A travers les deux exemples que nous venons de décrire, nous constatons qu’il ne s’agit pas dans la posture de coordination de s’attacher docilement à reproduire un cadre logique ou institutionnel prescripteur d’action. Il ne s’agit pas non plus de vivre à travers la théorie ou la recherche comme pourrait le faire des cliniciens confinés dans leur tour d’ivoire. Ce qui anime le clinicien dans cette posture et ce qui l’engage pour agir, ce n’est pas le savoir mais l’action.
Loin de s’inscrire dans les prérogatives institutionnelles auxquelles est habituellement soumis tout service hospitalier, en termes de fonctionnement, d’organisation et de procédures, le CSMP reflète ceux qui l’ont bâti et fonctionne à la manière d’un électron libre, actif et autonome. Flexibles et adaptables, les référents du CSMP restent leader de leur propre démarche et tentent d’être comme le « grand » de la « cité par projets » tel qu’il est décrit par Luc BOLTANSKI et Eve CHIAPELLO, c’est à dire « leader dans ses relations amont et aval, leader dans ses réseaux »622.
A plusieurs reprises, s’est posée la question de savoir s’il fallait agir, agir parfois même en allant à l’encontre des principes de l’institution. Par exemple, lors de la rédaction du projet d’équipe mobile, les référents du CSMP se sont posés la question de la mise en œuvre de consultations relais : « Elles sont à l’usage des personnes en situation de précarité dans les cas où le délai entre le premier contact et la date de consultation dans les CMP est trop long. Elles permettent une consultation dans la semaine et un suivi jusqu’à la prise en charge par le CMP de rattachement. » En mettant en place de telles consultations, les référents du CSMP se sont interrogés pendant plusieurs semaines s’ils n’outrepassaient pas leur mission en substituant à la politique de secteur. Ils ont cependant choisi de mettre en œuvre ces consultations qui ont débuté à la fin de l’année 2007 sur Bourg-en-Bresse et qui ont commencé à s’étendre à d’autres localités du département au printemps 2008. Autre exemple, dans le même ordre d’idées, lors d’une réunion plénière du CSMP, une psychiatre du CAP présente la situation d’une jeune femme étrangère et sans papiers qui a été reçue au GAP. Ne possédant aucune carte de couverture sociale, l’administrateur du GAP a pris seul la décision de contacter la préfecture pour « savoir où en était le dossier de cette personne avant de l’interdire d’accès à l’hôpital » (Propos rapportés par la psychiatre du CAP). Face à cette situation, les référents du CSMP se demandent « si on n’a pas, dans de tel cas, à se mettre dans une position révolutionnaire, c'est-à-dire qui va à l’encontre des lois de notre pays ». Il s’agit ici pour les cliniciens de s’interroger de savoir « comment peut-on obtenir l’Aide Médicale d’Urgence (AMG) sans dénoncer ? en restant anonyme ? C’est le rôle du CSMP de rappeler à la direction les lois en cours par rapport aux personnes en situation irrégulière. Il faut aussi rappeler que pendant qu’un dossier de demande d’asile est en cours à l’OFPRA, on ne peut pas expulser quelqu’un. [Et de souligner qu’] il peut y avoir opposition entre les droits de la personne et l’injonction gestionnaire de l’hôpital. On va saisir le directeur et si on n’a pas de réponse : on saisit le comité médical de la CME. » (Propos de Mr TABARY. Cahier de notes personnelles).
Dans ce genre de situation, les cliniciens du CSMP se sont toujours positionnés en partant de l’hypothèse qu’il valait mieux faire quelque chose que de ne rien faire du tout.
Si nous pouvons certainement voir dans cette posture un reliquat de la coutume médicale qui consiste à prescrire et à ordonnancer (au sens de l’ordonnance)623, cela montre également que le pragmatisme est une valeur fondamentale de l’activité clinique. Dans la posture du coordinateur, le clinicien se fiera donc naturellement davantage aux résultats apparents qu’à la théorie. Il cherchera toujours à bricoler les objets de la réalité et ce afin d’essayer de tirer parti de chaque situation dans ce qu’elle a de plus singulier. Sa créativité ne se situe non pas dans l’invention d’un nouvel objet mais dans l’agencement original et novateur d’objets qui lui préexistent. Pour cela, il doit pouvoir se montrer intuitif et talentueux, au sens où l’on parle du talent d’un artiste. Les artistes, et les valeurs qui leur sont généralement associées sont d’ailleurs très fréquemment évoqués au CSMP.
