La critique des référents du CSMP concernant les tentatives de régulation des conduites via le montage de projet

Note méthodologique sur ma posture de recherche
Au cours de ces deux années passées au côté des membres du CT de ce projet, j’ai pu constater à quel point la logique des cliniciens en posture de coordination se heurtait à tous niveaux à la logique des méthodologues. Pour ces derniers, tout se passe comme s’il fallait rentrer à tout prix dans ces différentes mises en ordre logique et institutionnel, et qu’il y avait là quelque chose à y gagner. Pour les cliniciens en posture de coordination, le problème est de savoir « comment faire comprendre que toutes les situations ne sont pas équivalentes, que certaines fonctionnent « à la règle », et que d’autres fonctionnent « à la personnalisation » ? »579 Comment faire tenir dans un même projet les deux bouts de la régulation des conduites et des relations, celui de la norme morale ou celui de la norme psychologique, l’impératif ou l’individualisation ?580 Comment élaborer un projet qui s’ajuste au territoire du parcours des personnes et pas seulement au territoire du projet de santé publique ?
Avant de poursuivre mes investigations du côté de l’activation des pratiques cliniques, j’ai souhaité reprendre quelques observations des critiques adressées à ce projet par les référents du CSMP. Ces critiques concernent d’une part l’analyse des besoins et, d’autre part, le cadre logique qui ont été effectués au cours de l’élaboration de ce projet.
Les référents du CSMP ont suivi ce projet à distance à travers trois regards : (1) à travers le regard d’une des leurs pendant les premiers mois du projet, (2) à travers le regard de Mr TABARY présent à certaines réunions et (3) à travers mon regard en tant qu’observateur impliqué de toutes les réunions. Ces critiques ont été recueillies lors des réunions plénières et de bureau entre 2006 et 2007. Il est intéressant de noter qu’elles rejoignent celles de toute une frange de sociologues critiques (essentiellement québécois) de la normativité sociale (libérale) que véhiculent les dispositifs de santé contemporains. C’est la raison pour laquelle j’ai intégré dans l’exposition des critiques des référents du CSMP, celle des sociologues critiques. C’est cependant moi qui fait le lien, et ce faisant, je donne bien à voir la manière dont je suis pris subjectivement ici dans la critique des référents que je contribue à étayer. Les cliniciens critiques poussent l’ethnographe qui les observe (en s’impliquant auprès d’eux) vers une sociologie critique puisque celle-ci a pour objet les conditions sociales de régulation et de domination des individus, conditions qui sont pour ces cliniciens à l’origine des souffrances, à la fois, qu’ils écoutent et accompagnent, mais aussi qu’ils ressentent eux-mêmes régulièrement dans leur travail. Là encore, un moyen de sortir de ma mise en posture critique a été pour moi d’en faire un objet d’analyse au même titre que la critique des cliniciens.

Lors de l’analyse des besoins des publics en difficulté, c’est un brainstorming réunissant les professionnels se situant dans l’impasse de la prise en charge qui a été organisé. Un des constats fait par ces professionnels était de dire « face à la non demande, comment fait-on pour agir ? » 581. La réponse des méthodologues consiste, par l’intermédiaire d’un projet de prévention, à tenter de prévenir les risques, sans réellement se soucier de la problématique que pose la non-demande, l’autoexclusion, la souffrance psychique, etc., autant de maux qui ne sont plus à prévenir parce que déjà là. Face à cette réponse, les référents du CSMP s’interrogent alors : « à quels besoins cherche t-on à répondre ? » 582

Nous avons vu en effet que, pour ces cliniciens, le processus de précarisation rend difficile et sujet à caution l'identification de la situation et des besoins par la personne elle-même, puisqu'elle affecte précisément l'état mental de la personne. La critique porte alors, comme le constate également Dominique GAUCHER à partir de son analyse des interventions en santé mentale dans le contexte québéquois, sur « cette mise en doute, pourrait-on dire, de la crédibilité du malade, [qui ouvrirait] en fait la porte à des discours sur ses besoins qui sont le propre d'autres personnes que le malade lui-même, et qui font l'objet d'une lutte pour avoir le dernier mot dans la définition du problème. Le besoin devient alors un enjeu statique qui échappe au principal intéressé. »583

