2. L’« impasse psychosociale » comme socle de l’agissabilité

« Oui, mais tu sais que notre constat d'échec il est quand même commun. Regarde ce matin [faisant référence à un débat ayant eu lieu lors d’une réunion plénière du CSMP], à un moment donné tout le monde coince, pour les mêmes problèmes d'ailleurs. Le réseau ne répond pas à tout. Lorsqu'on est dans l'échec, on est dans l'échec. Il y a des gens qu'on ne peut pas sauver à tout prix. Tu vois, celui qui est dans la rue et qui est précaire depuis quatre ans, tu peux tout faire, tu peux mobiliser tout le monde, tu ne le sors pas de là. Ça, c'est un vrai échec. Si, la priorité est au niveau du patient, il faut garder ça en tête. Quelque soit notre posture professionnelle, il faut, ça j'en suis persuadée pour rester soignant, que notre volonté à tous c’est de mettre le patient, l'usager, tu l'appelles comme tu veux, la personne à soigner, au centre des débats. Et tant qu'on est dans des débats institutionnels, de pouvoir, de « c’est pas moi c'est l'autre », et bien on ne répond pas à la question : qu'est-ce qu'on fait pour lui et qui peut faire quoi ? Parce ce que tant que tu es autour du patient il n'y a pas de problème, même s’il y a des échecs, ce n’est pas grave. Mais on doit se mettre autour de la personne et dire voilà il a peut-être besoin d'un logement, de régler son problème d'alcool, de soins et d'accompagnement psychique, il a peut-être besoin d'une assistance sociale pour régler ses courses, je ne sais pas… Tout ça c'est juste, et il faut qu’on arrive à dépasser nos querelles de clochers pour répondre aux besoins de la personne. Parce que se quereller en plus d’avancer sans visibilité, c’est vraiment fatiguant. » (Entretien individuel avec Mme PARTSON, cadre infirmière de proximité dans un CMP, référente au CSMP).

Nous avons vu qu’une des limites caractérisant la posture de coordination consistait à trop s’adapter à la logique du projet, ce qui entrainait par rebonds hiérarchiques successifs l’activation des individus en situation de précarité dans la relation d’aide. Cette limite n’est pas présente dans cette posture d’indétermination. Elle ferait basculer le processus d’individuation contenu dans la relation d’aide du côté de la perfectibilité, de l’injonction à l’authenticité, etc. Pour les cliniciens de la précarité, « une santé mentale suffisamment bonne peut être définie comme la capacité de vivre et de souffrir dans un environnement donné et transformable, c'est-à-dire comme la capacité de vivre avec autrui en restant en lien avec soi-même, sans destructivité mais non sans révolte. »666 Pour eux, comme l’avait déjà expliqué CANGUILHEM, « l’individu sain n’est pas l’individu adapté mais l’individu normatif, c'est-à-dire capable de créer de nouvelles formes de vie en réponse aux événements qui traversent son expérience. »667 Plutôt que de s’adapter au projet du patient/bénéficiaire/usager, le clinicien en posture d’indétermination doit s’ajuster aux besoins de la personne.

Mais s’ajuster en permanence dans la relation, en situation (en temps réel), ne va pas de soi. Cela entraîne généralement une souffrance chez les cliniciens, un malaise668 dans la relation d’aide elle-même. Ce malaise peut être repris dans les espaces collectifs de réflexivité que constituent les Espaces-Rencontres ou les réunions de réseau par exemple. Mais il peut également user les cliniciens669 jusqu’à mettre à l’épreuve également ces actions d’étayage670. S’ajuster consiste alors, avant toute chose, à sortir d’une « éducation » au principe de réalité, sortir des logiques de l’espoir que véhiculent les projets de toutes sortes. Comme l’exprime René ROUSSILLON, un des référents théoriques des membres du CSMP, confronté aux états de détresse et à la souffrance psychique liés à la précarité sociale, le clinicien se trouve confronté à « l’impasse » du principe de réalité, à « l’impasse » de la norme courante. « Le problème est que, bien souvent, [le clinicien] se trouve confronté à des sujets qui ne sont plus habités par des logiques de l’espoir, c'est-à-dire chez qui le renoncement éventuel ne s’accompagne pas de l’idée d’un monde meilleur et de meilleur plaisir, ne s’accompagne pas de l’idée de bénéfices supérieurs à ce à quoi il faut renoncer. Le renoncement est vécu comme une perte, comme une perte « sèche », sans compensation, sans prix ou mesure de consolation. »671 Lors de toute rencontre avec une personne en situation de grande précarité, le contexte d’indétermination pose aux cliniciens des problèmes d’action difficilement surmontables dans la mesure où, comme nous l’avons vu dans les chapitres précédents, ce sont les cadres ordinaires de l’action qui sont rompus (il ne vient pas aux rendez-vous, ne formule pas de demande, etc.) et que toute tentative conduit généralement à l’échec ou à « l’impasse »672 :

