I. Institutionnaliser le provisoire

1. Du contexte à la posture d’indétermination : se laisser guider par autrui

Le projet d’équipe mobile déposé à la DDASS par le CSMP à la fin de l’année 2006 donne à voir comment s’élabore une posture d’indétermination. Ce projet est en partie centré sur ce que les référents du CSMP, sous l’impulsion de Mr TABARY, appellent « le trajet du patient ».

‘« LE TRAJET DU PATIENT
Le trajet du patient pris en charge par l’Equipe Mobile, peut se définir en quatre phases, dont le découpage n’a qu’une valeur schématique.
1-PHASE de SIGNALEMENT
L’identification de l’Equipe Mobile auprès des organismes concernés sera assurée préalablement par une campagne d’information auprès du plus grand nombre de partenaires du monde social, associatif et soignant. Celle-ci indiquera qu’ils pourront signaler toute personne nécessitant des soins psychiatriques ou psychologiques, et se trouvant en une situation sociale détériorée au point de : (1) Soit expliquer à elle seule la pathologie, et notamment la réticence aux soins, (2) Soit révéler ou aggraver une pathologie psychique indépendante, (3) Soit pénaliser l’accès aux soins pour des raisons de moyens, ou des difficultés d’orientation au regard de l’organisation des soins dans le département. Le signalement peut venir de : (1) Structures sociales : CMS, Circonscription d’action sociale, CLI (notamment Psycho RMI), CHRS, Résidences sociales, Maraude, CROIX ROUGE, CCAS, CHOC’CHAUD. (2) Structures de soins : centres hospitaliers généraux par le biais de leur PASS, CPA (CAP, CMP, Unités de soin), établissements de convalescence. (3) Structures administratives : DDASS, MDPH. (4) Structures de prévention et d’insertion : missions locales, service social scolaire, médecine du travail. Cette liste est purement indicative et reflète plutôt l’état des lieux actuel. L’Equipe Mobile se considérera d’emblée mobilisable par toute instance intervenant dans le domaine psychosocial (désormais désigné sous le terme : le signalant).
2-PHASE d’EVALUATION
Le professionnel contacté est en principe l’infirmier local de l’Equipe Mobile, qui est bien identifié. Ce peut être l’Equipe Mobile directement, en son siège (médecin, secrétaire), qui mobilise l’intervenant compétent. Au terme du premier échange avec le signalant, une rencontre avec la personne est programmée.
Trois cas de figure : (1) Le contact direct est possible : il se déroule de préférence avec le signalant, sur le lieu souhaité ou accepté par le patient, dans les délais les plus courts. Il s’agit de « l’entretien pré thérapeutique ». Des mesures urgentes peuvent être prises (hospitalisation, consultation rapprochée), (2) Le contact direct avec la personne n’est pas possible, mais il est maintenu avec le professionnel qui a signalé. (3) Le contact est rompu. Dans les trois cas le travail d’évaluation a lieu. Il porte sur deux points : (1) La nécessité de soins et leur nature, (2) La faisabilité du soin : en fonction des problèmes matériels, et du niveau d’adhésion de la part du patient: diagnostic de « soignabilité ». Sauf urgence, la situation est évoquée, et la conduite à tenir arrêtée, au cours de la réunion de coordination de l’Equipe Mobile, à laquelle le signalant est invité. Une orientation est définie. Un contact est établi avec la structure de soin vers laquelle orienter le patient, quand le moment sera venu. Dans le cas où le contact est rompu, le suivi se poursuivra néanmoins sous la forme de recueil d’informations, facilité par le travail en réseau. Sauf si le patient a fait connaître son opposition formelle. La réunion détermine en outre si d’autres membres de l’ Equipe Mobile (psychologue, médecin, assistante sociale) doivent intervenir : (1) soit auprès du patient ou de son entourage, (2) soit auprès du signalant ou de la structure sociale, (3) soit auprès de la structure de droit commun vers laquelle l’orientation est souhaitée.
3- PHASE d’ACCOMPAGNEMENT
Elle n’est pas limitée dans le temps. Elle consiste à accompagner le patient vers le soin : (1) soit directement, voire matériellement, au terme de rencontres et d’établissement d’une relation de confiance, (2) soit indirectement, dans un travail commun avec le professionnel ou la structure qui garde un lien avec le patient, en apportant un éclairage clinique, ou par la connaissance des possibilités et modalités d’accès au soin. La phase d’accompagnement consiste également à intervenir auprès des structures soignantes afin de faciliter l’accès au soin, dans le cadre des exigences spécifiques de cette pathologie, telles qu’elles sont résumées dans la « CHARTE d’ACCUEIL des PERSONNES DEMUNIES ». On peut prévoir que dans nombre de cas, cette phase préliminaire n’ira pas au-delà, et qu’en fait le seul lien qui tiendra, sera celui établi avec l’infirmier de l’Equipe Mobile ; lequel se trouvera, de fait, en situation de soignant, sans jamais passer par les structures de droit commun. Cette situation sera préservée sous la responsabilité médicale du médecin responsable de l’Equipe Mobile.
4-PHASE de SUIVI
Dans le cas où l’action de l’Equipe Mobile aboutit à un soin effectif, l’infirmier ou le référent du patient au sein de l’équipe mobile, s’assurera du suivi du patient pendant et après les soins. Cette phase sera extrêmement délicate, compte tenu du fonctionnement actuel des hospitalisations, en milieu général comme psychiatrique, ainsi que de l’attitude des patients. Elle ne peut se procéduriser. Elle imposera de : (1) se conformer aux modes de fonctionnement des équipes soignantes, (2) obtenir, autant que faire se peut, que soient définies clairement, et si possible au terme d’une synthèse avec l’équipe soignante, les modalités du suivi médical et notamment la date et les modalités de sortie, (3) veiller à l’articulation avec les services sociaux, qui prendront le relais, afin que les possibilités de suivi soient effectives (PASS), (4) veiller à ce que le signalant, notamment s’il s’agit d’un hébergeant, soit préparé à accueillir le patient à sa sortie. L’objectif étant que ne se perde pas le bénéfice du soin, voire simplement le lien social, rétabli. Bien entendu tout au long de ce cheminement, le référent de l’Equipe Mobile pourra se mettre en relation avec l’équipe de coordination, qui s’organisera de sorte à être joignable en permanence pendant les horaires de travail. Toute première intervention sera signalée sans délai au CIP ou au médecin. Un dossier sera ouvert dans tous les cas, qui répondra aux normes du Dossier du Patient, dans le cas où celui-ci est effectivement contacté ; il comportera notamment les comptes-rendus des réunions cliniques. Pour les cas de suivi indirect, voire au bénéfice de patients non identifiés, un autre type de dossier sera ouvert, dont les spécificités seront établies avec le DIM et le service QUALITE du CPA.
Extrait du projet Equipe Mobile Santé Mentale Précarité 2008
(c’est nous qui soulignons).