De plus, nous pouvons observer que, dans ce projet, les cliniciens en posture de coordination ne tombent pas non plus aisément d'accord sur le choix de la meilleure compréhension du problème. Cela est compréhensible dans la mesure où des pans entiers du savoir sur la précarité ne font pas l'unanimité. Par exemple, la question de la définition des « publics en difficulté » qui renvoie à une réflexion autour de termes tels que « précarité » ou « souffrance psychique » est loin d’être résolue. Les besoins thérapeutiques, d’accueil ou d’accompagnement, restent ainsi en discussion, et doivent le rester pour les référents du CSMP puisque le savoir sur les besoins sociaux dépend de besoins, variables d'un individu à l'autre. Là encore pour les référents, cette idée s’oppose à la manière dont les méthodologues « lissent » en quelque sorte les besoins des personnes en utilisant des catégories de publics larges et peu discriminantes. Ils rejoignent en quelque sorte Dominique GAUCHER qui constate également, dans un tout autre contexte, au Québec, que la distinction entre ces deux types de besoins « a tendance à entraîner à l'heure actuelle un clivage dans l'intervention qui fait que l'on centre et organise celle-ci soit sur les uns, soit sur les autres, créant des filières étanches et désynchronisées d'intervention. »584 La critique des référents du CSMP porte alors sur le fait que ce ne sont pas les institutions qui s'adaptent aux « besoins » des sujets au sens où on assisterait à un « accroissement des flexibilités des organisations contre l'accroissement des flexibilités des individus »585. Bien au contraire, les cliniciens, comme les personnes en situation de précarité, devraient s'adapter aux nouvelles exigences des organisations, qui réclament moins de « rigidité » et plus de « flexibilité » de leur part, tout en imposant quant à elles des cadres logiques dénués de cette flexibilité. Le fait que la plupart des projets de prévention affirment s'adapter aux « besoins » des personnes plutôt que de leur imposer des modèles de normalité de fonctionnement standardisés ne signifie pas qu'on respecte leur soi-disant autonomie. Pour les référents du CSMP, ce qui est appelé « besoins des personnes » dans ce projet c’est souvent moins les « leurs » que ceux de la régulation de leur conduite. C'est-à-dire l'ensemble des règles qui leur permet de fonctionner de façon « adaptée » (c'est-à-dire normale) dans les environnements où ils évoluent586, ce avec quoi ils ne sont que partiellement d’accord comme nous le verrons dans le chapitre 7 (cf. distinction entre la posture d’adaptation – à une norme, et celle d’ajustement – à un individu).

Pour les référents, cette tentative de régulation des conduites se retrouve également dans l’évolution du cadre logique du projet santé prévention, tel qui s’est dessiné au fil de ces trois années. Selon eux, on peut en effet observer que l’individu disparaît progressivement en tant que sujet de l’intervention. Cette critique rejoint celle de Robert CASTEL qui postule que les individus concrets sont progressivement décomposés selon tel ou tel objectif « défini dans le cadre d’une programmation administrative et recomposés en flux abstraits de populations »587. Il « faut » absolument que les individus entrent dans les cases des appels à projet du PRSP mais « comment les faire entrer dans ces cases » s’interrogent en permanence les cliniciens ?

Alors que pour les référents du CSMP, il s’agit de chercher à intervenir directement auprès du public, pour les méthodologues, il « faut » plutôt prévenir les risques (d’intervention). Le problème pour les référents du CSMP c’est que, comme le souligne Robert CASTEL, « le paradigme commandant la pratique [le falloir] est toujours un objectivisme qui se justifie au nom de l’efficacité : disposer d’un ensemble mobilisable d’informations fiables afin de modifier une situation définie à partir d’éléments que l’on peut instrumentaliser. Qu’une telle représentation fonctionne le plus souvent comme mythe, ou si l’on préfère comme idée régulatrice, n’enlève rien à sa prégnance. L’idéal consiste ici à se rapprocher, autant que faire se peut, d’un modèle d’humanité comme espèce, série, système input-output, etc., qui permette de constituer des protocoles précis d’intervention dont les effets seraient eux-mêmes mesurables. Même si on ne prétend plus comme au XIXe siècle que tout ce qui ne tombe pas sous le scalpel ou n’entre pas dans la machine n’a pas d’existence, ces dimensions se trouvent de fait sacrifiées en tant qu’elles ne se prêtent pas à des procédures de validation scientifique. »588 Ainsi, pour les référents, le cadre logique de ce projet donne à voir une sorte de programme de protocoles d’intervention affranchis de toute référence au sujet concret : « détermination des facteurs de risque par exemple, qui permet de planifier à l’avance des opérations concertées sur tel ou tel flux de population, et qui ne sont à l’évidence pas du ressort du technicien lui-même. »589

Ces critiques de l’analyse des besoins et du cadre logique n’en sont en réalité qu’une seule : celle de l’impératif gestionnaire, tel que nous l’avions déjà évoqué dans le chapitre 2.I.2. Après avoir étudié comment le cadre de l’activité clinique tentait d’être activé par cet impératif du projet, voyons maintenant comment les pratiques cliniques sont elles-mêmes mobilisées autour de cet impératif.

Notes
579.

De SINGLY F., (2003), op. cit., p. 150.

580.

Ibid, p. 157.

581.

Extrait du cahier de notes personnelles. Réunion « Brainstorming » du 22 septembre 2006.

582.

Extrait du cahier de notes personnelles. Réunion bureau du CSMP du 8 décembre 2006.

583.

GAUCHER D., « Au-delà des murs. Organiser l’intervention autour du cheminement des personnes », Santé Mentale du Québec, XII, 2, 1987, p. 130.

584.

Ibid, p. 130.

585.

OTERO M., (2003), op. cit., p. 57.

586.

Ibid.

587.

CASTEL R., (1981), op. cit., p. 201-202.

588.

Ibid.

589.

Ibid, p. 206.