I. Tracer les contours d’une clinique évaluable, territorialisée, ciblée

La principale activité des cliniciens en posture de coordination consiste à concevoir des projets ou à s’intégrer à des projets initiés par d’autres. Leurs pratiques de cliniciens sont faites d’une multiplication de rencontres et de connexions temporaires, mais réactivables, à d’autres professionnels des champs sanitaires et sociaux517. Le projet y est généralement l’occasion et le prétexte de la connexion. Il rassemble les cliniciens temporairement en les associant parfois à d’autres personnes dont ils ne partagent pas forcément la profession, le territoire, la culture, pas grand-chose si ce n’est la volonté de travailler ensemble sur un objet précis. Comme le soulignent Luc BOLTANSKI et Eve CHIAPELLO, le projet se présente « comme un bout de réseau fortement activé pendant une période relativement courte, mais qui permet de forger des liens plus durables qui seront ensuite mis en sommeil tout en restant disponibles. »518

Ces bouts de réseaux transitoires sont une manière spécifique de penser le temps et l’espace que l’on retrouve, par exemple, dans le discours des cliniciens lors de notre étude du parcours sanitaire et social d’Emilio, où le chef de service du 115 de l’Ain nous raconte comment il envisage de créer une nouvelle structure d’accueil s’inscrivant dans la temporalité du « transitoire durable »519 et qu’il nomme « espace transitionnel » : « [l’entretien s’ouvre sur un projet novateur que m’a exposé mon interlocuteur lors d’un précédent entretien et qu’il appelle « espace transitionnel », je lui demande de m’en dire plus] enfin… en fait … ça a encore évolué ! C'est-à-dire que je pense que la question de cet accueil-là, c’est un accueil qui devrait partir du point de vue du public, ici femmes en grande difficulté, sur un accueil qui soit un accueil immédiat et avoir tout de suite derrière l’idée d’un parcours d’insertion qui soit multiforme. Je m’en explique. On peut avoir des personnes qui ont besoin d’un temps où on se pose, on s’arrête parce qu’on quitte un lieu, on quitte une vie, on est en rupture familiale et conjugale. Ca demande déjà un effort pour partir, mais aussi un effort pour rester et ne pas y retourner, et de se poser. Ca peut s’inscrire dans un parcours d’insertion qui vient se contracter sur une observation de la part d’un travailleur social et qui viendrait après décliner le travail qui est à faire. Et pour ce faire, la seule solution qu’on pourrait avoir c’est d’avoir un lieu de vie. Un lieu de vie qui serait accueillant en fonction des places disponibles dans l’immédiat. Mettre les personnes dans un processus de mise à l’abri style 115. Que cette structure soit adossée à l’accueil immédiat, la possibilité d’un accueil dans une dimension collective ou semi collective, qui viendrait en ce sens, être un espace transitionnel pour que la personne apprenne, une fois qu’elle est stabilisée, mieux dans ses baskets et prête à repartir dans du logement diffus. Pourquoi pas partir dans du logement. Ca voudrait dire qu’on aurait un espace transitionnel qui partirait d’un accueil immédiat conjoint à un accompagnement social plus global qui s’inscrit dans un parcours de la personne. Le temps de se poser, de se reconstruire un petit peu et le temps après soit de retourner dans un logement de droit commun, dans l’accès au droit commun, soit la personne n’est pas prête et elle sort de cet aspect d’accueil collectif pour aller dans un CHRS, comme il en existe aujourd’hui, en diffus. » (Mr NOMAD, chef de service du 115 de l’Ain et du CHRS « La Parenthèse ».)

Autre exemple, une référente du CSMP, cadre infirmier de proximité dans un CMP, explique comment elle trouve un intérêt à réticuler avec d’autres projets et dispositifs en participant ici à un projet visant à favoriser l’accès aux droits de personnes en difficulté : « J’ai reçu une première invitation pour participer à la présentation du projet d’accès aux droits sur la ville de Bourg. C’était une réunion de synthèse, une réunion étape. J’ai tout de suite trouvé ça très intéressant. La démarche avait commencé depuis quelques temps déjà, mais je trouvais que les échanges entre les accueillants et les accueillis étaient très intéressants. J’ai tout de suite associé l’accès aux droits à l’accès à la santé et à la manière dont cette démarche était reproductible au CMP… C’est ce qui a fait que j’ai continué à aller dans ces réunions même si c’est vrai que ça fait beaucoup de réunions de coordination. Au CMP aujourd’hui, on s’est donné comme priorité de développer les actions partenariales. On ne peut pas tout faire et c’est pas bon d’être partout mais on essaie quand même de travailler de plus en plus en réseau. » (Une référente du CSMP, cadre Infirmière de Proximité dans un CMP.)

Aussi cette cadre infirmier nous explique que le CMP dans lequel elle travaille a aujourd’hui une trentaine de partenaires520. Son activité se déploie dans la pluralité des projets tenus par le CMP, projets de tous ordres, qui peuvent être menés conjointement. L’activité de coordination de la cadre infirmière peut se comprendre comme la succession de projets qui prennent la forme de dispositifs transitoires et qui viennent thématiser les multiples formes de prises en charge potentiellement offertes à l’individu en souffrance, telles que les prises en charge thérapeutique, sociale, familiale, éducative, artistique et caritative. Comme le soulignent Luc BOLTANSKI et Eve CHIAPELLO, « c’est précisément parce que le projet est une forme transitoire qu’il est ajusté à un monde en réseau : la succession des projets en multipliant les connexions et en faisant proliférer les liens, a pour effet d’étendre les réseaux. »521 Le clinicien, comme la personne en situation de précarité, est soumis à la même injonction à créer des projets522. S’il ne le fait pas, s’il n’explore pas ses réseaux, il semble être menacé d’incapacité à agir, c'est-à-dire, dans un univers réticulaire, de mort annoncée. Ne pas avoir de projet aujourd’hui, pour l’individu comme pour le professionnel, c’est ne plus exister. Prendre soin de la relation d’aidedans un monde connexionniste suppose donc de se connecter aux autres, entrer en relation, tisser des liens, afin de ne pas être seul à porter la charge de la prise en charge523. Pour ce faire, le clinicien doit être en mesure d’alimenter et de faire tenir le lien ce qui requiert, comme nous allons continuer à le voir, des compétences et une mentalité propres au négociateur et au diplomate.

