Le projet d’équipe mobile déposé à la DDASS par le CSMP à la fin de l’année 2006 donne à voir comment s’élabore une posture d’indétermination. Ce projet est en partie centré sur ce que les référents du CSMP, sous l’impulsion de Mr TABARY, appellent « le trajet du patient ».
‘« LE TRAJET DU PATIENTLa première mouture du projet d’Equipe Mobile Santé Mentale Précarité, réalisée en 2006 par les membres du CSMP, a été élaborée, non pas à partir d’un objectif général décliné en objectifs spécifiques et opérationnels mais à partir du « trajet du patient ». La logique mobilisée ici n’appartient pas à celle que nous avons mise en évidence dans le chapitre précédent. Contrairement à la logique du projet qui nécessite un contexte de détermination contraint par un enchaînement de causes définies dans/par un « cadre logique », la logique du « trajet du patient » est caractérisée par l’indétermination de l’action à mettre en œuvre. Cette indétermination est donnée à voir à travers les nombreuses mises en condition de type « si… alors si… » ou « soit (1)… ou (2)… ou (3)… » qui parcourent ce texte ou encore à travers tout un ensemble de précautions : « Découpage schématique » du trajet du patient, « liste purement indicative » des structures signalant, phase d’accompagnement « non limitée dans le temps », phase de suivi ne pouvant être « procédurisée ». Ces différents éléments d’énonciation, dont le contenu cadre l’action, viennent signaler que l’indétermination est une épreuve, tant objective que subjective, à laquelle doit répondre le clinicien confronté à la précarité.
Nous avons vu dans le chapitre 5 que, pour le clinicien, face au processus de précarisation, ni les règles du jeu, ni les normes sociales sont cohérentes parce qu’elles sont obsolètes, invalidées ou tout simplement étrangères, non communes, non partagées. La faiblesse des régularités et l’opacité des règles d’action propres au processus de précarisation produisent de l’imprévisibilité, de l’indétermination dans l’agir des cliniciens tant il est difficile d’anticiper et le résultat de l’action (phases de signalement et d’évaluation) et l’action en retour (phases d’accompagnement et de suivi) des personnes en situation de précarité. Nous pouvons dire que la fragilisation, en quelque sorte, des dispositifs et des pratiques cliniques tentant de traiter le processus de précarisation se caractérise par une absence de prévisibilité et une évanescence des cadres normatifs qui structurent et régulent leur action. Comme le répète souvent le responsable du CSMP, il s’agit « d’institutionnaliser le provisoire », ou encore de faire de l’incertitude un principe d’action. Il s’agit de prendre « sans arrêt les chemins de traverse, sans postuler à l’avance la direction qui sera prise » 664, se laisser guider par la personne en situation de précarité. L’instabilité structurelle d’une telle posture, que nous qualifions artificiellement « d’indétermination », dans le montage d’un dispositif repose sur une mouvance de règles engendrant un déficit de régulation qu’il faut pourtant combler afin de répondre aux injonctions des financeurs à entrer dans la logique du projet. C’est ce qui est tenté, et négocié, dans ce court texte à travers les nombreuses références à des principes directeurs tels que la « Charte d’accueil des personnes démunies » ou par l’utilisation d’un ton qui peut paraître procédurier. Une tension entre une procédure de forme et une indétermination de fond parcourt ce texte, comme elle parcourt la clinique de la précarité. Lors de mes premières rencontres avec le CSMP, j’ai éprouvé pendant plusieurs mois des difficultés à cerner les actions du CSMP. Outre le fait que j’ai pu assez rapidement être rassuré en partageant ce sentiment avec d’autres nouveaux venus, il me semblait que je tenais là une caractéristique essentielle du dispositif. La multitude et le flou apparent des activités du CSMP traduisent le manque de cadrage organisationnel (via un organigramme par exemple) venant stabiliser l’action. Ce n’est pas que les cliniciens du CSMP ne possèdent pas les compétences de cadrage nécessaire à cette stabilisation ou encore, qu’ils ne soient pas organisés, c’est que l’indétermination, à la fois structurelle et existentielle, de cette clinique constitue une ressource pour l’action.
