Que ce soit lors d’un entretien téléphonique, lors d’une consultation, ou encore lors d’une rencontre plus informelle, il ne s’agit pas pour les cliniciens d’inférer les causes ou la symptomatologie de la précarisation de la personne aux défauts de socialisation et aux traumatismes de l’enfance, comme nous pouvons le voir chez certains cliniciens qui délaissent du même coup les médiations situationnelles qui composent cette symptomatologie. Il s’agit plutôt de chercher, selon eux, à réinscrire la personne dans une temporalité, en commençant par le temps présent comme nous venons de le voir, en lui offrant les conditions lui permettant de se raconter et d’énoncer son parcours de vulnérabilité700.
Permettre l’énonciation de soi et du parcours de vulnérabilité relève d’une approche de la personne tout à fait singulière dans la posture d’indétermination. Colette PITICI lors de la journée du 31 mai 2007 organisée par le CSMP, décrit à travers le récit d’un accompagnement, la manière dont elle « s’y prend ». De ce récit nous avons pu dégager six temps, six étapes nous permettant de mieux comprendre cette approche de la personne, telle qu’elle est conçue pour les cliniciens701 :
Etape 1 : Identifier
‘« repérer où se loge (dans quel corps la souffrance) […] accorder en premier une valeur représentative aux indices corporels et comportementaux. […] décoder la souffrance de l’autre, qui fait souffrir le clinicien et le patient mais dont personne n’identifie vraiment la cause. »Pour cette clinicienne, l’un des premiers signes de l’attachement entre le clinicien et la personne en situation de précarité se situe dans ce que nous avons appelé ici « identifier ». C'est-à-dire le fait qu’une enveloppe sensorielle soit partagée, déployée entre le sujet et ses interlocuteurs. Comme dans la forme d’intervention de type expert ignorant, dans ce processus d’identification des attaches de la personne, le clinicien montre la volonté d’interroger la personne, comme si attacher l’individu à ses supports, c’était tout simplement l’interroger sur tous les supports que le clinicien ignore.
Etape 2 : Se mettre à la place de l’autre, être empathique
‘« supporter la déchirure que provoque en lui la chute de l’autre, la chute de celui qu’il accompagne […] ressentir l’accablement de l’horreur et le frémissement qu’elle provoque dans le clinicien […] être touché par le patient, attentif à lui […] accepter d’être un transit de la souffrance de l’autre par ses sensations, ses émotions, ses pensées. […] prendre en soi la place du sujet, pour, comme le dit W.Bion, tenter de le détoxiquer. […] accepter de se laisser infiltrer, envahir, saturer des perceptions qui viennent du sujet sans qu’il ne les contrôle, qu’il ne les sente même. Il faut, nous dit encore Roussillon dans le sillage de S.Ferenczi, « sentir pour, avec et même à la place du sujet ». […] accepter de vivre la lune de miel avec le patient : pour exister, se sentir reconnue, il [le patient] s’inscrit dans un « projet » qu’il est censé avoir choisi et discuté. C’est un temps merveilleux, où l’illusion s’installe de part et d’autre : pour le précaire, elle correspond à l’idée d’avoir trouvé celui qui le sortira vraiment de sa galère ; pour le travailleur social, elle satisfait son besoin d’être enfin efficace, de remplir la mission dans laquelle il s’est engagé. »Pour que la personne en situation de précarité puisse réorganiser son parcours de vulnérabilité, elle doit, toujours selon la clinicienne, le partager en faisant endosser son expérience à ses interlocuteurs. Les expériences doivent résonner entre elles, comme le décrit Emilie HERMANT, une des référentes théoriques des cliniciens du CSMP : « Cette affaire n’a pas seulement à voir avec la capacité d’écoute du soignant, ni avec son empathie, ni avec son intelligence, ni avec son talent, mais avec ce principe fondamental suivant lequel, en médecine comme en thérapie, les énoncés des patients n’émergent que s’ils sont susceptibles d’être véritablement entendus par leurs thérapeutes, c’est à dire s’ils peuvent être reconnus par eux : s’ils forment du « déjà connu » pour le praticien. Sinon ces énoncés se taisent, et alors ils sont autant de trous pour la connaissance de la maladie dont souffre le patient. Le plus souvent, ces pensées — en tant que telles, en tant qu’elles ne forment surtout pas uniquement du matériel psychique à interpréter mais bien des éléments à prendre en compte dans le corpus même qui forme le savoir médical et psychologique — n’intéressent ni la médecine, ni la psychologie. Les patients gardent leurs sensations, leurs découvertes pour eux et c’est autant de déperdition fatale pour la connaissance médicale et psy. […] Les chemins qui mènent au savoir déterminent le savoir proprement dit. »702 On comprend dans ce processus d’identification comment le clinicien peut être amené à devenir vagabond lui-même.
