre dans le parcours biographique de l’individu. Dans une perspective latourienne, nous pouvons dire ici que « la question ne se pose plus de savoir si l’on doit être libre ou attaché, mais si l’on est bien ou mal attaché »487. Alors que dans l’idéal moral du « connais-toi toi-même par toi-même », la liberté et l’autonomie sont le fait du sujet lui-même (qui devient alors souverain de lui-même488), les supports cliniques de narration obligent la personne à considérer la nature précise de ce qui le fait être attaché à des choses (des autres, des objets). Toujours dans une perspective latourienne, « s’il ne s’agit plus d’opposer attachement et détachement, mais les bons et les mauvais attachements, il n’y a qu’un seul moyen pour décider de la qualité de ces liaisons : s’enquérir de ce qu’ils sont, de ce qu’ils font, apprendre à être affecté par eux »489.

Le travail des cliniciens consiste alors à chercher à substituer des attaches à d’autres. Ainsi par exemple, Mlle CLERC alors qu’elle n’est plus elle-même en relation avec Emilio, va chercher à élaborer des relais, mettre en place des « réunions de suivi » permettant de ne pas « laisser le bébé à une seule personne ». Ou encore dans les réunions du RSMP, on cherchera en faisant le tour des actions déjà entreprises par la personne comment l’attacher à de nouveaux dispositifs. Ce qui est recherché, c’est la continuité à travers les choses attachantes elles-mêmes, celles qui procurent de « bons » et « durables » liens affectifs.

Avec les supports cliniques de narration, « l’expression de la liberté reprend le chemin que l’idéal d’émancipation et de détachement avait transformé en impasse : la liberté devient le droit de n’être pas privé des liens qui font exister, liens vidés de tout idéal de détermination, de toute théologie de la création ex nihilo. »490 Pour accéder à l’autonomie, il ne s’agit pas tant de travailler à son émancipation et à son indépendance, mais plutôt de reconnaître ses dépendances et ses attachements puis de les faire tenir : « Sans la conviction profonde que la personne aimée lui restera attachée même après avoir recouvré son indépendance, le sujet aimant ne serait pas en mesure de lui reconnaître son nouveau statut. Cette expérience doit, dans la relation d’amour, avoir un caractère de réciprocité, et c’est pourquoi le terme « reconnaissance » désigne ici le double processus par lequel on s’affranchit et, simultanément, on lie émotionnellement l’autre personne. Si la reconnaissance est un élément constitutif de l’amour, ce n’est donc pas au sens où l’on prend en compte l’autre sur un plan cognitif, mais au sens où l’on tire de l’affection qu’on lui porte l’acceptation de son autonomie. […] seul ce lien [d’amour], tel qu’il résulte de la réfraction de l’unité symbiotique par la démarcation réciproque des partenaires, donne à l’individu la confiance en soi sans laquelle il ne peut participer de façon autonome à la vie publique »491.

Notes
481.

Ce processus a déjà été analysé par GOFFMAN qui le décrit en ces termes : « dès lors que quelqu’un assume une image de soi qui s’exprime à travers la face qu’il présente, il est censé s’y conformer […]. Dès qu’[une personne] pénètre dans une situation où elle reçoit une certaine face à garder, [elle] prend la responsabilité de surveiller le flux des événements qu’elle croise. Elle doit s’assurer du maintien d’un certain ordre expressif, ordre qui régule le flux des événements, importants ou mineurs, de telle sorte que tout ce qu’ils paraissent exprimer soit compatible avec la face qu’elle présente. […] Si un tel scrupule s’applique aux choses du maintien, aux expressions produites par la façon dont une personne maîtrise son corps, ses émotions et les objets avec lesquels elle est physiquement en contact, on parle alors de dignité. » GOFFMAN E., (1973), La mise en scène de la vie quotidienne, Paris, Minuit, p. 13.

482.

RICOEUR P., (1988), « L’identité narrative », Esprit, n°7-8, p. 301 » dans PICHON P., (2007), op. cit, p. 103-104.

483.

« La notion de ligne biographique entend qualifier la suite d’événements que l’on peut rattacher à l’une des formes d’engagements qu’un individu contacte dans les détours de son existence sociale. Cette notion récuse l’idée d’unicité de la biographie, en admettant un postulat : la vie d’un individu peut rarement être appréhendée comme une histoire linéaire, homogène et définitive. » Robert CASTEL cité par OGIEN A., (1995), Sociologie de la déviance, Paris, Armand Colin, p. 118.

484.