La première mouture du projet d’Equipe Mobile Santé Mentale Précarité, réalisée en 2006 par les membres du CSMP, a été élaborée, non pas à partir d’un objectif général décliné en objectifs spécifiques et opérationnels mais à partir du « trajet du patient ». La logique mobilisée ici n’appartient pas à celle que nous avons mise en évidence dans le chapitre précédent. Contrairement à la logique du projet qui nécessite un contexte de détermination contraint par un enchaînement de causes définies dans/par un « cadre logique », la logique du « trajet du patient » est caractérisée par l’indétermination de l’action à mettre en œuvre. Cette indétermination est donnée à voir à travers les nombreuses mises en condition de type « si… alors si… » ou « soit (1)… ou (2)… ou (3)… » qui parcourent ce texte ou encore à travers tout un ensemble de précautions : « Découpage schématique » du trajet du patient, « liste purement indicative » des structures signalant, phase d’accompagnement « non limitée dans le temps », phase de suivi ne pouvant être « procédurisée ». Ces différents éléments d’énonciation, dont le contenu cadre l’action, viennent signaler que l’indétermination est une épreuve, tant objective que subjective, à laquelle doit répondre le clinicien confronté à la précarité.

Nous avons vu dans le chapitre 5 que, pour le clinicien, face au processus de précarisation, ni les règles du jeu, ni les normes sociales sont cohérentes parce qu’elles sont obsolètes, invalidées ou tout simplement étrangères, non communes, non partagées. La faiblesse des régularités et l’opacité des règles d’action propres au processus de précarisation produisent de l’imprévisibilité, de l’indétermination dans l’agir des cliniciens tant il est difficile d’anticiper et le résultat de l’action (phases de signalement et d’évaluation) et l’action en retour (phases d’accompagnement et de suivi) des personnes en situation de précarité. Nous pouvons dire que la fragilisation, en quelque sorte, des dispositifs et des pratiques cliniques tentant de traiter le processus de précarisation se caractérise par une absence de prévisibilité et une évanescence des cadres normatifs qui structurent et régulent leur action. Comme le répète souvent le responsable du CSMP, il s’agit « d’institutionnaliser le provisoire », ou encore de faire de l’incertitude un principe d’action. Il s’agit de prendre « sans arrêt les chemins de traverse, sans postuler à l’avance la direction qui sera prise » 664, se laisser guider par la personne en situation de précarité. L’instabilité structurelle d’une telle posture, que nous qualifions artificiellement « d’indétermination », dans le montage d’un dispositif repose sur une mouvance de règles engendrant un déficit de régulation qu’il faut pourtant combler afin de répondre aux injonctions des financeurs à entrer dans la logique du projet. C’est ce qui est tenté, et négocié, dans ce court texte à travers les nombreuses références à des principes directeurs tels que la « Charte d’accueil des personnes démunies » ou par l’utilisation d’un ton qui peut paraître procédurier. Une tension entre une procédure de forme et une indétermination de fond parcourt ce texte, comme elle parcourt la clinique de la précarité. Lors de mes premières rencontres avec le CSMP, j’ai éprouvé pendant plusieurs mois des difficultés à cerner les actions du CSMP. Outre le fait que j’ai pu assez rapidement être rassuré en partageant ce sentiment avec d’autres nouveaux venus, il me semblait que je tenais là une caractéristique essentielle du dispositif. La multitude et le flou apparent des activités du CSMP traduisent le manque de cadrage organisationnel (via un organigramme par exemple) venant stabiliser l’action. Ce n’est pas que les cliniciens du CSMP ne possèdent pas les compétences de cadrage nécessaire à cette stabilisation ou encore, qu’ils ne soient pas organisés, c’est que l’indétermination, à la fois structurelle et existentielle, de cette clinique constitue une ressource pour l’action.

