2. Se raconter : reconnaissance et réhabilitation de la subjectivité de la personne

Lorsque la personne en situation de précarité se raconte, ce que le clinicien cherche à convoquer c’est le rapport qu’elle entretient à ses attachements, autrement dit à sa subjectivité. A travers le récit de soi et de son parcours de vulnérabilité, la personne prend souci d’elle-même. Narrer ses attachements convoque le réagencement, et donc le réinvestissement par la personne de ses périodes sombres, de toute l’histoire de vie, de ses relations sociales et de son parcours. Ainsi l’individu tisse à nouveau du lien social à partir de sa subjectivité. Il se retrouve comme un aventurier explorant sa propre biographie, en mettant ainsi à jour les éléments discontinus et continus qui sont alors retraduits dans l’histoire racontée. La difficulté pour le clinicien est de ne pas rattraper trop vite la temporalité propre à la personne dans sa mise en récit d’elle-même, de ne pas aller trop vite vers son futur en la « mettant en projet » (temporalité du progressisme), ou trop vite vers son passé en la « mettant en historisation ». L’équilibre temporel est précaire dans la relation d’aide pour ne pas retomber dans la logique du projet, « ne pas laisser se fabriquer la loi du plus fort, être toujours en prise avec ce qui se dit ou se trame, […] la combattre implique un certain savoir-faire et la capacité de prendre des risques. Accepter les petites épreuves, faire baisser les petites peurs, les jeux de menaces, négocier les mésententes et fabriquer de la confiance, ce rôle exige une continuité de présence »719, dans laquelle se révélera « la permanence de la personne au sein d’une discontinuité temporelle »720.

Une difficulté pour le clinicien réside dans le fait que bien souvent la personne a déjà été sollicitée par d’autres pour se raconter. C’est un chemin qu’elle a déjà parcouru, quelquefois sur le divan du psychanalyste ou, plus souvent, dans la consultation de l’assistante sociale. Les personnes en situation de précarité se plaignent parfois de cette répétition, de cette demande de focalisation sur soi alors que leur besoin, à ce moment-là, ne se situe pas là. A chaque moment de l’échange entre le clinicien et la personne qui se raconte, il y a de nouveau un risque de méprise. « Les relations aux proches, les situations de face à face à tenir ou à restaurer, une position sociale à maintenir, un statut à revendiquer, une facette de son identité à divulguer, etc., sont au cœur de ce risque. « L’autobiographie ne peut donc pas être simplement un agréable récit de souvenirs conté avec talent : elle doit avant tout manifester un sens, en obéissant aux exigences souvent contraires de la fidélité et de la cohérence » [Philippe Lejeune, 1998, op. cit., p.15] »721

Permettre à la personne de se raconter ne vise pas à établir une simple compilation, « assemblage plus ou moins organisé ou heureux de souvenirs épars »722. Dans la constellation sanitaire et sociale d’Emilio, nous pouvons observer comment il délivre, par fragments successifs et incomplets, les traits marquants de sa personnalité et de son histoire. Si nous pouvons reconnaître dans le fait qu’il parle de ses problèmes sociaux au médecin, et de ses problèmes médicaux à l’assistante sociale, l’effet de ce que nous avons appelé la demande croisée, il nous semble que la demande adressée au clinicien est une demande de rassemblement et de mise en ordre des moments clefs de sa vie et de son parcours de vulnérabilité. C’est ce rassemblement qui nécessite que le clinicien ait travaillé en amont différents types de corpus doctrinaux et qu’il possède une capacité de les agencer selon la forme métisse. Ce travail d’exploration biographique permet de se situer dans le monde des humains et d’agir sur lui, selon un processus que Paul RICŒUR énonce ainsi : « Percevoir ma situation comme crise, c’est ne plus savoir quelle est ma place dans l’univers. S’apercevoir comme personne déplacée est le premier moment constitutif de l’attitude-personne. Ajoutons ceci : je ne sais plus quelle hiérarchie stable de valeurs peut guider mes préférences ; le ciel des étoiles fixes se brouille. Je dirai encore : je ne distingue pas clairement mes amis de mes adversaires (…) mais il y a pour moi de l’intolérable. Dans la crise, j’éprouve la limite de ma tolérance (…). C’est dans ce sentiment de l’intolérable que la crise insinue le discernement de la structure de valeurs du moment historique » (Paul Ricœur, Lecture 2, La contrée des philosophes, Paris, éd. du Seuil, 1992, p. 199.). »723

