L’activité du clinicien en posture de coordination consiste à concevoir des projets ou à s’intégrer à des projets initiés par d’autres, comme nous l’avions déjà observé dans notre étude de l’activité de réticulation du CSMP647. Il s’agit de thématiser les multiples formes de prise en charge offertes à l’individu en situation de précarité (thérapeutique, familiale, sociale, éducative, etc.) et pour ce faire, de maintenir les liens avec d’autres professionnels (clinique en réseau). La principale activité du clinicien en posture de coordination est la rencontre avec les institutionnels qui participent au cadrage de sa propre pratique clinique (comme dans le cas des Evaluations des Pratiques Professionnelles) ou des pratiques cliniques des professionnels du parcours sanitaire et social de la personne (comme dans le cas du Projet santé publics en difficulté de Belley). Cette rencontre vise pour lui à associer des partenaires jouant un rôle stratégique institutionnel, appartenant à des territoires différents (secteurs psychiatriques, circonscriptions d’action sociale, cantons, communauté de communes, etc.) autour du territoire du parcours de vulnérabilité des personnes en situation de précarité. La posture de coordination relève de la même pratique clinique que dans la forme d’intervention de type écologue. Le clinicien travaille les cadres d’intervention permettant d’ajuster les supports cliniques au parcours de la personne. Pour ce faire, il part du point de vue des acteurs de terrain et de leurs propres difficultés à agir auprès de ces personnes. Il cherche à mettre en œuvre un dialogue permettant d’identifier les ressources, en termes de dispositifs, les plus à mêmes de répondre à la fois à la problématique des personnes, à celle des professionnels de terrain et à celle des institutions.
Dans cette tentative de dialogue, la posture de coordination donne à voir une tension liée à des épreuves de standardisation des pratiques cliniques (Projet santé publics en difficulté, Evaluation des Pratiques Professionnelles) et des épreuves liées à la volonté de « protéiformiser » la clinique (par exemple comment ne pas « cibler » des « publics spécifiques » alors que c’est demandé par les financeurs). Si la coordination peut constituer, dans une perspective clinique, un moyen d’accéder à la diversité des prises en charge et d’en agencer les supports autour de la personne, en même temps, dans ses essais de traduction en langage santé publique, elle positionne la clinique au risque de l’impératif gestionnaire. Le clinicien en posture de coordination est donc celui qui doit trouver l’équilibre, grâce à une certaine vigilance critique, entre, d’une part, une démarche de recherche de reconnaissance auprès des financeurs et des institutions, et d’autre part, une démarche de redistribution des supports cliniques ajustée au territoire des parcours des personnes en situation de précarité.
Cet équilibre ne va pas de soi. Nous pouvons observer comment, dans le projet « publics en difficulté » de Belley, la nature de l’accompagnement à mettre en œuvre initialement (« écoute », « création d’un lien social ») s’efface progressivement devant l’opérationnalisation du projet (mise en ordre logique et institutionnelle). « Cibler », « fractionner », « faire entrer dans des cases » pour répondre à la logique des financeurs ne permet plus de répondre à la logique des attachements et du parcours de vulnérabilité de la personne en situation de précarité. Ici, ce n’est pas l’institution qui s’adapte aux besoins de la personne mais à la personne et aux cliniciens de son parcours de vulnérabilité de s’adapter aux nouvelles exigences de l’organisation, qui réclame moins de rigidité et plus de flexibilité, et ce, quitte à ce que l’individu concret disparaisse de l’intervention, laissant la place à un individu abstrait (« publics en difficulté ») circulant sur un territoire de santé publique qui ne correspond qu’à une logique de financement.
L’impératif gestionnaire prône à travers des processus sans cesse renouvelés d’auto-évaluation, l’autoperfectibilité. Tout le dispositif d’activation du clinicien par l’impératif gestionnaire (mise en ordre logique, mise en ordre institutionnelle, responsabilisation, autoévaluation) vise en même temps à activer la personne en situation de précarité en la rendant « gestionnaire de sa maladie »648. Ce faisant, nous voyons apparaître un individu idéal, selon cet impératif gestionnaire, dont le profil correspondrait à une certaine version du clinicien en posture de coordination : homme d’action, flexible, adaptable, leader dans ses relations amont et aval, transgressif, efficace, pragmatique, bricoleur, opportuniste, intuitif, talentueux, connexionniste, à l’aise dans le flou et le désordre. Nous tenons là les clefs de l’insertion, comme celle de la « bonne » coordination. Le clinicien doit pouvoir s’auto-évaluer et donc se connaître pour améliorer ses différentes « capabilités ». Il ne doit pas seulement se conformer au protocole mais dire qui il est à travers ce protocole. Il doit être plus authentique s’il veut accéder à plus d’autonomie. Il doit se maitriser lui-même tout en se conformant aux bonnes pratiques, qu’il doit faire siennes. Il doit laisser l’authenticité s’imposer à lui pour qu’elle vienne à la fois encadrer son propre processus d’individuation et la morale de son intervention clinique. Enfin, il obtiendra de la reconnaissance (souvent en termes de financement de ses projets) s’il s’exécute à reproduire l’injonction à l’autonomie par cette authenticité contrôlée.