En guise d’illustration, le texte ci-dessous a été écrit lors du départ début 2007 de la secrétaire du CSMP. Cette secrétaire, engagée et très disponible, était considérée par tous comme un « pilier » du dispositif. Son départ a provoqué le regret de tous, regret exprimé par Mr TABARY à travers une lettre adressée par email à la secrétaire ainsi qu’à tous les référents du CSMP en copie :
‘« Je ne sais pourquoi, mais je vous pressentais amateur de jazz. J'ai quelques excellentes adresses de jazz en continu sur INTERNET. Le jazz est un art d'hommes et de femmes qui vivent tranquillement leur liberté et leurs responsabilités : ils fument, apprécient les whiskys dans les bars biscornus et les bières glacées dans les festivals; ils rythment tranquillement un bon tempo ou un swing envoûtant d'un léger balancement, ou en frappant le godillot sur le plancher, tout au plus d'un claquement de doigts, à mille lieux des déhanchements hystériques. Ils sifflent brièvement leur liberté à la fin ou après un bon rush. Ils sont exigeants, chaleureux, pacifiques et font la nique à tous les pétochards de la vie, parce qu'ils savent bien que le bœuf le plus relancé s'arrête quand même, fût ce au petit matin. Ce qui ne leur fait pas peur. Ils sont les derniers à savoir encore la nuance : le pianissimo, le langoureux, le déchirant ou l'endiablé. Etc. »Ce texte est intéressant pour deux raisons. D’une part, il illustre, en partie, quels peuvent être les modèles « artistiques » partagés par un collectif soignant (ou du moins impulsés à travers les goûts de son leader), le jazz n’est-il pas la figure mythique de l’art du bricolage et du métissage ? D’autre part, il montre de quelle manière le responsable du dispositif entretient les liens avec son équipe. A travers ce type d’échanges personnels, quasi intimes, qui n’est pas propre au responsable du dispositif mais qui à travers l’utilisation faite par tous les référents des nouvelles technologies de communication mises au service des agents de l’institution (emails via intranet), constitue une certaine norme d’action ; chacun est en mesure d’être à un moment donné un connecteur, un passeur, qui ne garde pas pour lui les informations ou les contacts récoltés dans ses réseaux mais qui les redistribue entre les membres de l’équipe. Chacun est en mesure d’être connecté personnellement à l’autre et de lui faire savoir quasiment en direct ce qu’il ressent pour telle ou telle situation, telle ou telle rencontre.
Pour ce faire, le clinicien sait percevoir dans le monde qui l’entoure, les indices lui permettant de pressentir les liens qui méritent d’être investis. Tout son environnement est perçu comme une sorte de réseau de connexions potentielles, en devenir donc, ce qui le positionne dans une sorte d’éveil permanent lui permettant d’être à l’aise dans le flou et le désordre.
L’ensemble de ces qualités permet au clinicien de vivre dans l’univers de plus en plus contradictoire de l’hôpital : être autonome tout en devant, en permanence, rendre des comptes à sa hiérarchie sur ses capacités d’autonomie.
Nous avons pu observer un peu tardivement dans notre recherche (ce qui ne nous a pas permis d’observer sa mise en application effective) comment se sont mis en place au CPA des entretiens d’évaluations concernant les pratiques professionnelles de tous les soignants du CPA : la direction des soins paramédicaux évalue les cadres supérieurs qui évaluent les cadres de santé qui évaluent les infirmiers (et de même dans la filière médicale selon la hiérarchie qui lui est propre624. Ces entretiens d’évaluation donnent à voir comment les cliniciens sont soumis à l’injonction à l’autonomie dans une logique de perfectibilité.
‘Entretien de progrèsAcquis ou satisfaisant | A améliorer | Non acquis ou insatisfaisant | Non applicable | |
Maîtrise des compétences techniques/poste | ||||
Aptitude à assurer les responsabilités liées à la fonction | ||||
Respect de la confidentialité/devoir de réserve | ||||
Capacités relationnelles | ||||
Capacité à prendre des initiatives dans le cadre de l’activité courante | ||||
Esprit d’équipe | ||||
Capacité à transmettre par écrit | ||||
Capacité à transmettre par oral | ||||
Capacité à adhérer aux projets | ||||
Aptitude à planifier son travail/sens de l’organisation | ||||
Capacité à se former | ||||
Capacité à s’informer | ||||
Aptitude à faire face à une situation imprévue | ||||
Prise de décision en l’absence du responsable | ||||
Ponctualité | ||||
Disponibilité | ||||
Capacité à intégrer de nouveaux salariés | ||||
Capacité à former des nouveaux salariés | ||||
Capacité à encadrer les stagiaires et à assurer leur tutorat | ||||
Sens de l’économie |
Bilan Période écoulée
Objectifs | Indicateurs | Résultats | Plan d’action | |||
OD | OA | OPA | ONA | |||
Permanents | ||||||
Conjoncturels |
OD : Objectif Dépassé OA : Objectif Atteint OPA : Objectif Partiellement atteint
ONA : Objectif Non Atteint
Permanents = objectifs qui s’inscrivent le plus souvent dans une dimension pluriannuelle. Ces objectifs concernent essentiellement le poste tenu en référence à la définition de fonction, ainsi que les projets individuels d’évolution professionnelle.
