2. Fonder des formes et des principes de légitimation en cours d’action : le présentisme

A plusieurs reprises, nous avons évoqué le fait que le clinicien agit en situation, c'est-à-dire qu’il fonde les formes et les principes de légitimation de ses actions en cours d’action, en marchant en quelque sorte. Il s’agit alors de « bricoler des solutions peu orthodoxes, sans lesquelles, pourtant, on risquerait de laisser le chaos s’installer sans contraintes », d’être « présent au présent », « ici et maintenant » 690. Les cliniciens semblent être prêts à recommencer à chaque nouvelle rencontre ce qui a pourtant déjà maintes fois été tenté de construire691. Face à l’urgence de la situation (il faut un toit pour ce soir, un médicament rapidement, de l’argent, etc.), urgence qui s’installe durablement, qui devient quasiment chronique, et face à leur sentiment d’impuissance à agir, les cliniciens disent ne plus pouvoir inscrire leur action dans le temps long de l’accompagnement ou de l’insertion692. Ils constatent alors l’emprise du temps présent dans la situation de rencontre, emprise qui signe la répétition du processus de précarisation. Pour la personne en situation de précarité, « « le lien entre le présent et le futur semble être rompu, comme en témoignent ces projets complètement décrochés du présent et immédiatement démentis par lui ». […] Si « l’aptitude à régler les pratiques en fonction du futur dépend étroitement des chances effectives de maîtriser l’avenir qui sont inscrites dans les conditions présentes »693 alors le temps de la précarité est un temps sans avenir. Rendre la vie précaire vivable, de ce point de vue, c’est réinscrire une logique des temps dans la vie elle-même. »694

Réinscrire cette logique des temps ne va pas de soi pour les cliniciens en posture d’indétermination. Et ce d’autant plus que cet accompagnement au présent est bien souvent critiqué de toutes parts695. Réduit au temps présent, c’est tout l’avenir de la relation d’aide qui est placé sous le signe de l’indétermination en même temps que le passé, en l’absence de voix pouvant le raconter, se retrouve emmuré dans l’ici et maintenant. Les cliniciens en posture d’indétermination n’ont alors pas d’autre solution que de faire avec l’ordre temporel de la précarité (par exemple ne sachant jamais s’ils vont revoir la personne qu’ils accompagnent comme le signalait Mlle CLERC696, se retrouvant pris dans l’impossibilité de jouer avec l’ordre du temps habituel de la modernité697.

Les cliniciens sont alors mis à l’épreuve, en quelque sorte, par les personnes en situation de précarité à travers leur propre rapport au temps et seraient tiraillés entre deux ordres du temps : le progressisme et le présentisme : « Contre le temps de la doctrine chrétienne des fins dernières et avec l’ouverture d’une nouvel horizon d’attente qu’on a fini par appeler au 18°siècle le Progrès, le monde moderne acquiert l’une de ses principales caractéristiques : un monde devenu perfectible, aménageable, transformable. Un monde où l’objectif de perfection ne relève plus seulement de Dieu et de la tradition mais est mis au service de l’existence terrestre et entre les mains des hommes. L’avenir change de visage : il est maintenant devant nous. La projection du regard vers l’avenir est immédiatement une élaboration critique du passé : le futur sera autre que le passé, c’est-à-dire meilleur : « Demain est un autre jour ». L’histoire est en marche vers l’humanité accomplie… On appellera ce rapport au temps le progressisme. Avec l’accélération de ce monde de progrès, notre rapport au temps a été profondément reconfiguré. Les attentes ont été considérablement réduites : le futur s’affirme non plus comme promesse mais davantage comme menace dont nous sommes responsables. La thématique du risque tend à s’imposer avec la prévalence du principe de précaution, et notre anticipation de l’avenir, devenue problématique, est réduite à espérer un développement durable. Dans le même temps, le passé, dont on ne fait plus table rase, est reconsidéré : processus généralisé de patrimonialisation ; succès pour la généalogie ; attachement à l’activité de remémoration qui cherche à transformer le passé plutôt qu’à l’historicisation qui cherche à transformer le futur. On appellera ce rapport au temps le présentisme (Hartog, 2003). »698

Pris dans le progressisme, il s’agira pour les cliniciens de chercher à rattraper les retards et combler les manques. Réparation, rééducation et égalisation des chances seront alors les maîtres mots venant trahir l’horizon d’attente de la perfectibilité. C’est la logique du projet et la pédagogie à visée éducative.