Le référent du CSMP est un clinicien en posture de coordination. Cependant, il est conscient, dans une certaine mesure, de sa condition face à l’impératif gestionnaire. Pour tenter d’en prendre distance, il se fait critique et porte parole, une posture forcément mal reconnue par les évaluateurs des bonnes pratiques professionnelles (l’HAS) et pourtant qui fonde sa pratique de care.
Nous avons vu qu’en tant que clinicien, les référents du CSMP transportent la parole de ceux qui en sont privés (les « sans voix »649) et pour lesquels ils sont entrés dans la lutte (lutte contre la précarité et l’exclusion sociale). Mais, l’objet de la lutte ne s’arrête pas là. Les résistances à entrer dans la logique du projet et son impératif gestionnaire, montrent que le référent puise également sa faculté d’agir dans une critique des rapports de dominations dans lesquels il est pris. Nous avions déjà relevé la critique des référents du CSMP contre le pouvoir de la psychiatrie mandarinale ou de l’impératif gestionnaire650. Au CSMP, les « dominés » ne sont pas toujours ceux qui font l’objet de la pratique clinique des référents, les « sans part » ou autre « sans voix ». Les « dominés » sont également les cliniciens eux-mêmes qui se disent de plus en plus « démunis » ou eux-mêmes « dans la précarité » 651. Si l’action directe du CSMP auprès des personnes en situation de précarité n’apparaît pas, selon les experts de la Haute Autorité de Santé (HAS) dans l’Evaluation des Pratiques Professionnelles du CSMP, c’est parce que cette action peut apparaître masquée par la critique des rapports de domination. L’objet de l’évaluation du CSMP porte en effet sur la stratégie de l’intervention clinique du dispositif, stratégie qui agit comme un plaidoyer contre les rapports de domination existant au sein même de la psychiatrie, entre les cliniciens de la précarité et ceux qui, plus puissants, tiendraient des positions de domination (HAS, méthodologues, consultants). L’intervention clinique du CSMP relève donc d’un double engagement : celui d’un engagement pour les personnes « dominées » parce qu’en situation de précarité (ce sont les personnes pour qui le clinicien est censé entrer dans la lutte) et celui d’un engagement pour les cliniciens « dominés » (ce sont les professionnels qui, dans les CMP, n’ont pas ou peu la parole ; les cliniciens de la précarité). La réflexivité critique de ces rapports de domination devient ainsi une des activités principales qui relient les référents du CSMP entre eux. Elle est partout, elle constitue le socle de toutes les actions du CSMP.
Nous pouvons observer que cette réflexivité critique est rarement portée sur la scène publique. Il n’existe, par exemple, aucun document présentant de manière exhaustive la politique et les actions du CSMP, aucun organigramme, aucun document de référence (jusqu’à fin 2007). « Penser est un luxe nécessaire en psychiatrie qui ne peut se faire que dans la clandestinité » 652 constate souvent Mr TABARY lors des réunions plénières. « Je ne souhaite pas qu’il y ait un document de référence du CSMP car cela prendrait la forme d’un protocole qui détruit la pensée en même temps qu’il construit l’outil. » 653 Les référents du CSMP ont pour mission de porter une parole qui se caractérise justement par le fait de ne pas être autorisée à être portée puisqu’elle s’oppose à l’impératif dominant. Si l’enjeu de leur lutte est de l’exprimer, la transgression devient donc le moyen de l’intervention clinique654.
Le fait de s’autoriser à penser, et parfois à agir, en débordant l’autorité ou en jouant le mauvais élève (note C de l’HAS), permet aux cliniciens du CSMP de trouver une raison d’agir en leur nom propre. L’engagement des référents du CSMP semble proportionnel au dégagement « institutionnel ». Autrement dit, la lutte contre la précarité et l’exclusion sociale, en tant qu’intervention clinique adéquate pour eux, nécessite à la fois une critique des cadres institutionnels de l’intervention et une capacité à s’autoriser des débordements (de sa mission, de son mandat).