Les cliniciens sont amenés à se saisir de la question de l’errance et du nomadisme des personnes en situation de précarité en essayant de reconstituer le parcours de ces personnes et, de ce fait, en parcourant par eux-mêmes les territoires traversés703. Cela peut être fait physiquement, lorsque les cliniciens disposent de temps et de moyens pour se déplacer, ou, de manière plus distante, à travers les moyens de communication dont ils disposent (téléphone, internet, intranet).
Etape 3 : Restituer, « détoxiquer »
‘« il ne suffit pas d’être en empathie, il faut aussi restituer un sens aux actes de la personne, à ses mots, à ses gestes, surtout s’ils paraissent insensés, déliés. […] tant pis, encore une fois, si les mots de l’aidant sont décalés, pourvu qu’ils parlent, pour le sujet, de la perception, du ressenti, des pensées qu’il lui inspire, analogons primitifs des associations classiques. […] recevoir leur détresse, confuse, mal dite, violente, en notre psychisme. Pour la traduire à nous-mêmes, puis leur ré-adresser un peu moins brute. […] être un « tuteur de résilience » (B. Cyrulnik)».Après avoir absorbé en quelque sorte la problématique des sujets, la clinicienne dit devoir ensuite la « détoxiquer », et la restituer. La restitution consiste à rendre visible, à la personne en souffrance, la relation qu’elle entretient avec sa problématique. C’est un processus qui agit un peu comme un révélateur d’impression (en photographie), une sorte de miroir, ou encore comme un révélateur de la relation entre le signifiant et le signifié nous explique le Dr POST704, faisant référence à la métaphore de Pierre LEGENDRE : « […] Le mot arbre. Nous avons deux termes : le signifié, c'est-à-dire le concept d’arbre ; et le signifiant, c'est-à-dire le vocable en tant qu’image véhiculée par le son de la voix. Intervient alors un élément tiers, la relation entre les deux termes, et Saussure dit : « le signifié et le signifiant contractent un lien ». Ces propos évoquant le lien sont demeurés sans conséquence pour les commentateurs de Saussure, mais ils nous intéressent directement. Pourquoi ? Parce que ce lien, que j’appelle dogmatique pour la raison qu’il est de même nature, du même type, que le lien unissant le sujet à son image dans la scène du Miroir, ce lien résulte d’un écart, d’une distance entre les deux termes (entre le signifié, c'est-à-dire le concept, et le signifiant, c'est-à-dire l’image acoustique). Saussure inscrivait cet écart dans un schéma symbolique où figure une barre de séparation comme dans un rapport mathématique. Ainsi, le signe révèle une structure ternaire, où l’écart fonctionne comme élément tiers pour faire jouer la relation entre signifié et signifiant, c'est-à-dire dans l’exemple de Saussure le rapport d’adéquation entre le concept et l’image, entre la chose et le mot. Dès lors, on peut dire que l’écart dans la structure du signe est le messager du sens, tout comme l’écart introduit par le Miroir est le messager du lien, du rapport d’adéquation entre le sujet et son image. »705 La prise en compte du tiers dans la restitution que va énoncer le clinicien inclut ses réticences et ses résistances. Par exemple, dans la situation d’Emilio, de nombreux cliniciens ont abordé - progressivement, en accompagnant les associations d’idées d’Emilio-, le fait qu’une de ses filles ne voulait plus le voir. Cette discussion a pu émerger lorsqu’Emilio a été « ramassé » dans le fossé par la police alors qu’il arguait les passants en criant le fait qu’il voulait revoir ses filles706. Autre exemple, l’alcoolisation massive d’Emilio a pu être abordée lorsqu’il s’est fait rejeté du CHRS « L’Envol » car, trop alcoolisé, il a oublié de se rendre au rendez-vous obligatoire qui lui aurait permis d’y entrer. A chaque fois, c’est un moment de rupture dans le parcours de vulnérabilité qui permet de révéler l’expérience intrapsychique douloureuse d’Emilio.
