Alors que traditionnellement, la culture de la protection repose sur une conception passive de l’intégration639, la culture de l’individualité demande à l’individu d’être lui-même, d’être actif et de vouloir expressément s’insérer ou de se soigner : « Elle le somme d’avoir des exigences, des besoins singuliers, des désirs ». Nous sommes ici dans la logique d’Etat actif providence ou encore d’Etat social actif comme nous l’avons vu en introduction : « Il ne s’agit plus de se discipliner, de se conformer mais de vouloir se réaliser, de dire qui l’on est ou qui l’on veut devenir, de brandir une identité et d’exiger qu’elle soit respectée et reconnue. Ces demandes biographiques multiformes constituent une vaste fabrique des individualités. Les individus doivent se constituer en personnes authentiques. Authenticité contre reconnaissance, tels semblent être désormais les termes du contrat social. »640
Nous pouvons penser que les cliniciens de la précarité, comme les personnes en situation de précarité, sont les sujets des dispositifs de protection au sens où la présence de l’un comme de l’autre révèle ce que Charles TAYLOR nomme un « besoin de reconnaissance »641. La reconnaissance ne posait pas de problème lorsque l’identité de la personne était largement déterminée par sa position sociale. Le principe qui lui donnait sens ne tenait pas à ses activités ou aux rôles qui lui étaient dévolus, mais à la place qu’elle occupait dans la société. L’identité prenait appui sur des catégories sociales que tout le monde tenait pour acquises. La reconnaissance allait de soi. Le problème pour l’individu contemporain est qu’il doit construire son identité et qu’il ne dispose pas de reconnaissance à priori. « Il doit se la mériter à travers l’échange, et elle peut échouer »642. La nouveauté n’est pas le besoin de reconnaissance en tant que tel, mais la possibilité qu’il puisse ne pas être satisfait. Un nouvel idéal moral s’impose, celui de l’authenticité et avec lui, de nouvelles préoccupations surgissent. L’individu contemporain considère qu’il y a une façon d’être humain qui lui est propre. Il doit vivre sa vie de cette façon et non pas imiter celle des autres. S’il n’est pas sincère envers lui-même, il rate sa vie643.
Alors que l’impératif d’authenticité s’impose aux cliniciens en posture de coordination via les logiques de projet, d’évaluation des pratiques professionnelles et d’entretien de progrès, en venant à la fois encadrer leur processus d’individuation, et la morale de leur intervention clinique, en se faisant bon médiateur, bon tacticien, ils sont en même temps contraints de mettre en œuvre une relation basée sur l’hypocrisie et donc, sur une certaine forme d’inauthenticité. Ainsi nous rejoignons la critique formulée par Philippe CORCUFF, selon laquelle « le néocapitalisme activerait une tension entre l’augmentation de la demande d’authenticité et des soupçons croissants d’inauthenticité. L’individualisation néocapitaliste stimule le besoin d’authenticité, dans le domaine de la production (la quête de relations professionnelles plus « authentiques ») et de la consommation (la recherche d’une tonalité plus « authentique » pour les produits consommés). Or, ce que Boltanski et Chiapello appellent « la marchandisation de la différence » fait peser sur les prétentions marchandes de l’authenticité des soupçons d’inauthenticité (ne nous vend-on pas du faux « authentique » standardisé pour de simples raisons commerciales ?). »644 Comme Amélie POULAIN, les cliniciens en posture de coordination se sentent investis d’une « mission » (et on les investit de cette « mission »), celle de sauver cette « communauté »645 en créant des relations plus authentiques646 qui, en favorisant la mise en visibilité et l’utilisation des ressources des individus, permet de les faire gagner en autonomie.
En effet, comme le souligne Isabelle ASTIER, « inscrire des individus dans des structures sociales stables suppose que l’incorporation de la norme se fasse sans discuter. C’est la société disciplinaire. » ASTIER I., (2007), op. cit.,p. 184.
Ibid.
« L’absence de reconnaissance ou la reconnaissance inadéquate […] peuvent constituer une forme d’oppression ou emprisonner certains dans une manière d’être fausse, déformée et réduite. […] Le défaut de reconnaissance ne trahit pas seulement un oubli du respect normalement dû. Il peut infliger une cruelle blessure en accablant les victimes d’une haine de soi paralysante. La reconnaissance n’est pas seulement une politesse qu’on fait aux gens : c’est un besoin vital. » TAYLOR C., (1997), Multiculturalisme : différence et démocratie, Flammarion, Paris, p. 42, cité par FRASER N., (2005), op. cit., p. 17.
Axel HONNETH va dans le même sens lorsqu’il souligne que : « Nous devons notre intégrité […] à l’approbation ou la reconnaissance d’autres personnes. [Des concepts négatifs comme « insulte » ou « dégradation »] sont liés à des formes de mépris, au refus de la reconnaissance. [Ils] sont utilisés pour caractériser des formes de comportement qui représentent une injustice pas simplement parce qu’ils entravent la liberté d’action des sujets ou leur causent du tort. De tels comportements sont injurieux également parce qu’ils portent atteinte à la capacité de ces personnes de développer une compréhension positive d’elles-mêmes, compréhension qui s’acquiert par le biais de l’intersubjectivité. » HONNETH A., (1992), « Integrity et disrespect : Principles of a Conception of Morality Based on the Theory of Recognition”, Political Theory, 20, 2, mai, p. 188-189, cité par FRASER N., (2005), op. cit., p. 18, les crochets sont de Nancy FRASER.
TAYLOR C., (1992), Grandeur et misère de la modernité, Montréal, Ed. Bellarmin, p. 65.
« Etre sincère envers soi-même signifie être fidèle à ma propre originalité, et c’est ce que je suis seul à pouvoir dire et découvrir. En le faisant, je me définis du même coup. Je réalise une potentialité qui est proprement mienne. Tel est le fondement de l’idéal moderne d’authenticité, ainsi que des objectifs d’épanouissement de soi ou de réalisation de soi dans lesquels on le formule le plus souvent. » ASTIER I., (2007), op. cit.,p. 15-16.
CORCUFF P., dans CORCUFF P., ION J., DE SINGLY F., (2005), op. cit, p. 140.
Dans le même ordre d’idée Marcelo OTERO souligne qu’« il n'est toutefois pas étonnant que la poursuite multiforme de l' « inadaptation » qu'incarnent de nombreuses stratégies d'intervention psychosociale débouche sur la nouvelle utopie d'une société d'individus adaptés « subjectivement » à leurs environnements respectifs et « branchés » convenablement à leurs réseaux sociaux fournisseurs légitimes de soutien social. Il s'agit de traquer l' « inadaptation » (et avec elle souvent toute forme de conflit) à l'intérieur du « corps social » en l’étouffant dans sa virtualité au sein des populations « non cliniques », c'est-à-dire de la « communauté ». De la contestation globale et pacifique de l'humanisme thérapeutique, non des sociétés de classe mais de la société de consommation et des institutions normalisantes, on aboutit à la contestation globale de la contestation et du conflit par la promotion de la valeur de l'adaptation individuelle à l'environnement comme condition de possibilité de la santé mentale et même... du bonheur. La « poursuite scientifique du bonheur » ne constitue qu'un des visages, caricatural certes, de cette utopie hygiéniste. » OTERO M., (2003), op. cit., p. 287.
De SINGLY F., (2003), op. cit., p. 201.