Conjoncturels = objectifs qui s’inscrivent dans un espace plus réduit, souvent sur l’année. Ces objectifs sont propres à la période.
A… Le…
Documents fournis par une référente du CSMP, 14 décembre 2007.
La forme et le fond de ces entretiens d’évaluation nous rappellent la mise en ordre logique étudiée précédemment. Comme le souligne Jean BAUDRILLARD, « l’individu aujourd’hui est moins aliéné par le fait qu’on sait tout de lui que par le fait qu’on le sollicite de tout savoir sur lui-même. Là est le principe d’une servitude nouvelle et définitive. »625 Ce qui est demandé aux cliniciens via cette évaluation, c’est avant tout de s’autoévaluer, de « bien se connaître » pour améliorer ses différentes « capabilités »626. Lors de l’évaluation, il faut garder en tête que les fonctions de l’évalué nécessitent, comme le souligne Isabelle ASTIER, conjointement « connaissance de soi, compréhension des autres, capacité à écouter et à établir une relation de qualité. »627 Chacun est ainsi enjoint à dire « ce qu’il pense de lui-même, de la qualité de son travail, des problèmes qu’il a rencontrés, de ses limites, de ce qu’il ne supporte pas, ce qui le fait craquer, ce qu’il doit améliorer chez lui »628. « Tout se passe en effet comme si le monde moderne avait engendré un formidable renversement de la charge de la preuve. Ce n’est plus à l’entreprise de surveiller les ouvriers. Ce sont aux ouvriers de démontrer à l’entreprise qu’ils ont bien fait leur tâche »629. Le clinicien doit montrer qu’il peut s’adapter à tout un ensemble de contraintes et de paradoxes, c'est-à-dire être malléable pour passer dans des univers aux logiques différentes : formation (se former) et former (tutorat), soigner et avoir le sens des économies, faire face à l’imprévu et respecter les procédures, adhérer aux projets et faire adhérer le patient à son projet, etc. A chaque fois, il est demandé au clinicien de reconnaître de quoi est faite la situation pour ensuite activer les propriétés qu’elle exige de lui permettant d’adopter des modes d’action ajustés. L’adaptabilité ici nécessite qu’il traite sa propre personne « à la façon d’un texte que l’on pourrait traduire dans différentes langues »630. Il ne doit pas seulement se conformer au protocole, mais aussi dire qui il est à travers ce protocole, ou qui il veut devenir, comment il se l’approprie, quels sont ses objectifs, quels sont ses projets. Il doit assurer et assumer ses responsabilités, et en rendre compte.
D’un point de vue critique (avec les limites méthodologiques qui sont les nôtres puisque nous n’avons pas décrit l’usage réel de ces évaluations), il nous semble qu’il y a dans ces injonctions un mode de responsabilisation destructeur. Dans le cadre de ces entretiens d’évaluation, là où il s’agit d’écouter les individus et leur trajectoire (professionnelle, mais aussi personnelle avec des demandes sur des compétences personnelles631), l’évaluateur (dont on ne sait plus très bien de qui il s’agit puisque tout le monde est finalement à la fois évaluateur et évalué) finit par imposer une posture professionnelle qui n’opère qu’au travers d’une injonction souvent destructrice de responsabilisation. Le clinicien évalué se retrouve responsabilisé de l’extérieur, là où jusque-là, il plaçait de l’intérieur (par lui-même) sa responsabilité. Nous pouvons pressentir, mais cela mériterait d’être mieux observé, que cette manière de se tenir à l’autre rebondit d’un niveau hiérarchique à l’autre jusqu’à rebondir dans la relation d’aide directe avec le patient. Là, le clinicien peut alors, dans sa manière d’élaborer le projet de soin, éducatif, de sortie, de vie, etc.632, reproduire la manière dont lui-même a été entretenu. L’on passe très sournoisement d’un besoin légitime de reconnaissance des individus comme sujets de droits (droit à être considéré comme une personne, droit à la dignité) par l’accompagnement, à un modèle professionnel poussant à la rédaction d’un projet, assisté bien souvent par écrit ; l’on demande de remplir des objectifs, de signer des contrats, ou parfois même on écrit ce projet à la place de la personne (cf. Emilio lors de sa sortie de l’unité « Epidaure » du CAP). Il y a alors, lors de ce passage de l’écoute de l’autre à la mise en écrit du projet, un changement de pratique clinique qui passe de l’accompagnement à l’assistance. Si on peut voir ici un certain processus de pédagogisation des relations sociales, plus encore, il nous semble qu’il y a là une injonction contradictoire dans laquelle