Armés de leurs premiers outils d’analyse des besoins, les cliniciens en posture de coordination tentent, dans la seconde étape de conception de ce projet, de recueillir un ensemble d’indicateurs objectifs qui se réfèrent à des données observées concernant la population cible, dans le projet étudié « tout public en difficulté ». En théorie554, il s’agit ici de déterminer « la fréquence (incidence, prévalence), la gravité (taux de mortalité, nombre d’hospitalisation), puis les conséquences économiques et sociales d’une pathologie ou des problèmes posés par une classe d’âge (personnes âgées, jeunes…) » 555. Devant la multitude des problèmes mal résolus relatifs soit à une catégorie de population « exclue et/ou en précarité » (« personnes isolées », « RMIstes longue durée », « travailleurs pauvres », « jeunes désocialisés »), soit à une pathologie particulière (« dépression », « alcoolisme », « trouble du comportement », « violence », « malnutrition »)556, les cliniciens en posture de coordination se mettent d’accord pour qualifier globalement le public et sa problématique : il s’agira d’accompagner un public « en souffrance psychique » 557 qui échappe à l’existant en termes de dispositif de droit commun, un public qui crée de la souffrance chez des professionnels (stress relatif à des violences verbales et frustration de ne pas pouvoir remplir sa mission d’accompagnement) qui n’ont pas prise sur lui.
Face au sentiment général d’une problématique sur laquelle « rien ne semble tenir et rien ne semble prendre » 558, et plutôt que de chercher à définir quelle est la nature de cette problématique et le pourquoi permettant de comprendre comment on pourrait s’en saisir, les cliniciens en posture de coordination choisissent de privilégier assez rapidement une approche méthodologique qui consiste à caractériser les « objectifs », les « publics », les « territoires », les « activités » et les « financements » 559. L’articulation de ces différents découpages ne va pas de soi et, parce qu’elle est, pour les potentiels financeurs, un critère d’évaluation de la qualité d’un projet, elle relève d’une méthodologie spécifique. Or, les cliniciens en posture de coordination ne connaissent pas vraiment les modalités d’élaboration d’un projet de santé. Cela les conduit donc à chercher à rencontrer leurs financeurs potentiels, la DDASS ou le Conseil Général, qui leur proposent alors de travailler avec une structure intermédiaire qui emploie des consultants en santé publique susceptibles de les aider à répondre aux appels d’offres qui transitent par la DDASS.
C’est ainsi que la responsable de la DIPAS de Belley décide de rencontrer deux services de la DDASS (service Santé-Prévention et service Social-Insertion), afin de voir quelles sont les possibilités d’un tel montage tant au niveau méthodologique que pratique. Suite à cette rencontre, l’appui technique d’une association spécialisée dans le montage de projet « Santé- Prévention » semble « incontournable » 560, la DDASS ayant validé les impressions du groupe concernant le fait que la problématique santé liée « à la souffrance psychique, à la malnutrition et aux addictions » prévalait sur la problématique sociale liée à la précarité et à l’exclusion561. Un partenariat avec l’ADESSA562 est alors envisagé. Il faudra cependant attendre le mois de novembre pour que l’ADESSA prenne véritablement ses fonctions dans le projet, le temps qu’une convention légitimant son intervention sur le territoire de Belley soit élaborée avec la DDASS.
Au mois de novembre 2006, l’ADESSA est missionnée par la DDASS pour apporter un appui méthodologique dans l’élaboration du projet. Cette action aura un but majeur, plus ou moins clairement énoncé par Mme CARRE lors du CP du mois d’octobre 2006 : « apporter un appui méthodologique à ce projet qui vise d’une part à contribuer à la lutte contre la précarité et les exclusions sur le territoire de Belley, et d’autre part à participer au renforcement des bonnes pratiques dans cette localité qui, particulièrement au niveau de la psychiatrie, reste indépendante, voire opposante, aux nouvelles politiques de santé mentale. » 563 C’est ainsi que le projet accueille Mme AUBIN - chargée de projet et adjointe de direction de l’ADESSA564. Cette consultante est jeune, elle vient d’arriver dans le département, et selon ses propos, elle ne « possède pas encore le savoir-faire [qu’elle estime] adapté au maillage territorial et aux problématiques locales ». Cette « fraîcheur » résonne également avec le fait que l’ADESSA, comme la DDASS, sont avec l’arrivée du Programme Régional de Santé Publique (PRSP) en plein réajustement et création de normes et de pratiques, et ce pour tout un éventail d’actions et d’orientations qui sont devenus prioritaires565et qui constituent leurs nouvelles directives en matière d’élaboration de projet « santé publique prévention » 566.
Le projet entre alors dans un processus d’élaboration de directives qui s’inscrivent dans une ligne d’approche commune entre la DDASS et son partenaire méthodologue : la construction d’une morale partagée autour de la notion de « bonnes pratiques ». Si au niveau des méthodologues567, cette notion reste encore assez théorique, la mise en œuvre du PRSP n’étant pas encore effective fin 2006, leur mission sera d’anticiper les recommandations du PRSP et de commencer à traduire les normes et valeurs véhiculées par cette morale pour mettre en œuvre un « projet territorial de santé globale pour les publics vulnérables ».