‘« Fréquemment, les professionnels qui interviennent dans l’espace « psycho-social », où la qualité de l’écoute ne vaut que si elle est indissociable de la réponse concrète, connaissent des moments où le défaut de solution rejette « l’aidant » dans un sentiment d’impuissance, d’épuisement de ses ressources et de doute sur la valeur de son engagement. Au-delà des petits procédés qui permettent de s’en dégager dans l’urgence, pas fier, ces situations où la souffrance de l’Autre se retourne sur celui qui est censé la soulager, suscitent des interrogations fondamentales. Celles-ci s’enfouissent d’abord dans l’angoisse de chacun, au mieux dans la résilience. Mais, de plus en plus, elles s’expriment collectivement ; sans attendre de réponse, bien sûr, mais souvent sans non plus trouver l’éclairage constructif, sinon libérateur. Toutefois des espaces nouveaux se sont ouverts, qui visent à faire reculer les limites de la compassion, de la présence, voire de l’humain. Dans des domaines voisins, on trouve, par exemple, les soins palliatifs, la lutte contre la douleur. Plus proche de nous, l’accompagnement, « l’aide à la vie », ou les tentes du canal St Martin. Tous champs d’actions qui se sont dégagés de la tyrannie du « réussir » : de la guérison, de la réinsertion socioprofessionnelle, de la normalisation. Mais à quel prix, et au moyen de quels ressorts psychiques ? Comment débusquer en soi les ressources pour poursuivre, supporter et élaborer l’identification à celui qui vous renvoie l’image de l’échec ? »
Mr TABARY, extrait de l’argumentaire de la
Journée départementale Santé Mentale Précarité « L’impasse psycho-sociale
(Que faire quand on ne sait plus quoi faire ?) »
organisée par le CSMP le 31 mai 2007.

Le thème retenu pour la journée d’étude organisée par le CSMP en 2007 « L’impasse psychosociale : que faire quand on ne sait plus quoi faire ? » traduit bien ce sentiment d’agir impossible673. En situation d’impasse, les cliniciens de la précarité semblent croire qu’il n’est pas possible d’affronter la difficulté comme on le ferait en cherchant à affronter, à contourner, à négocier le problème comme nous l’avons vu dans la logique de la clinique par projets. Face à la précarité, le compromis ne semble pas jouable. Au contraire explique René ROUSSILLON, plus le clinicien cherche à affronter la conflictualité ou la difficulté, plus elles augmentent, plus elles se resserrent sur le clinicien et l’immobilisent, plus il se trouve dans l’impasse : « Les conflits sont (en effet) en fait organisés par des paradoxes, par des doubles ou multiples contraintes qui nouent la situation de telle sorte que tout effort pour en sortir ne fait que vous enfoncer un peu plus au cœur de celle-ci. La situation est « piégée ». La meilleure des choses à faire est d’éviter la difficulté, de fuir le conflit, de fuir le piège de la situation, car précisément elle n’a pas d’issue. Non pas qu’il n’y a pas d’issue « intrinsèquement », on peut toujours dénouer les pièges, mais que celle-ci suppose une tranquilité, une sérénité, en un mot une force que le sujet ne possède pas. […] Ce qui peut devenir « psychopathologique », c’est de rester prisonnier des solutions ainsi mises en œuvre, de ne pouvoir revenir en arrière si les données de l’impasse se modifient, si celle-ci se résout d’une manière ou d’une autre, et ceci au-delà de l’inertie inévitable des processus humains. Ce qui peut devenir psychopathologique, c’est que le sujet se sente coupable ou honteux de les mettre en œuvre là où la plupart du temps il n’a guère eu le choix, ou plutôt il n’avait le choix qu’entre l’une ou l’autre des stratégies de survie, et entre des stratégies de survie et des stratégies de vie sous le primat du principe de réalité. Qu’il se sente coupable ou honteux parce qu’il ne supporte pas lui-même le recours à de telles procédures ou qu’il intériorise le regard négateur et désapprobateur de ceux qui représentent la norme habituelle, ceux qui jugent sans savoir, ceux qui placent leur idéal du moi au-dessus de tout processus d’empathie. »674