De manière générale, nous avons observé comment le CSMP s’articulait de manière réticulaire avec d’autres projets tels que le « projet d’accès aux droits » sur la ville Bourg-en-Bresse dont parle la cadre de santé ci-dessus, le « projet Déclic Santé » à Ferney-Voltaire ou encore le « Projet santé publics en difficulté » de Belley524. Le responsable du CSMP, en position de coordinateur, n’a eu de cesse tout au long de l’histoire du dispositif de développer de l’activité525. Jamais à court de projets ou à court d’idées, ce qui se traduit par des ordres du jour, des réunions de bureau et plénières toujours nombreux, les cliniciens du CSMP ont toujours quelque chose en vue, en préparation, un devenir issu d’une lecture ou d’une rencontre avec un des multiples partenaires que la volonté partagée de faire a permis de mettre sur leur chemin. C’est ainsi qu’en accompagnant Mme PARTSON, référente Cadre Infirmière de Proximité du CSMP, localement dans son secteur de rattachement (secteur psychiatrique n°4), nous avons été amenés à entrer dans la dynamique d’élaboration du « SPEL526 Projet santé publics en difficulté » de Belley, dans laquelle la référente s’était investie. Ce projet donne à voir la manière dont se construit progressivement une certaine forme d’impératif gestionnaire dans l’activité des cliniciens en posture de coordination. Pour cette raison, nous avons choisi de partir de l’exemple de ce projet pour étudier la manière dont les cliniciens de la précarité conçoivent des projets et voient, en même temps, activer les formes organisationnelles de leur pratique clinique par la logique du projet.

Notes
517.

Cf. supra chap.2.II.Connaître les partenaires à travers des activités d’étayage et de réticulation.

518.

BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., (1999), op. cit., p. 156.

519.

Cf. supra chap.3.IV.(Reprise) Lorsque le parcours de vulnérabilité d’Emilio dessine la constellation de la prise en charge sanitaire et sociale.

520.

Le CMP de Bourg-en-Bresse compte parmi ses partenaires : le Réseau Santé Mentale Précarité ; les associations de tutelle (ATMP, UDAF) ; les structures de soins du CPA (CPA, Equipe de Fleyriat, CMP et UF d’autres secteurs, US Ado, Le Château, Le Parchemin, CSMP, CTS) ; les services d’interprètes ; les centres de cure (Létra, St Galmier, Plateau d’ASSY) ; les maisons de convalescence (Hélios, Mangini, Angeville, Centre spécialisé de Chanay) ; les structures dépendantes de la COTOREP (2 Ateliers protégés, 7 CAT, 2 SAS, clubs de loisirs, Association Vivre en ville UNAFAM, Lieux de vie, 3 Foyers occupationnel, Hôtel social) ; l’association Aide Accueil aux Jeunes ; les services sociaux (CCAS, DIPAS (6 CMS, service enfance, sauvegarde de l’enfance, service enquête du PRADO, PJJ)) ; les structures de réinsertion professionnelle (missions locales, CAVA, associations) ; les services hospitaliers (Fleyriat, Clinique Convert, Cliniques spécialisées, Clinique Médico-Universitaire G.Dumas à Grenoble) ; les médecins généralistes, psychiatres, psychologues, infirmiers libéraux ; le Centre de planification et d’éducation familiale ; les intervenants des activités thérapeutiques ; les services de maintien à domicile (aides ménagères, association de la Croix Rouge, ADAPA, ADMR, TISF, Association familiale populaire, Aide aux mères et aux familles, Restaurant le Bon Accueil, Bourg Traiteur) ; les centres sociaux (Reyssouze, Pôle Amédée Mercier) ; les structures d’hébergement (FAR, Tremplin (halte de nuit et service logement), Résidence Paul Barberot, Résidence ALFA 3A à Vonnas, Résidence Accueil Jeunes, Foyer des 3 Saules, Résidence des Marronniers, SONACOTRA) ; les Maisons d’Accueil Spécialisé ; l’ASSAGA (services loisirs et vacances accompagnés) ; le SPIP ; les psychologues RMI ; le service APA ; les IMP ; les maisons de retraites ; AVEMA ; les pharmacies ; la police, les pompiers ; les taxis, Ambulances, VSL, ASADA.

521.

BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., (1999), op. cit., p. 167.

522.

Cf. supra chap.3.III.2.La non-demande : une mise à l’épreuve de la logique du projet.

523.

Cf. supra chap.1.Le Carrefour Santé Mentale Précarité : l’émergence d’un collectif d’intervention auprès des personnes en « souffrance psychique ».

524.

Cf. supra chap.2.II.3.Les réseaux institutionnels locaux : vers une écoute institutionnelle du parcours des personnes en situation de précarité.

525.

Cf. supra chap.1.I.1.Le responsable du CSMP : un psychiatre militant du « social ».

526.

SPEL : Service Public de l’Emploi Local.