Au début du projet, les intervenants de la DDASS laissaient entendre au CP que la forme des engagements institutionnels du projet pouvait varier (ce qui laissait une marge de manœuvre assez grande quant à l’identité des membres du projet, leurs actions, leurs désirs, leurs affiliations politiques, leurs localisations sur le territoire, etc.), mais que cette forme devait être « participative ». Or, comme dans tout territoire, les forces politiques interinstitutionnelles ne sont pas simples et, comme le laisse entendre Mme CARRE dans l’extrait de dialogue présenté plus haut, la politique interne des institutions de rattachement des différents acteurs du projet (dans le dialogue il s’agit du CPA) ne relève pas du domaine de compétence de ce CP. En quoi donc la forme « participative », proposée par la DDASS et l’ADESSA, de construction de l’impératif du projet permet-elle d’ajuster les pratiques professionnelles ?
Hasard des coïncidences, lors du dernier CP de la l’année 2006, Mme AUBIN est missionnée par la DDASS alors qu’au même moment Mme PARTSON décide d’annoncer son départ, laissant le CP de ce « projet santé » sans aucun représentant d’institution médicale, et qui plus est du CPA.
A cette étape de la construction du projet, l’activité des cliniciens en posture de coordination restants consiste alors à négocier l’impératif du projet avec les méthodologues et les financeurs. L’enjeu ici est la mise en ordre du projet, mise en ordre qui selon les méthodologues doit être à la fois logique et institutionnelle.
Cette « théorie » répond à une culture commune du montage de projet d’action publique qui n’a, pour les cliniciens en posture de coordination, rarement fait l’objet d’une formation universitaire. Le montage de projet a généralement été appris sur le tas, au contact d’experts généralement issus d’école de santé publique, comme c’est le cas ici avec l’arrivée d’une consultante de l’ADESSA qui énonce ces principes méthodologiques.
Extrait du cahier de notes personnelles. Réunions du « SPEL Projet Santé Publics en difficultés » (avril-mai, 2006).
Idem.
Idem.
Idem.
Idem.
« Le passage par l’ADESSA semble incontournable pour monter un dossier recevable par la DDASS. » Extrait du compte-rendu du comité de pilotage du 29 juin 2006.
Cette manière de faire de la DDASS qui « anime » les projets locaux a été mise en évidence par DONZELOT dans DONZELOT J., (1994), L’Etat animateur. Essai sur la politique de la ville, Paris, Editions Esprit.
Comme le souligne également Marcelo OTERO, « l'État cautionne, encourage ou finance de plus en plus certaines initiatives privées, communautaires ou sociales, mais il délègue en « sous-traitance » la responsabilité de gestion concrète de l'intervention. » OTERO M., (2003), op. cit., p. 18.
« L’ADESSA [Association Départemental d’Education Sanitaire et Sociale de l’Ain.], association loi 1901 à but non lucratif, a été créée à Bourg-en-Bresse en 1981. D'abord membre du réseau d'Education Pour la Santé, constitué par le Comité Français d'Education pour la Santé (CFES), elle est, depuis la création de l'Institut National de Prévention et d'Education Pour la Santé (INPES), adhérente à la Fédération Nationale des Comités d'Education Pour la Santé (FNES). A ce titre, elle partage les valeurs et l'éthique du réseau des Comités d'Education Pour la Santé et rempli les mêmes missions de promotion de la santé au sein du département de l'Ain. Comme tous les comités départementaux d'éducation pour la santé, elle est le lieu privilégié de rassemblement, de concertation, de coordination et d'action de l'ensemble des partenaires publics et privés concernés par l'éducation pour la santé dans le département de l'Ain, au bénéfice de la population. »
Extrait du site internet http://ades01.org/ « Qui sommes nous ? ».
Extrait du cahier de notes personnelles. Réunion du CP du 12 octobre 2006. Nous rappelons que Mme CARRE est l’ancienne coordinatrice PRAPS du département de l’Ain et à ce titre sa mission s’inscrit dans la continuité des politiques initiées par la loi de 1998 d’orientation relative à la lutte contre les exclusions. Elle est également l’interlocutrice privilégiée de Mr TABARY dans ses rapports avec la DDASS de l’AIN.
Mme AUBIN est experte en ingénierie de réseau de « santé publique prévention », diplômée de l’Ecole de Santé Publique de Nancy.
Cf. annexes du chapitre 6 - « Communiqué de presse du 14 décembre 2006 » concernant les nouvelles actions et orientations du PRSP.
Cette aide aux opérateurs de santé, sous couvert de promotion des « bonnes pratiques », n’est en effet qu’un aspect de l’assistance multiforme que peuvent proposer tant la DDASS que l’ADESSA dans la lutte contre l’exclusion dans le département. Les organigrammes respectifs de la DDASS et de l’ADESSA, en annexe donnent à voir la multiplicité des missions de ces deux institutions.
Nous entendrons par méthodologue, les professionnels ayant un savoir-faire méthodologique en conduite de projet, gestion du changement, conduite et animation de réunion, évaluation interne ou externe faisant partie d’une institution venant en appui ou ayant un rôle d’évaluateur par rapport au projet. Il s’agit donc tant des experts en ingénierie des réseaux prévention santé de l’ADESSA, que des coordinateurs, inspecteurs et chargés de mission de la DDASS.