Pour les cliniciens en posture d’indétermination, il faut donc sortir de la logique du projet, ne pas chercher à mettre en œuvre des « solutions » trouvées dans la normalité de la logique du renoncement pour au contraire explorer ce qui relève normalement de l’anormalité, ce qui semble logique dans les situations d’impasses existentielles. Il s’agit donc par exemple pour les cliniciens de prendre en compte la réalité du « clivage au moi », et donc la réalité de la demande croisée. Pour ce faire, ce qui constitue le socle de la pratique de ces cliniciens est l’expérience qu’ils font de leur impuissance à agir en contexte d’indétermination. Tout se passe comme s’ils étaient placés à la limite de l’ « agissabilité »675, et que cette confrontation leur permettait de rencontrer leur faillibilité. Nous avons rencontré beaucoup de pudeur à parler de cette faillibilité chez les cliniciens du CSMP, ou même chez ceux qui analysent leurs pratiques. Par exemple, Colette PITICI676 avoue « ne pas trop savoir si [elle] est psychothérapeute ou pas » tout en parlant de son sentiment de honte : « j’ai un peu honte d’imaginer que ce que je lui [la personne en situation de précarité] propose en soit une [psychothérapie] », comme si dire que l’action était psychothérapeutique annihilerait tout effet psychothérapeutique. Nous ne pensons pas qu’il s’agisse de honte, il s’agirait plutôt d’une manière de ne pas réifier l’authenticité, de ne pas répondre à l’injonction d’authenticité.

En s’inscrivant contre le fantasme d’un monde bien policé, les cliniciens en posture d’indétermination réactivent la critique que l’on peut dire foucaldienne ou même spinoziste de la souveraineté. Pour eux, l’individu n’est pas souverain, il ne peut être souverain de lui-même et maîtriser son authenticité. Mais en même temps, il ne s’agit pas pour eux de dire que l’individu est condamné à la répétition et à la perpétuation de la domination ou de l’aliénation. Si l’individu est vulnérable, irréductiblement vulnérable, cette vulnérabilité est aussi la condition de possibilité de la maximisation de sa puissance d’agir. En appliquant cette conception de l’individu d’abord à lui-même, le clinicien doit pouvoir trouver dans sa pratique les supports lui permettant d’exprimer sa vulnérabilité et le mal être qui l’accompagne. Ainsi les Espaces-Rencontres, les réunions du réseau santé mentale précarité, les réunions plénières du CSMP partagent un même objectif : soutenir la vulnérabilité des cliniciens en posture d’indétermination, leur offrir un espace d’expression, constituer en quelque sorte les supports cliniques de narration des cliniciens.

Dans ces espaces de réflexivité, les analystes de la pratique par rapport aux analysés, les cliniciens intervenants par rapport aux répondants dans la salle, montrent qu’ils tentent et posent sans cesse des actions, de nature quasi tactiquedont l’action tisser des liens en créant des réseaux constitue la tête de proue. Leur capacité à agir n’est donc pas anihilée par l’indétermination, bien au contraire, elle montre qu’elle tente de composer avec les propriétés intrasèques de ce contexte. Par exemple, lorsque le clinicien s’intéroge ; « comment supporter et élaborer l’identification à celui qui vous renvoie l’image de l’échec ? » 677, c’est toute sa créativité d’agir qui est stimulée et qui semble être prête à se transformer et par là-même à se structurer sur le mode de l’indétermination.

Cette clinique des attachements rejoint alors la clinique par projets dans son pragmatisme. Pour l’une comme pour l’autre, il ne s’agit pas d’avoir une appréhension du problème, de la réalité, qui soit intellectualisée, « ça ne s’apprend pas dans les livres » entend-on souvent dire sur le terrain et il n’existe pas de solution préétablie. Bien au contraire pour appréhender cette indétermination, le clinicien dit être dans l’obligation de se confronter à l’expérience subjective et singulière de ses propres émotions en réaction à ce que l’autre provoque en lui-même. Autrement dit, la clinique des attachements ne s’apprend qu’à partir de la confrontation à l’impasse psychosociale et de l’expérience subjective qu’elle a permis d’ouvrir. Comme dans le « compagnonnage », l’apprenti clinicien est immergé dans le processus, il apprend par la pratique, par sa confrontation au terrain678.

‘« Je pense au cours que va donner le Dr Mercuel à Paris sur la clinique de la précarité. Ils vont faire un DU, je crois Santé Mentale Précarité. Plus j’y pense et plus je me dis que ça va être insuffisant, complètement. C’est pas de la formation qu’il faut, c’est beaucoup plus. C’est de l’initiation. C’est un parcours initiatique. D’une certaine manière, il ne faut pas l’avoir vécu mais tout du moins avoir une conception suffisamment intense et intérieure à soi-même de cette souffrance-là pour pouvoir l’aborder. Alors je ne sais pas mais peut-être qu’il faudrait envisager une formation qui ne fasse pas l’économie de l’émotion. »
Mr TABARY, lors de la journée « L’impasse psychosociale »
organisée le 31 mai 2007 par le CSMP.