Dans cet échange entre le clinicien et la personne en situation de précarité, « le tiers n’y est pas « l’empêcheur » d’une approche du patient, mais un élément dynamique », comme le souligne Jean-Pierre MARTIN, un autre référent théorique des cliniciens du CSMP707. Par la prise en compte des relations qu’entretient la personne avec ses tiers, ou encore avec ses supports sociaux, le clinicien négocie une interface où il reconnaît le lien entre le parcours et l’expérience de la personne. De plus, en habitant ce lien, le clinicien montre que son propre corps peut être un dépositaire d’adresses, puisqu’il fait lui-même partie du parcours de vulnérabilité, qui dépasse la « récusation »708 que vit habituellement la personne « désaffiliée ». Ce faisant, le clinicien fait émerger chez l’individu une capacité à donner un sens aux évènements traumatiques qu’il a vécus.
Etape 4 : Prendre de la distance, se désillusionner
‘« Cesser de désespérer, sinon pour la personne accompagnée, du moins pour continuer à supporter ses semblables et nous-mêmes. […] continuer à croire quand tout semble perdu, que tous ont renoncé, sans pour autant passer pour un doux illuminé ni se bercer d’illusions toxiques. […] faire le constat de ce qui reste quand tout semble perdu, que tous ont renoncé […] Rester debout face au scandale d’un tel fracas permet de faire ressentir à la personne qu’il y a quelque chose en elle qui résiste et qui se déploie. […] considérer la partie protectrice de l’autre, qui ne dirait pas tout comme pour protéger le clinicien d’un vécu trop difficile. […] accepter le temps de la désillusion, du renoncement à la guérison ou au changement total. […] tant que nous n’en aurons pas fini en effet avec nos gesticulations de bien-portants qui voudraient que les malades s’animent et gigotent à notre tempo, nous nous heurtons à l’inespoir radical, à l’incompréhension de et envers l’autre, et à la colère. Il s’agit d’une confusion entre le possible et le souhaitable. […] Tant qu’il ne trouve pas un lieu interne où se nicher, il continue son œuvre d’intoxication interne, à bas bruit. […] accepter que la « lune de miel » entre le clinicien et l’aidant se termine […] négocier une distance par essence intenable, entre la trop grande proximité et le trop grand éloignement. […] les travailleurs sociaux n’ont pas à accepter ce qui n’est pas conforme à leur devoir ou à leur déontologie, sous prétexte de bienveillance inconditionnelle ».Dans la posture d’indétermination, le clinicien n’a pas d’autre possibilité que de devenir un être désillusionné, comme le signale Colette PITICI, dans le sens où il ne peut plus croire au pronostic. Ou plutôt, il ne croît pas que la fin, aussi opérationnalisable qu’elle soit en termes d’objectifs, puisse orienter l’action, vers quoi que ce soit et donc d’émettre un pronostic. Il pense au contraire, et comme nous l’avons déjà évoqué, que l’action vient en marchant, que la fin est une production de l’action. Agir permet d’aller vers un but en même temps qu’il construit un but. L’agir dans cette posture est donc en ce sens préstratégique (tactique), différent du calcul du méthodologue doté d’un ensemble cohérent de préférences et d’un état connu de contraintes. D’autre part, si cet agir se caractérise par une absence de ressources instantanément au cours de l’action en raison de la difficulté d’apprécier leur pertinence ou leur adéquation au contexte, cela signifie en conséquence que les ressources, elles aussi, sont élaborées en cours d’action, que les moyens sont construits chemin faisant709 (présentisme).
