2. Authenticité et maîtrise de soi : l’ « idéal du moi » du clinicien en posture de coordination

Le clinicien en posture de coordination apparaît comme un être spontané, comme un tacticien par opposition au stratège dont les manœuvres sont trop visibles et peuvent effrayer. A travers les évaluations des pratiques professionnelles, on sollicite le désir en permanence chez le clinicien : désir de réussite, goût du challenge, besoin de reconnaissance, récompense du mérite personnel. Comme le souligne Vincent De GAULEJAC alors que dans l’entreprise hiérarchique, « le désir était réprimé par un Surmoi sévère et vigilant » dans la logique du projet, dans l’entreprise managériale, « le désir est exalté par un Idéal du Moi[635] exigeant et gratifiant »636. Il s’agit bien de devenir soi-même en trouvant dans cette logique le lieu de l’accomplissement de soi-même.

A l’hôpital aujourd’hui, à travers les EPP et les entretiens de progrès, tout semble se passer comme si l’on cherchait à contrôler, non pas seulement l’activité physique mais également l’activité mentale. Il s’agit de se dévouer « corps et âme » : « sur le plan psychologique, on passe d’un système fondé sur la sollicitation du Surmoi, le respect de l’autorité, l’exigence d’obéissance, la culpabilité, à un système fondé sur la sollicitation de l’Idéal du Moi, l’exigence de l’excellence, l’idéal de toute-puissance, la crainte d’échouer, la recherche de satisfaction narcissique. La faiblesse, l’erreur, le contretemps, l’imperfection, le doute, tout ce qui caractérise l’humain « normal », n’ont plus lieu d’être. La gestion prône l’idéal dans un monde sans contradiction. L’idéal n’est plus un horizon à atteindre, mais une norme à appliquer. Faute de pouvoir le réaliser, et devant le déni de sa vulnérabilité, chaque [clinicien] est constamment pris en défaut d’insuffisance [la note C reçue au CSMP par les experts de l’HAS]. Puisqu’il ne peut jamais être à la hauteur des performances attendues, il se vit comme incapable, incompétent ou insuffisamment motivé. C’est lui qui devient responsable des défauts du système (Dujarier, 2004). »637

Dans ce contexte, certaines infirmières du Centre d’Accueil Permanent du CPA avouent avoir déjà bien assez de peine à respecter le cadre procédural de leur travail « sans pourvoir en faire plus pour le moment » 638. Elles affirment chercher avant tout à respecter les objectifs et recommandations fixés par l’institution sans prendre le temps d’en discuter les principes. L’adhésion totale aux objectifs et aux valeurs de l’hôpital permet à des cliniciens qui n’auraient pas beaucoup d’estime d’eux-mêmes de trouver un cadre rassurant fournisseur de self-control. La maîtrise de soi revient alors en force dans la relation d’aide, maitrise qui vient nourrir l’inauthenticité que nous avons mise en évidence lors de notre étude du clinicien qui oriente.

De plus, cet idéal de maîtrise peut être étayé par une forte tradition de contrôle de la relation de transfert issue de la psychanalyse et ce par le biais notamment des groupes de supervision et d’analyse de la pratique où le clinicien peut ressentir le fait de travailler son authenticité. Par exemple, cette infirmière qui lors d’une réunion clinique dans un CMP ne sait plus trop comment prendre soin d’une personne en situation de précarité :

‘L’infirmière : « Physiquement, je le trouve pas trop mal, mais j’avoue que c’est difficile de le revoir comme ça, comme si rien n’avait avancé, il pleure tout le temps, ce n’est pas facile pour les autres patients non plus. »
Le médecin superviseur d’obédience lacanienne : « Oui mais lorsqu’un patient pleure, il ne s’agit pas de lui donner des oignons, vous êtes d’accord ? »
L’infirmière : « je vous écoute, c’est vous le docteur ! »
Le médecin : « vous êtes dans le quotidien avec les patients. Il s’agit ici d’observer le quotidien et sa réalité psychique. Quel est le vécu fantasmatique des uns et des autres ? Qu’est-ce que vous fait ressentir ce patient ? Quel fantasme, il vient faire émerger en vous ? Il faut aller au rythme du patient, on suit, on ne précède pas. Et pour ça, il faut que vous soyez consciente de ce qui se joue subjectivement dans votre relation avec lui. »
Extrait d’observation d’une réunion d’équipe dans un CMP, 20 juillet 2006.

