Chapitre 7 – La posture d’indétermination et l’épreuve de la clinique des attachements

Prenant conscience du fait que les justifications de son action par la logique du projet sont liées à un corpus de valeurs à la fois socialement approuvé (qui constitue la norme) et qui, en même temps, fait souffrance chez les personnes qu’ils reçoivent (car entamant le respect par la disparition de l’individu concret - chapitres 3 et 5), un certain nombre de cliniciens s’inscrivent dans un refus catégorique de toute visée de soin par le projet. Comme nous l’avons vu dans les chapitres 2 et 3, lorsque la clinique prend pour objet les attachements de la personne, il s’agit alors plutôt pour les cliniciens d’établir et de « maintenir » une relation de soutien, la plus continue et contigüe, à ces vies vulnérabilisées658. Pour les cliniciens de la précarité, le respect de l’autonomie de la personne que sous-tend cette posture de « maintien » n’implique aucune condition préalable d’accès au respect mais s’articule plutôt à la reconnaissance des attachements traversant le parcours de vulnérabilité de ces vies différentes659.

Dans ce contexte, nous cherchons à savoir comment cette pratique de care se constitue-t-elle à travers une clinique des attachements sans condition, un « soin inconditionnel » comme disent les cliniciens660, au risque sinon de revenir aux formes les plus admises de la normalité ?A quelles épreuves les cliniciens de la précarité sont-ils confrontés lorsqu’ils cherchent à prendre une posture où il ne s’agit plus de mettre en place, ou même de sortir, d’une relation reposant sur des projets mais de reconnaître les attachements de la personne en se laissant guider par elle et, ce faisant, en prenant la même posture d’indétermination ?

L’hypothèse de ce chapitre est que la pratique de care, élaborée par les cliniciens de la précarité, participe d’une démarche plus radicale qui porte sur ce que Avishai MARGALIT a nommé une « société décente »661. La décence, en effet, ne se programme pas, ne se « projetise » pas. Impossible de l’anticiper et de l’instituer artificiellement dans des cadres logiques sans engendrer de nouvelles formes de disqualification.

Note méthodologique sur ma posture de recherche
Ce chapitre, parce qu’il touche au cœur de l’engagement des professionnels de la précarité pour le maintien d’une pratique de care, est celui qui a nécessité le plus gros travail de « décadrage » par rapport à ma posture de psychologue clinicien. Je me suis retrouvé ici un peu dans la position de l’ethnologue indigène, à la manière de Nels ANDERSON lorsqu’il se proposa d’étudier les hobos662. Etre un observateur « impliqué », l’implication étant liée au partage d’une même communauté d’expérience, présente le risque d’être exposé sans cesse à la dilution des disciplines ; sociologique, anthropologique et psychologique. Cela est d’autant plus compliqué lorsque cette dilution est, elle-même, un risque de l’épistémologie observée puisque, comme nous avons déjà commencé à le voir dans le chapitre 5, certaines méthodes de la sociologie (l’ethnographie notamment) semblent constituer des ressources pour agir (sans qu’elles ne disent cependant leur nom) chez les cliniciens de la précarité. Cette observation m’amène à faire une petite parenthèse plus générale à ce chapitre sur ma posture de recherche.
Cette thèse de sociologie, parfois à la limite de se confondre avec ses objets (la psychologie et la santé publique), véhicule une déstabilisation disciplinaire miroir à deux reflets, celui de l’épistémologie de la clinique de la précarité et celui de ma professionnalisation en tant que psychologue et coordinateur de cette clinique de la précarité. La difficulté pour moi a été que pour effectuer pleinement cet immense détour qu’a constitué ce travail de thèse avant de revenir mieux armé vers la clinique (armé moi aussi de la sociologie et de ses méthodes), il a fallu que je renverse le sens de cette déstabilisation épistémologique et en faire une ressource pour la recherche. La « sociologie de la clinique du social » qui constitue une épistémologie ressource, parce que réflexive et pragmatique, pour les cliniciens663, a ainsi constitué un guide me permettant d’aller au bout de mon lent et graduel « frayage » postural (au sens psychanalytique du terme), tout sauf disciplinaire, de sociologue qui cherche dans cette posture une professionnalisation hybride à visée clinique.
Notes
658.

Cf. Mme LABORDE, chap.3.III.4.La répétition des situations d’impasse : une mise à l’épreuve des actions d’étayage ou encore Mr HUNTER, chap.2.II.1.Le Réseau Santé Mentale Précarité de Bourg-en-Bresse : vers une écoute collective du parcours des personnes en situation de précarité.

659.

Cf. supra chap.3.IV.Lorsque le parcours de vulnérabilité d’Emilio dessine la constellation de la prise en charge sanitaire et sociale.

660.

Ibid.

661.

MARGALIT A., (1999), La Société décente, Paris, Climats.

662.

« … Encore fallait-il être capable d’entrer en contact avec les individus, de susciter leur parole, de les pousser à évoquer leur histoire : c’est ici que l’on devine à quel point l’appartenance intime d’Anderson à la population hobo dut lui faciliter la tâche. Il put… puiser dans sa connaissance des expériences vécues pour inventer des tactiques de relations et d’interview. » ANDERSON N., (1993), op. cit., p. 13-14.

663.

En effet, comme nous l’avons vu dans l’introduction de cette thèse, à la manière de l’analyse du contre-transfert chez les psychanalystes, c’est elle qui permet de décrypter les relations complexes, affectives et rationnelles, qui se jouent entre la clinique et le social, lorsque la première prend pour objet le second.