Etape 5 : Rester positif et résister
‘« mettre en place une relation confidentielle et pleine de vitalité. […] penser que le dernier projet porté par une institution (après que l’orientation sur ce projet ait été faite car on ne savait plus quoi faire) a déjà métamorphosé la personne, lui a permis de faire un pas en avant. […] travailler d’arrache-pied sur la volonté du patient d’avoir un emploi, un logement, accès à ses droits sociaux suspendus et accepter qu’une fois près de l’obtention de la satisfaction de se vouloir, la personne mette en échec. […] tenir position dans l’inconfort, l’inconfortable ».Le clinicien doit ensuite tenir la relation, rester positif et résister, autrement dit mettre à l’épreuve sa « capacité de récalcitrance »710. Pour ce faire, il peut s’appuyer sur les espaces de réflexivité que constituent les espaces rencontres CHRS-CMP et réunions de réseau. Dans ces espaces, ce qui est recherché à travers la production d'énoncés multiples concernant la personne, et où chacun évoque les ressources propres à sa pensée, est la transformation de la personne en situation de précarité, en plein désarroi, entourée de tous ceux qui, cliniciens de son parcours sanitaire et social, avaient jusque-là tenté de l’aider, en un individu produisant une parole articulée711. Prendre de la distance va dépendre de la capacité des cliniciens à discuter, objecter, contredire, négocier, lâcher prise, bref à résister entre cliniciens pour qu’ensuite cette compétence soit transférée à la personne. Il s’agit donc d’apprendre à résister, c’est-à-dire nous explique Isabelle STENGERS, « à prendre en compte que les bonnes intentions ou les intimes convictions ne suffisent pas. La nomination est vectrice de tentation, toujours la même tentation : purifier. Là où les praticiens savent reconnaître la signature de tel ou tel être, qu’il s’agit de pouvoir nommer pour s’adresser à lui, entrer en commerce, le leurrer ou l’apaiser. »712
Etape 6 : Se laisser attraper
‘« tenir bon sur l’orientation des problèmes vers les bons interlocuteurs me semble aussi précieux qu’accepter de les recevoir, même sans n’y rien changer […] se laisser attraper par le fil lancé par la personne, fil parfois incongru, souvent hontogène, traumatique et confus pour l’aidant. C’est la sphère sensorielle qui est la première touchée, dérangée et parfois agressée par la rencontre. […] s’attacher à la prise offerte par le sujet, même si c’est négatif, l’opprobre, l’obscène, le dégradant. […] ne pas être dans la complaisance mais attraper l’autre par ce qu’il donne à voir de lui et ne pas craindre de partager l’abject. […] considération positive et absolue, la mise aux orties définitive de notre crainte de manipulation. […] tout mettre en œuvre pour certifier que les personnes précaires restent dans la commune humanité et demeurent des êtres de symbole et de langage. »Il s’agit ensuite, dans cette posture d’indétermination, de se laisser attraper, attacher, non pas, là encore, en postulant à l’avance le régime de vérité ou de connaissance adéquate (ce qui le soumettrait à l’impératif de la preuve, de l’obligation positive) mais par ce qui singularise la relation effectivement, pragmatiquement, comme nous l’avions vu avec la forme d’intervention de type écologue. Les cliniciens se font alors « limiers », « pisteurs » et « enquêteurs » : « Le « pouvoir » qui signale l’efficace de la technique n’a pas été purifié par un savoir qui l’expliquerait, il est resté inaugural, et tous les savoirs s’expliquent à partir de lui. Mais il a été réinventé par ce qui lui est désormais demandé : conférer à ce à quoi nous nous adressons le pouvoir de « prouver », de faire la différence entre ce qui est autorisé par le lien créé et ce qui n’est que fiction. »713 Plutôt que d’être dans une démarche de recherche de la preuve qui permet d’évaluer des résultats en fonction d’objectifs prédéfinis (logique du projet), il s’agit ici d’identifier quels sont les faits qui agissent en faisant agir, les faits qui convoquent l’attachement agissant.
Les 6 étapes que nous venons de mettre en évidence constituent une sorte de dispositif de convocation, où la convocation n’est pas perçue comme risquée car il ne s’agit pas de rechercher la preuve (qu’on risque de ne pas trouver)714. Les cliniciens en posture d’indétermination ne sont pas dupes de l’implication normative des dispositifs qu’ils mettent en œuvre. Ils connaissant en général les expérimentations de la psychologie sociale (MILGRAM et autres) qui mettent en scène des situations qui fonctionnent à l’insu des sujets. Plutôt que de faire agir les personnes, ils se laissent donc agir par elles et cherchent à convoquer leurs attachements. Ce faisant, ils cherchent à procurer de l’empowerment à la personne en situation de précarité, c'est-à-dire qu’ils lui donnent du pouvoir, de l’autorité, de la confiance et de l’estime de soi715, comme nous l’avons vu dans le chapitre 5.
