IV. (Reprise) Vers une modélisation des formes d’intervention de la clinique de la précarité

L’étude des supports cliniques mobilisés par les cliniciens dans la constellation sanitaire et sociale d’Emilio, ainsi que dans les différents récits d’expérience clinique présentés dans le chapitre 4, nous permet de compléter la modélisation de la clinique de la précarité. Nous avons pu mettre en évidence trois types de supports cliniques émergeant face aux expériences de la vulnérabilité :

  1. Face à la misère, les supports cliniques de propriété visent à redonner à la personne en situation de précarité un sentiment de propriété et de respect de soi en favorisant l’accès à des objets et ressources de base (matérielles et affectives).
  2. Face à la marginalité, les supports cliniques d’action visent à redonner à l’individu l’estime en sa créativité à agir en favorisant la mise en œuvre de projets qui donnent du sens à son action.
  3. Face au mépris, les supports cliniques de narration visent à redonner à la personne la confiance en ses liens d’attachement, à l’aider à supporter l’altérité (capacité de confrontation) en favorisant l’expression de la parole et la prise de distance vis-à-vis de ses attachements.

Ces trois types de support s’articulent à leur tour à quatre types de formes d’intervention en clinique de la précarité :

  1. L’orientation : le clinicien oriente l’individu en situation de précarité dans le panel disponible des supports cliniques de propriété. Il se positionne en face à face plutôt qu’en côte à côte et préfère suivre la procédure et le programme de soin de manière linéaire (les étapes d’accès aux soins, de soin, d’insertion, etc. doivent se succéder en série) plutôt que de s’ajuster à la personne. Pour le clinicien qui oriente, l’individu est dénué de toute attache, du moins ce ne sont pas les attaches qui importent. Il s’agit plutôt de soutenir la recherche de ressources-capacités conçues comme un capital à accroître. Pour ce faire, il met en place un rapport pédagogique de type éducatif dans la relation d’aide, rapport qui permet de transformer l’individu à partir d’un retard de développement.
  2. L’adressage : le clinicien oriente et accompagne (adresse) l’individu en situation de précarité dans le panel disponible des supports cliniques de propriété. L’individu doit être le sujet d’une adresse. Il s’agit donc de soutenir la personne en situation de précarité dans sa recherche des ressources lui permettant d’attacher et de consolider ses adresses. Pour ce faire, le rapport pédagogique mis en place dans la relation d’aide vise une forme d’égalité des intelligences. L’adressage part d’un rapport singularisé aux supports pour travailler les attachements. Le clinicien agit en côte à côte plutôt qu’en face à face et cet adressage est souvent soutenu par des activités d’étayage collectif (CSMP, RSMP, Espaces Rencontres CHRS-CMP).
  3. L’expert ignorant : le clinicien accompagne l’individu dans sa relation aux supports cliniques d’action. Mais sa posture est ambivalente. D’un côté, il est pris par la logique du projet (agir stratégique) où il s’agit d’investir, de travailler, de faire fructifier les ressources et le potentiel humain afin de rendre l’individu producteur et possesseur de lui-même (« sois toi-même, construis ton projet de vie par toi-même » – visée d’indépendance). De l’autre, il est pris par la logique des attachements (agir tactique) où il s’agit de suivre la personne malgré l’indétermination quant à son devenir et son évolution (« sois toi-même, co-construis ton projet de vie » – visée d’interdépendance).
  4. L’écologue : le clinicien accompagne l’individu dans sa relation aux supports cliniques de narration. Il s’agit de co-construire le sens et la réalité biographique de l’individu (en se réajustant en permanence) à travers la mise en œuvre d’une écoute bienveillante (non-jugement), empathique permettant de pallier à l’invisibilité sociale, à la perte de la capacité à dire « je » et à parler de soi, au clivage au moi. Cette forme d’intervention est complémentaire à celle de l’adressage puisque les ressources soutenues, par l’un comme par l’autre, le sont à travers les environnements (social, culturel, familial, etc.) de la personne.

Si ces formes d’intervention apparaissent comme étant différentes dans leur capacité à être mobilisées par tel ou tel support, il nous semble qu’elles sont prises sans cesse entre deux logiques : la logique du projet et la logique des attachements. D’un côté, le clinicien véhicule la conception d’un monde où l’individu doit sans cesse construire sa place (le fameux « bougez-vous »). De l’autre, le clinicien sent bien que ce discours ne peut pas prendre avec la personne en situation de précarité, et qu’il faut au contraire partir de là où elle se trouve puis la suivre en la considérant presque comme un malade chronique. Dans cette seconde logique, l’intervention des cliniciens de la précarité ne consiste pas tant à soigner/orienter de manière ponctuelle mais à sociabiliser, en accompagnant, de manière chronique la personne dans son réseau d’adresses. 

Mais bien souvent, ces deux logiques se chevauchent comme nous pouvons l’observer dans la forme d’intervention de type expert ignorant. Cela donne alors à voir une forme de « maintenance » de la sociabilité de la personne ponctuée par tout un ensemble d’injonctions au projet. Les cliniciens s’organisent bien autour de la personne mais tout en faisant référence en permanence au modèle de l’individu souverain.