Le clinicien engagé dans les situations auxquelles il est confronté doit être en capacité de travailler sa subjectivité. Les propos du médecin dans l’extrait ci-dessus peuvent alors résonner avec ceux tenus dans le contexte de l’Entretien de progrès. Dans les deux cas, il est attendu du clinicien qu’il puisse « lâcher prise » et « explorer ses fantasmes ». Dans la logique du projet, cela peut être réinterprété sous l’injonction à « contrôler son lâcher prise », ce qui n’est sans doute pas l’intention du médecin superviseur qui s’inscrit dans une perspective lacanienne.

Une fois autonome dans sa capacité à maîtriser et à lâcher prise, à s’adapter aux situations qu’il rencontre, le clinicien en posture de coordination est en mesure d’établir les critères qui lui semblent pertinents pour penser l’autonomie de la personne en situation de précarité :

‘« Engagement vers l’autonomie
Critères quantitatifs
nombre d’initiatives personnelles : démarches, consultations
espacement des rencontres avec l’agent de santé
nombre de rappels téléphoniques
nombre d’accompagnements médicaux
Critères qualitatifs
capacité à faire/aller/décider seul,
prendre un rendez-vous seul, aller seul, gérer seul,
identifier un nouveau problème
être capable de s’adresser directement à la personne susceptible de l’aider
capacité à amorcer une action visant à améliorer l’hygiène de vie ; arrêt du tabac, alimentation, sport
prise en charge de l’administratif
inexistante, ignorée
dépendante d’une tierce personne (agent de santé ou autre personne)
lecture du courrier et classement
véritable gestion
carte vitale, CMU mise à jour
émergence de projets »
Extrait du document « Critères d’évaluation 2004 » du Projet « Déclic Santé ».

Le clinicien donne ici à voir qu’il évalue le patient, voire qu’il évalue la capacité du patient à s’autoévaluer.

Notes
635.

Idéal du moi : Terme employé par Freud dans le cadre de sa seconde théorie de l’appareil psychique : instance de la personnalité résultant de la convergence du narcissisme (idéalisation du moi) et des identifications aux parents, à leurs substituts et aux idéaux collectifs. En tant qu’instance différenciée, l’idéal du moi constitue un modèle auquel le sujet cherche à se conformer. LAGACHE D. (dir), (1968), Vocabulaire de la psychanalyse, PUF, p. 184. Nous mobilisons ici cette notion qui appartient à la psychanalyse afin de comprendre comment la pathologie sociale, que peuvent constituer l’authenticité et le self contrôle, se réfère au « degré d’intensité » des composantes d’un idéal moral. Comme DURKHEIM le proposait, il s’agit pour nous de mieux comprendre le rapport que les individus entretiennent avec les normes sociales, et plus précisément celle du degré de pression normative que la société exerce sur les individus, pression normative qui se donne à voir dans ce que les psychologues appellent idéal du moi. « Il n’y a pas d’idéal moral qui ne combine, en des propositions variables selon les sociétés, l’égoïsme, l’altruisme et une certaine anomie […]. Mais que l’un d’eux viennent à dépasser un certain degré d’intensité au détriment des autres, et […] il devient suicidogène en s’individualisant. » DURKHEIM E., Les Règles de la méthodes sociologiques, p. 363, cité par RENAULT E., (2008), op. cit., p. 251.

636.

De GAULEJAC V., (2005), op. cit., p. 93.

637.

Ibid, p. 94.

638.

Cf. supra chap.3.II.1.Se rapprocher, autonomiser, trier : les visées des interventions cliniques.