on place les individus, censés se tenir de l’intérieur là où, parfois fort paradoxalement, ils sont pourtant déjà, plus que jamais, tenus de l’intérieur. Nous rejoignons Danilo MARTUCCELLI lorsqu’il constate que c’est dans ce contexte qu’il faut à terme comprendre les problèmes de dépendances633. Clinicien et patient semblent être ici dans une situation analogue, activés par la même injonction à l’autonomie. Pour « devenir soi-même », permettre à sa véritable personnalité de se dévoiler, il faut pouvoir expérimenter. Et le projet devient l’instrument ad hoc. « […] [Le projet] permet d’assurer une certaine permanence à l’idée que l’on se fait de soi tout en autorisant de se lancer dans une grande diversité d’expériences. Le projet est, par définition, révisable, malléable, sujet à toutes les modifications et changements de cap possibles. Il garantit une marge de flexibilité importante puisqu’il faut, pour mener à bien un projet, être capable de s’adapter à son environnement, en tirer parti, et donc il faut aussi savoir laisser tomber un projet irréaliste ou encore le modifier substantiellement. Cette culture du projet signe l’avènement d’une nouvelle normativité reposant sur l’action, prônant l’implication de tout un chacun. Il s’agit de « faire faire » et non plus de « penser à la place de ». Il faut accompagner au cas par cas, « faire avec » [la personne en situation de précarité] tout en affirmant éviter de [la] contraindre. Il s’agit de [la] laisser expérimenter afin qu’[elle] apprenne à travers ses essais et ses erreurs. Avec le projet, c’est bien la norme de l’implication qui s’impose et ses pratiques incitatives, misant sur l’activation des usagers, de leurs affects, de leurs ressources et de leurs liens. »634 L’injonction à l’autonomie n’est jamais bien loin de l’injonction à l’authenticité comme nous avions commencé à le voir dans la forme d’intervention de type expert ignorant, il y a chez le clinicien en posture de coordination un idéal du moi, comme disent les psychologues, une norme sociale du « devenir soi » qu’il nous faut maintenant décortiquer.
SERIEYX (1993) cité par BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., (1999), op. cit., p. 169.
FRIEDSON E., (1984), op. cit., p. 177.
Cf. supra chap.1.II.2.L’engagement des professionnels du CSMP : des cliniciens entrepreneurs d’action publique.
Cité par Isabelle ASTIER, (2007), op. cit., p. 100.
La politique d’évaluation consiste en la mise en œuvre d’un cadre procédural visant « à créer des opportunités permettant à chacun d’assumer le maximum de risques dans une visée promotionnelle et réalisatrice (comme le montrent les politiques soutenant la logique de la capability ». Pour « Amartya SEN (2000) […] la « capabilité » d’accomplir des fonctionnements entre lesquels un individu peut choisir pour accomplir des modes de vie possibles est au cœur non seulement de sa liberté mais aussi de son bien-être. D’où l’importance de lui permettre de développer l’ensemble des « capabilités » qui lui donneront la possibilité potentielle de réaliser des ensembles de fonctionnements allant de l’élémentaire (se nourrir, se loger, être en bonne santé…) au complexe (estime de soi, dignité, participation à la vie collective…). » SOULET M.-H., (2005), op. cit., p. 91. Pour un développement de la notion de Capability cf. aussi NUSSBAUM M., (2000), Woman and Human Development. A study in Human Capabilities, Cambridge, Cambridge Univesity Press.
ASTIER I., (2007), op. cit.,p. 100.
Ibid.
COHEN D., « La polyvalence dans le travail est-elle toxique ? », Esprit, janvier 2000, n°1, p. 68.
BOLTANSKI L., CHIAPELLO E., (1999), op. cit., p. 110.
Comme le signal Bernard GAZIER, « à long terme, il s’agit de fabriquer des travailleurs capables de rompre avec la subordination et de se réapproprier leur parcours professionnel. » GAZIER B., (2003), Tous sublimes. Vers un nouveau plein emploi, Paris, Flammarion, p. 122.
Cf. supra chap.3.III.2.La non-demande : une mise à l’épreuve de la logique du projet.
« Pour un SDF, à suivre certains témoignages, la dépendance, voire l’autodestruction par l’alcool, peut se révéler une façon de revendiquer une manière de se tenir de l’intérieur, surtout une manifestation d’indépendance vis-à-vis du travail social, là où l’hébergement de secours introduit un modèle par lequel l’individu est tenu de facto de l’extérieur, dans ces endroits-institutions où il perd toute liberté. » MARTUCCELLI D., (2002), op. cit., p. 101-102.
ASTIER I., (2007), op. cit.,p. 118.