Parce que c’est l’expérience subjective qui oriente la posture d’indétermination, un peu comme dans la posture de coordination qui permet de tisser des liens entre plusieurs mondes professionnels, le clinicien en posture d’indétermination est précisément celui qui se montre capable de faire des liens entre des corpus doctrinaux et des zones d’expertises très différentes en fonction de ce qu’il ressent en situation, en fonction des attaches et des prises que lui amène la personne en situation de précarité.

Notes
666.

FURTOS J. (dir), (2008), op. cit., p.281.

667.

Cité par RENAULT E., (2008), op. cit., p. 294.

668.

Comme l’a repéré également Emmanuel RENAULT : « Le malaise éprouvé au contact des SDF par les passants comme par les intervenants confirme bien […] la difficulté d’exprimer la souffrance : la grammaire des interactions ordinaires est orientée vers une valorisation intersubjective qui suppose toujours des formes de dissimulation de la souffrance. Comme le remarque Olivier Douville, « ces patients, pris dans le réel de l’exclusion, opèrent sur nous des levées de refoulement. Ils rendent notre rapport à notre propre corps embarrassant, gênant, peu supportable, ils contrarient énormément notre narcissisme » [DOUVILLE O., « « Mélancolies d’exclusion ». Quand la parole divorce du corps et retour » dans De RIVOYRE F., (2001), op. cit]. Comme le relève Jean-Pierre Martin, « l’extrême dénuement, la souffrance exprimée, les violences de la rue dont ils témoignent affectent profondément l’interlocuteur comme des blessures existentielles, une sourde menace. Après ces rencontres, le mot qui revient à chaque fois est celui d’ « épuisement ». [MARTIN J.-P., Psychiatrie dans la ville, p. 120.] » » RENAULT E., (2008), op. cit., p. 364.

669.

Cf. à ce sujet RAVON B. (dir.), DECROP G., ION J., LAVAL C., VIDAL-NAQUET P., (2008), « Epreuves de professionnalité - Repenser l’usure professionnelle des travailleurs sociaux », Synthèse de la recherche Usure des travailleurs sociaux et épreuves de professionnalité. Les configurations d’usure : clinique de la plainte et cadres d’action contradictoires.

670.

Cf. supra chap.3.III.4.La répétition des situations d’impasse : une mise à l’épreuve des actions d’étayage.

671.

ROUSSILLON R., (2006), op. cit., p. 16.

672.

Cf. supra chap.3.III.4.La répétition des situations d’impasse : une mise à l’épreuve des actions d’étayage.

673.

Le choix de ce thème a lui-même été l’objet d’un long processus d’indétermination. Pendant plusieurs mois, les référents du CSMP ont oscillé entre des réflexions allant de l’impuissance des professionnels (« qu’est ce qu’il y a faire quand il n’y a plus rien à faire ? », « que faire quand on ne sait plus rien faire ? »), aux conditions pratiques et tactiques de l’agir clinique (« Comment traiter les problèmes de précarité dans l’urgence ? », « Comment travailler avec le manque ? », « Comment travailler sans rien attendre en même temps ? » « Comment travailler de manière bicéphale (soignants et travailleurs sociaux) ? « question du partage de l’information, question de la non hiérarchisation des savoirs », « Comment travailler ensemble sans donner le relais à quelqu’un d’autre ? », « Comment travailler en bas seuil d’exigence (pour les personnes qui ont été écartées de tout autre lieu) ? », « faut-il intervenir à tout prix ? »), à la problématique clinique des personnes en situation de précarité (« comment travailler la question de la mélancolie ? », « qu’est ce que la précarité ? »). Extraits du cahier de notes personnelles. Réunions plénières de l’automne 2006 et printemps 2007.

674.

ROUSSILLON R., (2006), op. cit., p. 17-18.

675.

FRANGIADAKIS S., dans CHATEL V., SOULET M.H., (2002), op. cit., p. 53-60.

676.

Nous rappelons que Colette PITICI est psychologue clinicienne, analyste de la pratique des psychologues RMI rattachés au CSMP, et intervenante lors de la journée du 31 mai 2007 organisée par le CSMP sur le thème de « L’impasse psychosociale ».

677.

Colette PITICI.

678.

GUEDEZ A., (1994), Compagnonnage et apprentissage, Paris, PUF.