– Troisième partie –
Postures cliniques et Epreuves de la pratique de care

Les cliniciens de la précarité s’appuient sur des supports cliniques qu’ils négocient à la fois dans les différentes scènes réflexives (les collectifs d’intervention) et/ou organisatrices (instances de cadrage des activités) de la clinique, et dans la relation d’aide, directement auprès des personnes en situation de précarité. Ces négociations les confrontent à des logiques spécifiques - la logique du projet dans les différentes scènes réflexives et/ou organisatrices de la clinique, la logique des attachements de la personne dans la relation d’aide -, qui constituent autant d’épreuves513 pour leur pratique de care.

Du côté des différentes scènes réflexives et/ou organisatrices, nous avons noté à plusieurs reprises que pour un certain nombre de cliniciens, ils arrivent à un moment de l’histoire de leur profession où il est très difficile pour eux de continuer à travailler et à se projeter dans un avenir qui leur offre, pour tout soutien, des « cadres logiques » dénués de ce fameux « sens clinique » dont ils nous ont souvent parlé et qui fonde selon eux la vocation de leurs métiers. Ces dernières années, les transformations des politiques sanitaires et sociales ont vu monter en puissance les critères d’évaluation du travail et la clinique fonctionnant par projets. Les nouveaux dirigeants des institutions sanitaires et sociales, des managers issus pour la plupart d’écoles de santé publique ou d’écoles formant aux métiers de l’administration, semblent avoir tendance à vouloir mettre en œuvre des règles du jeu basées sur l’efficacité, la rapidité, la performance, autant de formalisations croissantes des règles de conduite qui, en retour, orientent l’action. En tant qu’agents de l’institution, les cliniciens sont aux prises avec leur conformisation aux nouvelles règles émergentes de la politique d’action par projets. Non pas seulement qu’on le leur demande via, notamment, des « procédures qualité » et l’évaluation de leurs pratiques professionnelles, mais parce qu’elles permettent d’accéder aux différents types de support clinique permettant de répondre aux atteintes relevant des injustices socio-économiques.

Du côté de la relation d’aide, les cliniciens sont confrontés à une indétermination croissante quant à l’action à mettre en œuvre (ils parlent d’« impasse psychosociale »514) face à des publics de plus en plus insaisissables, au sens où on ne sait ni comment les prendre ni comment se laisser attacher par eux. Prenant conscience que la logique du projet ne permet pas de répondre à ces impasses, les cliniciens tentent cependant de sauvegarder un savoir-faire et un savoir-être qui ont à voir avec une forme d’authenticité et d’attention envers autrui, qui ne s’anticipe pas, ne se « projetise » pas. Leur critique rejoint celle de Pascale MOLINIER qui souligne que « le care, l’attention aux personnes, ne se mesure pas de cette façon-là. On ne peut pas protocoliser le care car chaque personne est singulière ainsi que chaque prise en charge. Depuis que l’on s’est mis en tête qu’il fallait trouver les bons « indicateurs » de mesure et contrôler la qualité en permanence, se sont développées des formes de contrôle en termes de « bientraitance », ou plus exactement de « maltraitance » puisque ce que l’on va traquer systématiquement, c’est le mauvais geste. […] Mais le « bon geste », lui, ne se voit pas ! D’abord parce que l’authenticité du care est très liée à sa discrétion, et ensuite parce que, souvent, vu de l’extérieur, rien ne ressemble plus à un geste « maltraitant » qu’un geste « bientraitant ». »515.

Confrontés à ces épreuves, un certain nombre de cliniciens démissionnent car « ils n’en peuvent plus » comme ils disent, ils se sauvent pour un ailleurs avant que le « burn-out » ne les paralyse complètement. D’autres cependant décident de rester, de sauvegarder quelque chose de l’idée qu’ils se font de la clinique et de se battre à l’intérieur de leur institution. Ils prennent alors la parole là où ils peuvent pour partager leur expérience clinique et la faire valoir, ils luttent pour une clinique leur permettant de concilier normes d’autonomie et pragmatique d’attachement.

Cette troisième partie vise à rendre compte des postures cliniques et des épreuves caractéristiques de cette tentative de conciliation. Par posture clinique, nous entendons la manière dont les cliniciens se tiennent, se positionnent, se protègent, restent sur leur garde ou se mettent en « garde » face à ces épreuves.Les cliniciens tirent-ils de cette politique d’action par projets un bénéfice leur permettant d’aller plus loin dans leur pratique de care ou, au contraire, se retrouvent-ils empêchés dans leur capacité à agir, coincés entre deux schémas normatifs (activation et attachement) rendant stérile toute tentative d’articulation ?

C’est ce que nous allons tenter de déterminer en étudiant deux postures prégnantes chez les cliniciens rencontrés : la posture de coordination qui se déploie dans un cadre d’action publique où règnent le pilotage par projets et l’injonction à l’activation (chapitre 6) ; la posture d’indétermination qui se déploie dans la « bienveillance dispositive » et le fait de se laisser guider et attacher par autrui (chapitre 7).

Notes
513.

Nous mobilisons la notion d’épreuve dans le sens Martuccellien du terme. Selon l’auteur, elle vient désigner une problématique commune à laquelle sont confrontés inégalement la plupart des acteurs et à partir de laquelle un mode d’individuation va se forger, ce qui nous intéresse tout particulièrement dans cette troisième partie. Cf. MARTUCCELLI D., (2006), Forgé par l’épreuve, Paris, Armand Colin.

Toujours selon l’auteur, les épreuves ont quatre grandes caractéristiques, caractéristiques qui ont guidé nos investigations sans pour autant que nous ayons choisi de les organiser autour d’elles. « D’abord, la notion est inséparable d’un récit particulier – celui de la mise à l’épreuve justement – qui est susceptible d’accorder un espace important, et inédit, à l’individu dans la tradition sociologique. Ensuite, toute épreuve apparaît comme un examen, un test (souvent non formalisé) adressé à chacun d’entre nous et au travers duquel s’effectue une sélection sociale. En troisième lieu, le propre de chaque épreuve est de tester notre résistance et nos capacités à nous en acquitter – elle engage ainsi une conception particulière de l’acteur. Enfin, elle désigne des enjeux sociaux auxquels sont soumis les individus de manière contrainte – et qui sont donc variables en fonction des sociétés et des périodes historiques. » MARTUCCELLI D., « La sociologie aux temps de l’individu », dans la revue Interrogations, n°5, L'individualité, objet problématique des sciences humaines et sociales, Décembre 2007, p. 78-79.

514.

Cf. supra chap.3.III.4.La répétition des situations d’impasse : une mise à l’épreuve des actions d’étayage.

515.

MOLINIER P., « Le défaut de souci des autres, point aveugle de la campagne », http://www.mouvements.info/spip.php?article18 , 8 mars 2007.