A travers leurs critiques, les référents du CSMP se transforment alors souvent en « lanceurs d'alerte »655 et « tireurs d'alarme »656 c'est-à-dire en agents d'une institution qui en viennent à dénoncer de l'intérieur, les défaillances de celle-ci. Comme nous allons le voir dans le chapitre suivant, ces débordements trouvent leurs sources en partie d’une extension de leur propre souffrance ressentie dans leurs activités quotidiennes en lien avec l’impossibilité de s’exprimer sur des conditions d’exercice insupportables, sur des positions intenables, sur des impuissances à agir les conduisant à ce qu’ils appellent eux-mêmes des impasses. La relation d’aide possède selon eux un caractère inaliénable lié au fait que le mouvement transfert/contre-transfert ne soit pas « évaluable » dans le cadre de la logique du projet.
C’est donc à partir d’un souci concret pour les personnes en situation de précarité, souci qui émerge dans un contexte de difficultés partagées d’expression et d’une volonté commune de parler en son nom propre, que les référents du CSMP se réunissent. Le regroupement n’est pas perçu ici comme une modalité d’effacement des différences mais bien au contraire comme un support permettant l’expression de la solitude de chacun. Si les référents se vivent isolés dans leur secteur respectif, ils espèrent bien le rester. C’est en effet de cette solitude, qui est pour eux un gage d’autonomie, que part leur activité critique qui les réunit au CSMP. Ils peuvent, dans cette instance, exprimer leur refus de voir la logique du projet supplanter la clinique des attachements.
Telle pourrait se dessiner, à travers les arguments de l’engagement des cliniciens en posture de coordination, l’éthique de leur pratique clinique : une appropriation critique d’une démarche clinique dominante (la psychiatrie managériale, l’impératif gestionnaire) par des cliniciens qui s’identifient comme étant dominés. L’engagement des référents du CSMP se caractérise ainsi par la mise en problème de l’accès à l’expression publique à la fois de leur « misère de position » en tant que cliniciens « dominés » (ils sont aussi agents ordinaires de l’institution) et de leur « misère de condition »657 dans laquelle ils exercent leurs actions. Par exemple, Mr TABARY n’a de cesse de répéter que la psychiatrie n’est plus un lieu de soin mais un lieu de gestion de la crise : « Aujourd’hui, on ne fait que de la prévention. Il s’agit de prévenir la crise et si par malheur elle arrive quand même on entend de plus en plus à l’hôpital « on n’a pas le temps de, on n’a pas l’argent pour, c’est pas à moi de ». On ne fait plus de soin. On sort de l’hôpital parce ce qu’on n’est plus en crise, pas parce qu’on n’est plus malade. » (Mr TABARY, réunion plénière du CSMP, 1 décembre 2006). Les référents du CSMP se mobilisent donc bien souvent non pas seulement contre la précarité mais contre leur propre domination, faisant alors de la psychiatrie mandarinale et de l’impératif gestionnaire l’objet de la lutte. Et c’est bien par cet engagement de cliniciens en posture de coordination, militant pour la reconnaissance des attachements de la personne, qu’ils trouvent le pouvoir de lutter pour que la clinique du territoire du parcours de vulnérabilité ne soit pas remplacée par une clinique par projets, dont l’impératif gestionnaire redistribuerait les supports cliniques sur un territoire standardisé de santé publique.
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Cf. supra chap.2.II.Connaître les partenaires à travers des activités d’étayage et de réticulation.
BARBOT J., (2002), op. cit.
Cf. supra chap.3.Une clinique qui demande beaucoup d’adresse(s) : l’exemple de la prise en charge d’Émilio.
Cf. supra chap.2.I.2.Les référents du CSMP : des informateurs à l’écoute des problèmes
Cf. supra chap.3.
Extrait du cahier de notes personnelles. Mr TABARY, réunion plénière, 22 décembre 2006.
Extrait du cahier de notes personnelles. Mr TABARY, réunion plénière, 26 janvier 2007.
A propos de la transgression cf. aussi un article, apprécié des référents du CSMP, de Jean FURTOS, « Transgression validée. Ou : de l’intelligence de l’action », dans LAVAL C., RAVON B. (coord.), Réinventer l’institution, Rhizome n°25, 2006, p. 55-57.
CHATEAURAYNAUD F., TORNY D., (1999), Les Sombres précurseurs : Une Sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Paris, Editions de l'EHESS.
BERNSTEIN M., JASPER J.-M., « Les tireurs d'alarme dans les conflits sur les risques technologiques! entre intérêts particuliers et crédibilité », dans la revue Politix, Paris, Hermes Science, no 44, 1998, p. 109-134.
BOURDIEU P., (1993), op. cit., p. 13-17.