Le terme empowerment est de plus en plus mobilisé par les cliniciens en France. Selon Isabelle STENGERS, ce terme est cependant mal traduisible, et souvent mal utilisé en français. Selon l’auteur, « chaque traduction l’ampute de certaines de ses composantes : empowerment (devenir capable, entrer en pouvoir, entrer en relation avec un pouvoir, etc.). Le terme est associé aux pratiques activistes non-violentes contemporaines, et notamment aux sorcières néo-païennes créatrices de techniques susceptibles de faire converger lutte politique et spiritualité. Malheureusement, il est d’ores et déjà compromis, devenu un mot d’ordre signalant la fin de toute conflictualité politique, la manière dont chacun est appelé à assumer son rôle pour gérer une situation, en assurer une « bonne gouvernance ». Ce pourquoi, il a pu être traduit en français par responsabilisation et associé à l’ensemble des entreprises moralisatrices par où l’on demande à des sujets de se « sentir responsables », de participer de manière responsable… Mais il faut oser défendre les mots, au moins quelques mots, contre le déshonneur, ils sont trop rares et nous avons trop besoin d’eux. En l’occurrence, « empowerment » est précieux en ce que, impliquant l’impossibilité de jouer en anglais sur la distinction entre pouvoir et puissance (qui permet, le cas échéant, de disqualifier le pouvoir et célébrer la puissance), il restitue au pouvoir le sens neutre qui convient à des techniques aux effets redoutables, qui demandent attention et protection. Le pouvoir n’appartient pas au sujet, au sens où le sujet (qu’il soit responsable et intentionnel ou « clivé », ou « manipulé » par un inconscient) est le fruit des noces « responsabilisantes » du juridique et des pratiques de l’aveu. Le pouvoir appartient d’abord à l’ordre de l’événement, de la rencontre qui transforme et oblige. La convocation réussie se traduit par un empowerment, une transformation qui importe (importer est un autre terme générique) parce qu’elle engage la personne ou le groupe à qui elle advient en conférant au monde un nouveau pouvoir de faire sentir, penser et agir. »716
Nous avons parlé plus haut d’efficacité du dispositif mais au regard de cette notion d’empowerment nous comprenons que, pour les cliniciens en posture d’indétermination, la réussite du dispositif, aussi efficace qu’il peut devenir, ne s’explique pas. L’expliquer reviendrait assez rapidement à placer ces modes de relation à l’autre au centre de comparaisons avec d’autres dispositifs. Si efficacité il y a, ils seraient alors placés au sommet d’une hiérarchie qui, les rendant normatifs, annihilerait toute leur efficience. La clinique des attachements n’est pas une pratique de la connaissance « redistribuable » (même si elle s’appuie sur un dispositif de connaissance comme nous l’avons vu dans le chapitre 2), et qui serait à priori évaluable, mais une pratique de la reconnaissance, que l’on ne peut que suivre à distance en quelque sorte. Les savoirs mobilisés dans cette pratique se succèdent, s’agencent717 (nous l’avons vu avec l’agencement réflexif de type métissage), mais opérationnaliser un savoir expliquant ces agencements entraînerait une fixation des savoirs qui détruirait leur capacité à être un « appareil phonatoire »718 de ce qu’ils ont réussi à convoquer.
Comme l’avait repéré BENVENISTE, « la temporalité est productive en réalité dans et par l’énonciation. De l’énonciation procède l’instauration de la catégorie de présent et de la catégorie du présent naît la catégorie du temps. Le présent est proprement la source du temps. Il est cette présence au monde que l’acte d’énonciation rend seul possible, car, qu’on veuille bien y réfléchir, l’homme ne dispose d’aucun autre moyen de vivre le « maintenant » et de le faire actuel que de le réaliser par l’insertion du discours dans le monde. » BENVENISTE E., (1974), Problème de linguistique générale, Tome 2, « col Tel », Gallimard, p. 83, cité par PICHON P., TORCHE T., (2007), op. cit., p. 21.
Les propos qui suivent proviennent du texte de la communication de Colette PITICI, psychologue clinicienne, analyste de la pratique des psychologues RMI rattachés au CSMP, lors de la journée du 31 mai 2007 organisée par le CSMP sur le thème de « L’impasse psychosociale ».
HERMANT E., « De l’autre côté du miroir.« Sacks, vous êtes un cas ! » Le chirurgien qui a opéré la jambe d’Oliver Sacks », Introduction à la conférence prononcée le 13 octobre 2006 au colloque La psychothérapie à l'épreuve de ses usagers.
Cf. supra chap.3.III lorsque le réseau s’organise pour qu’un référent accompagne Emilio lors de ses différents rendez-vous chez le médecin, à l’hôpital, chez le dentiste.