Pour que cela puisse tenir dans le temps, il ne s’agit pas, pour les cliniciens de la précarité, de placer au centre de l’action la réduction de l’indétermination et de l’incertitude, la réintroduction de la prévisibilité, il s’agit plutôt d’instaurer de la confiance dans les relations que la personne en situation de précarité peut avoir avec autrui, ce qui passe avant tout par la mise en place d’une relation de confiance entre les professionnels et leurs institutions de rattachement. Dans un contexte d’indétermination permanente, la confiance s’apparente en effet autant à un but qu’à un moyen de l’agir. Cela donnera à voir par exemple des discussions constantes autour des questions du secret professionnel/partagé665 ou autour des fiches de liaison (parfois informatique) qui circulent entre les institutions sanitaires et sociales. Dans un contexte de précarité, c’est l’indétermination relative des finalités collectives à poursuivre qui tend à devenir aujourd’hui la norme.
‘« Dans cette clinique, il n’est pas de choix qu’entre rien, et la représentation primitive, fugace, incertaine, suggérée par la « trace », le fragment. […] il s’agit d’accepter de construire une parole à visée interprétative sur du floue, du vague, de l’informel. »Extraits du cahier de notes personnelles. Propos de Mr TABARY, réunion plénière du CSMP, 1 décembre 2006.
Comme le signale à de nombreuses reprises Mr TABARY, « Fortement défendue jadis, la notion de Secret Médical se dissout lentement du fait de la nécessité d’inscription, de gestion, d’identification qui s’empare du monde médical, s’autorisant du décret de Mars 2002, qui donne accès aux dossiers. Ce qui fait que c’est surtout de ce côté qu’elle est menacée. La demande de renseignements précis ne vient plus du social, comme cela était le cas il y a quelques années, mais bien du médical qui a du mal à supporter l’anonymat, dont on nous rappelle qu’il est limité aux toxicomanes et aux interruptions volontaires de grossesse. Mais cette valeur reste à défendre pour son à priori thérapeutique, gage de confiance et de professionnalité reconnue ; même s’il semble que les réticences des personnes à décliner leur identité se réduisent (moins de 25 %). » Bilan de l’activité des psychologues RMI de l’Ain. Année 2006. Rédigé par Mr TABARY, p. 2.
Ou encore lors de sa lecture du livre de Sylvie QUESEMAND ZUCCA : « Chez les professionnels du monde du « social », secret et intimité sont également malmenés, quand ils ne sont pas niés. Le secret professionnel s’adapte, au prix de contorsions délicates, pour devenir « secret partagé ». Celui-ci consiste à permettre à plusieurs interlocuteurs d’échanger des informations sur une personne. Mais les codes de déontologie qui régissent cette notion ne sont pas les mêmes selon qu’on est engagé dans la prévention (les travailleurs sociaux) ou dans le curatif (les soignants). Prenons un exemple : je dis, en tant que soignante, à X, travailleur social, que monsieur P. a fait de la prison avant d’arriver en centre d’hébergement. X, sous le sceau du secret, le répète à Y ; il y a de fortes chances que Y, aussi honnête soit-il, se sente libéré du secret partagé, car il est trop éloigné de ce qui a constitué le nœud ultime du pacte, d’autant plus que ce pacte n’est pas le même. Tout le monde va donc savoir que monsieur P. a fait de la prison, que celui-ci le veuille ou non. Entre-temps, la vraie question – celle de savoir en quoi pouvait être intéressante la transmission de cette information – a été omise. La transmission est devenue automatique. » QUESEMAND ZUCCA S., (2007), op. cit., p. 110, lue par Mr TABARY lors d’une réunion plénière du CSMP (29 juin 2007).