A l’inverse, nous avons vu que certains cliniciens n’avaient de cesse de personnaliser la relation et de travailler en situation les expériences passées, les attachements, les expériences de la vulnérabilité des personnes en situation de précarité. C’est le rapport pédagogique de l’égalité des intelligences. Pris dans le présentisme, le sens de l’intervention est alors défini à partir de la reconnaissance, en situation d’intervention, des ressources et des « prises » qui permettront à la personne de se remettre en mouvement. Le présentisme ne nécessite pas de compétence théorique spécifique, il nécessite de pouvoir circuler entre les mondes et les temps de la personne pour être prêt à mobiliser à n’importe quel moment tels ou tels supports cliniques. C’est ce qui est donné à voir lorsque le chef de service du 115 insiste sur l’importance de la déprofessionnalisation des écoutants et de la désactivation de leurs références théoriques699. Plutôt qu’une activité technique relevant d’un savoir « métier » ou d’un révérenciel de « bonnes pratiques », les cliniciens en posture d’indétermination agissent au travers d’« interventions » qui relèvent avant tout de la situation de travail, c'est-à-dire de la « rencontre » entre intervenants et personnes en situation de précarité.

Notes
690.

Colette PITICI lors de la journée du 31 mai 2007 organisée par le CSMP sur le thème de « L’impasse psychosociale ».

691.

Cf. Mlle CLERC supra chap.3.III.3.L’échec de la logique du projet : une mise à l’épreuve du réseau des intervenants.

692.

Cf. l’indignation des cliniciens relevée dans le chap.4.I.Le cadrage clinique des pauvres et des malades : misère et dépossession (de soi).

693.

BOURDIEU P., (1997), Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, p. 263-265.

694.

LE BLANC G., (2007), op. cit., p. 59-60.

695.

Comme le relève Bertrand RAVON, « trois types d’arguments peuvent ainsi être déployés. D’une part, les situations temporaires ou transitoires d’urgence s’enchaînant et devenant durables, le présent ne cesse de s’éterniser, avec pour effet l’installation des usagers dans une forme d’insertion paradoxale, « transitoire durable ». En notant que toute intervention d’urgence est nécessairement limitée dans le temps, du fait même de la réduction de l’intervention d’urgence à un objectif humanitaire plutôt qu’à des perspectives de justice sociale, les analyses critiques décrivent d’autre part le temps présent de l’urgence comme un temps d’attente plus ou moins illusoire, un temps provisoire qui ne fait que contenir les problèmes en reculant le moment où sera trouvée la solution convenable. Ce type d’analyse se retrouve notamment dans les travaux qui tendent à réduire l’accompagnement social dans sa dimension de gouvernement par l’écoute. Enfin, rapporté à une économie générale des temps de l’action, le temps de l’accompagnement social, pensé alors sous le prisme de l’urgence, peut être indexé à une surcharge du présent, par effet d’intrusion de l’avenir dans le présent, par refus d’accepter une réalisation différée de l’attente, par quête d’une grande densité du présent à la recherche d’une immédiate éternité. » RAVON B., « Le temps présent de l’accompagnement social : une temporalité bien à soi », dans CHATEL V. (dir.), (2009), Les temps des politiques sociales, Editions universitaires de Fribourg.

696.

Cf. supra chap.3.IV.(Reprise) Lorsque le parcours de vulnérabilité d’Emilio dessine la constellation de la prise en charge sanitaire et sociale.

697.

L’ordre du temps habituel de la modernité est celui du projet, comme nous l’avons vu dans le chapitre précédent. Selon Reinhart KOSELLECK, cet ordre du temps reposerait sur une dissociation très forte entre le champ d’expériences de l’individu (les « leçons » tirées de l’expérience du passé, le « passé actuel »), et l’horizon d’attente (ce qu’on perçoit comme étant ce qu’il faut atteindre et qui comme l’horizon, recule en même temps qu’on avance ; le « futur actualisé »). KOSELLECK R., (1990), Le futur passé, Paris, Editions de l’EHESS cité par RAVON B., (2008), op. cit., p. 48.

698.

Ibid , p. 48-49.

699.

Cf. supra chap.3.II.2.Les références théoriques et cliniques mobilisées.