Le Dr POST est un psychiatre lacanien régulièrement cité par Mr TABARY avec qui il travaille. Nous l’avons interviewé lors d’une semaine d’observation passée au sein du dispositif appelé « L’Adresse », dispositif réunissant un CMP, un hôpital de jour et un CATTP, et co-construit entre autres par ces deux psychiatres.
LEGENDRE P., (2004), Ce que l’occident ne voit pas de l’occident, Paris, Ed Mille et une nuit, p. 77.
Situation rencontrée par Mlle CLERC et Mr DUCHEMIN. Cf. supra chap.3.III.2.La non-demande : une mise à l’épreuve de la logique du projet.
MARTIN J-P., (2006), op. cit., p. 37.
« Cette récusation a pour objet/cause l’impossibilité de nommer une affiliation, que ce soit du côté du soin comme du côté du travail social. La reconnaissance du soignant potentiel par le sujet en errance passe par la capacité de ce soignant à reconnaître la souffrance sociale et ses cadres d’accueil, prélude à la reconnaissance de ce qui fait souffrance psychique. La marginalisation des fonctions normatives du temps social d’un rendez-vous, d’un espace d’organisation de la survie, de mise en mots de l’indicible des traumas répétés, de l’écoute de la parole et des actes de l’errant comme porteurs de sens partageables, trouvent ici une fonction tierce d’humanisation réciproque, hors de toute obligation de réussite dans les programmes d’insertion. » MARTIN J-P., (2006), op. cit., p. 38.
HAENNI-EMERY S., SOULET M.-S., « L’institution incertaine », dans LAVAL C., RAVON B. (coord.), Réinventer l’institution, Rhizome n°25, 2006, p. 4-7.
Selon la formule d’Isabelle STENGERS dans « Résister ? un devoir ! », Politis, numéro 579, l6 décembre l999, p. 34-35, article consultable sur le site http://www.recalcitrance.com/stengers.htm . C’est nous qui faisons le lien.
Idem.
STENGERS I., (2002), Le dix-huit brumaire du progrès scientifique, Centre Georges Devereux article consultable sur le site http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/brumaire.htm . C’est nous qui faisons le lien.
Idem.
Comme le rappelle Isabelle STENGERS, il existe à ce propos un dicton chinois selon lequel lorsque le sage désigne la lune, le fou regarde le doigt qui désigne. Ce dicton présuppose ce qui, ici, est en question car « il table sur la préexistence de ce que l’on appelle les comportements sensori-moteurs, la communication entre l’espace visuel, où brille cet être lointain qu’on appelle " lune ", et l’espace des gestes, du doigt qui pointe. Lorsqu’il s’agit de convocation risquée, le doigt importe autant que la lune. Les deux sont inséparables, car ils sont partie prenante de la production de l’espace qui les articule. » [A contrario de la logique des attachements, la logique du projet] « effectue une telle mise en rapport, un rapport exhibant dans ce cas l’impératif de la preuve. Le rapport doit permettre de « rendre compte », [par l’évaluation, par la recherche de résultats], l’articulation produit le registre des comptes, des manières dont ce qui est convoqué peut « compter ». », Idem.
DONZELOT J., MEVEL C., WYXEKENS A., (2003), op. cit., p. 182.
STENGERS I., (2002), op. cit.
Le terme d’agencement mobilisé ici fait référence aux travaux de DELEUZE et GUATTARI dans Mille Plateaux, où « agencement » est associé à la capture d’une « force ». Selon Isabelle STENGERS, « l’agencement ne s’explique pas à partir de la force, pas plus que celle-ci n’est « faite pour être capturée ». Il ne faut donc pas chercher la force derrière l’agencement, ou indépendamment de l’agencement. Il ne faut pas chercher de « cause », dont l’agencement producteur de l’effet pourrait se déduire. Tant la cause que l’effet peuvent être nommés à partir de l’agencement, et l’on peut dire aussi bien que l’agencement est ce qu’il est parce que la force est ce qu’elle est, et que la force a l’efficace qu’elle a parce que l’agencement est ce qu’il est. En conséquence, la question n’est pas ce qu’est la force, ou ce qu’est l’être qu’il s’agit de convoquer mais ce que « fait arriver » l’agencement. L’agencement cultivé, ou le dispositif de convocation sont inséparables de l’apprentissage de ce dont la force capturée rend capable et de ce à quoi elle oblige. », Ibid.
LATOUR B., (1999), Politiques de la nature, Paris, La Découverte.