Pour que cela puisse tenir dans le temps, il ne s’agit pas, pour les cliniciens de la précarité, de placer au centre de l’action la réduction de l’indétermination et de l’incertitude, la réintroduction de la prévisibilité, il s’agit plutôt d’instaurer de la confiance dans les relations que la personne en situation de précarité peut avoir avec autrui, ce qui passe avant tout par la mise en place d’une relation de confiance entre les professionnels et leurs institutions de rattachement. Dans un contexte d’indétermination permanente, la confiance s’apparente en effet autant à un but qu’à un moyen de l’agir. Cela donnera à voir par exemple des discussions constantes autour des questions du secret professionnel/partagé665 ou autour des fiches de liaison (parfois informatique) qui circulent entre les institutions sanitaires et sociales. Dans un contexte de précarité, c’est l’indétermination relative des finalités collectives à poursuivre qui tend à devenir aujourd’hui la norme.

‘« Dans cette clinique, il n’est pas de choix qu’entre rien, et la représentation primitive, fugace, incertaine, suggérée par la « trace », le fragment. […] il s’agit d’accepter de construire une parole à visée interprétative sur du floue, du vague, de l’informel. »
Colette PITICI, psychologue clinicienne,
analyste de la pratique des psychologues RMI du département de l’Ain,
et intervenante lors de la journée du 31 mai 2007 organisée par le CSMP
sur le thème de « L’impasse psychosociale ».
« Avec la précarité, on ne peut pas être cartésien. C’est une réalité complexe, une logique floue. C’est pareil qu’avec les arbres finalement. Les botanistes n’arrivent pas à définir ce qu’est un arbre (grand, dur, mou), mais faut-il pour autant raser les forêts ? »
Mr TABARY, réunion plénière du CSMP, 1 décembre 2006.

Notes
664.

Extraits du cahier de notes personnelles. Propos de Mr TABARY, réunion plénière du CSMP, 1 décembre 2006.

665.

Comme le signale à de nombreuses reprises Mr TABARY, « Fortement défendue jadis, la notion de Secret Médical se dissout lentement du fait de la nécessité d’inscription, de gestion, d’identification qui s’empare du monde médical, s’autorisant du décret de Mars 2002, qui donne accès aux dossiers. Ce qui fait que c’est surtout de ce côté qu’elle est menacée. La demande de renseignements précis ne vient plus du social, comme cela était le cas il y a quelques années, mais bien du médical qui a du mal à supporter l’anonymat, dont on nous rappelle qu’il est limité aux toxicomanes et aux interruptions volontaires de grossesse. Mais cette valeur reste à défendre pour son à priori thérapeutique, gage de confiance et de professionnalité reconnue ; même s’il semble que les réticences des personnes à décliner leur identité se réduisent (moins de 25 %). » Bilan de l’activité des psychologues RMI de l’Ain. Année 2006. Rédigé par Mr TABARY, p. 2.

Ou encore lors de sa lecture du livre de Sylvie QUESEMAND ZUCCA : « Chez les professionnels du monde du « social », secret et intimité sont également malmenés, quand ils ne sont pas niés. Le secret professionnel s’adapte, au prix de contorsions délicates, pour devenir « secret partagé ». Celui-ci consiste à permettre à plusieurs interlocuteurs d’échanger des informations sur une personne. Mais les codes de déontologie qui régissent cette notion ne sont pas les mêmes selon qu’on est engagé dans la prévention (les travailleurs sociaux) ou dans le curatif (les soignants). Prenons un exemple : je dis, en tant que soignante, à X, travailleur social, que monsieur P. a fait de la prison avant d’arriver en centre d’hébergement. X, sous le sceau du secret, le répète à Y ; il y a de fortes chances que Y, aussi honnête soit-il, se sente libéré du secret partagé, car il est trop éloigné de ce qui a constitué le nœud ultime du pacte, d’autant plus que ce pacte n’est pas le même. Tout le monde va donc savoir que monsieur P. a fait de la prison, que celui-ci le veuille ou non. Entre-temps, la vraie question – celle de savoir en quoi pouvait être intéressante la transmission de cette information – a été omise. La transmission est devenue automatique. » QUESEMAND ZUCCA S., (2007), op. cit., p. 110, lue par Mr TABARY lors d’une réunion plénière du CSMP (29 juin 2007).