BOLLAS C., (1996), Les forces de la destinée. L a psychanalyse et l’idiome humain, traduit de l’anglais par Aline Weil, Calmann-Lévy.

485.

A ce sujet, Judith BUTLER nous rappelle que « personne ne peut vivre dans un monde radicalement inénarrable, ni survivre à une vie que l’on ne peut absolument pas narrer. Mais il faut encore se souvenir que ce que l’on nomme « articulation » ou « expression » du matériel psychique excède la narration, et que les articulations de toutes sortes ont leurs limites nécessaires, étant donnés les effets structurant de ce qui demeure durablement inarticulable. » BUTLER J., (2007), Le récit de soi, Paris, PUF, p. 60.

486.

Nous rejoignons ici la typologie des entourages proposée par Pascale PICHON dans PICHON P., TORCHE T., (2007), op. cit, p. 219.

487.

LATOUR B., (2000), op. cit, p. 192-195.

De la même manière que nous considérons que les personnes en situation de précarité font agir les cliniciens, les cliniciens font agir celui qui les observe, en l’occurrence ici le sociologue. C’est peut-être la raison pour laquelle nous avons nous-mêmes choisi de parler de supports, et d’un point de vue méthodologique de chercher à mettre en lumière la « boite noire » de l’agir des cliniciens. Il s’agit bien de suivre les cliniciens dans leur démarche d’évitement des connotations morales qui laisseraient la porte ouverte à la prise en compte de la domination et qui nous amènerait nous-mêmes à mettre en œuvre une sociologie (plus) critique. Comme l’a montré LATOUR, « en forçant le trait, et pour mieux faire ressortir le contraste entre les deux formes de sciences sociales, on pourrait proposer l’opposition suivante : ou bien l’on s’intéresse aux individus et aux sociétés, ou bien l’on s’intéresse à la multitude de ce qui fait agir. Dans le premier cas on va parcourir des espaces qui ne rencontrent jamais ni l’individu ni la société puisque toutes les mises en mouvement dépendent de la nature des attachements et de la capacité qu’on leur reconnaît de faire ou non exister les sujets qui leur sont attachés. Aux sociologies qui jouent sur la gamme des libertés et des déterminations, s’oppose une sociologie des faitiches, des moyens, des médiations, autrement dit, là encore, des bons et des mauvais attachements. La plus grande différence entre les deux programmes de recherche vient de ce que les premiers croient devoir prendre position sur la question de l’individu et de la société, alors que les seconds court-circuitent entièrement ces figures, trop générales, et ne s’attachent qu’aux spécificités des choses elles-mêmes qui seules deviennent sources d’action, c'est-à-dire de faire-faire. Pour reprendre une formule d’Antoine Hennion : si je veux comprendre pourquoi je dis « j’aime Bach », c’est vers les particularités de cette interprétation, de ce disque, de cette partition, de ce lieu que je dois me tourner. Rien d’autre ne me tient que ces petites différences entre des prises auxquelles j’apprends à devenir de plus en plus sensible – et quand je leur deviens plus sensible, je ne m’intéresse évidemment plus à la question de savoir qui maîtrise « leur mon » action. »

488.

Comme le remarque Marcello OTERO et comme nous l’avons vu plus haut, certaines psychothérapies contemporaines favorisent l’émergence de cet individu souverain en travaillant notamment son adaptation à l’environnement : « si on continue encore à « inciter » les individus à parler d'eux-mêmes, ce n'est plus en fonction de la promesse ambitieuse de parvenir à déchiffrer leur identité profonde en s'engageant dans des démarches longues et coûteuses. Il s'agit plutôt d'être « à l'écoute » des « clients » dans le but de définir ce qu'on appelle ses « vrais besoins » ainsi que les « ressources » pouvant être mobilisées pour les « satisfaire ». Les « clients » continuent à parler d'eux, à se questionner, à « exprimer leurs émotions », à analyser leur « vécu », à « visualiser leurs objectifs », mais en fonction d’une nouvelle promesse plus pragmatique : la possibilité de gérer efficacement leur adaptation à l'« environnement ». Se connaître soi-même n'est important que dans la mesure où cette « démarche » peut contribuer à une « meilleure adaptation à l'environnement ». » OTERO M., (2003), Les règles de l’individualité contemporaine, Santé mentale et société, Saint-Nicolas (Québec), Presse Universitaire de l’Université Laval, p. 64.

489.

LATOUR B., (2000), op. cit, p. 192.

490.

Ibid, p. 202.

491.

HONNETH A., (2000), op. cit, p. 131-132.