Etayer l’expression de la biographie et des attachements d’un individu est également une pratique de la confession, telle que la définissait FOUCAULT dans ses dernières années724, c'est-à-dire comme une pratique qui implique une « manifestation »725 de soi. Pour FOUCAULT, celle-ci ne correspond pas nécessairement à l’exposition d’une vérité interne et dont l’apparence constitutive ne doit pas être analysée comme une simple illusion. Au contraire, explique Judith BUTLER, dans ses leçons sur Tertullien et Cassin, FOUCAULT « voit dans la confession un acte discursif par lequel le sujet « se rend public », se donne en mots, s’engage dans un acte plus vaste de verbalisation de soi – exomoligesis – qui est une façon pour le soi d’apparaître à l’autre. »726 Ainsi nous comprenons que, dans un tel contexte, « la confession présuppose que le soi doit apparaître pour se constituer et qu’il ne peut se constituer que dans le cadre d’une scène d’interpellation donnée – dans le cadre d’une certaine relation sociale constituée. »727 C’est ce que nous avons appelé les supports cliniques de narration. A travers ces supports, le soi parle lui-même, mais en parlant l’individu devient concerné par ce qu’il est.

En fonction de la prise offerte par l’individu, se raconter peut passer par un projet, une demande d’accès à (logement, droit, soin, etc.), une consultation, autant de différents supports cliniques. Ce qui est visé ici c’est que l’individu se reconnaisse et soit reconnu comme concerné par sa vie et par son parcours. La demande croisée, et plus généralement l’éclatement de la biographie des personnes en situation de précarité dans les institutions sanitaires et sociales révèlent donc une attente de reconnaissance. Il ne s’agit pas tant alors d’aller chercher les ressources de l’individu pour que son authenticité lui permette de gagner en autonomie, il s’agit plutôt de convoquer et d’attester de son authenticité pour que celle-ci lui soit reconnue et réattribuée728.

La clinique des attachements, parfois exercée hors des cadres de l’institution, comme nous l’avons vu avec l’agent de santé du projet Déclic Santé qui n’hésitait pas à recevoir les bénéficiaires au bar ou (plus rarement) chez eux729, fait apparaître la notion de réciprocité dans la relation (et s’est affirmée comme une pratique éthique fondée sur une reconnaissance et une réhabilitation du sujet comme concerné par sa propre vie. C’est une manière de faire de la clinique qui s’oppose « aux processus d’objectivation (et leurs traitements) du sujet par le comportemental, dans lequel le regard technique décrit une action de stricte réparation symptomatique. »730 Dans la posture d’indétermination, le clinicien tente de se dégager des idéaux normatifs qui encadrent sa pratique pour aider la personne à devenir le sujet de ses propres normes. Le résultat, comme le symptôme, deviennent dans ce cadre « une défense ou une résistance à l’enfermement sur lui-même, on pourrait dire à sa stricte objectivation. »731 Comme le soulignait déjà FOUCAULT, dans L’histoire de la folie à l’âge classique, « aucune position soignante n’est possible s’il n’y a pas rupture avec le discours de pouvoir institutionnel et ses organisations. »732 Si nous suivons le fait qu’un clinicien cite FOUCAULT de la sorte, c’est que la clinique des attachements constitue bien une critique de la logique du projet mettant en cause toutes les formes de domination généralement associées à la précarité et à l’exclusion. Dans le cadre de cette clinique, l’examen de soi et de son parcours de vulnérabilité que constitue le fait de se raconter n’est pas une autoflagellation ou l’intériorisation de normes régulatrices mais il devient le moyen de se consacrer à un mode d’apparence et d’agencement de soi publicisés.

Notes
719.

ASTIER I., (2007), op. cit.,p. 121.

720.

Ce processus de mise en récit de soi et de son parcours de vulnérabilité peut être comparé à l’exploration biographique dont nous parle Pascale PICHON : « L’exploration biographique devient le récit de ce passage emprunté qui ne peut se dire qu’en renouant les fils de sa vie, qu’en se situant dans le monde, qu’en saisissant sa singularité dans son épaisseur historique. […] L’exploration biographique est alors exemplaire d’une « identité narrative » (Paul Ricœur, Temps et récit, Tome 3, Le temps raconté, Paris, éd. du Seuil.) par laquelle se révèle la permanence de la personne au sein d’une discontinuité temporelle, non pas dans son essence mais dans ce que Ricœur appelle une « attitude », c'est-à-dire, les prises de position, les actions, les choix, les limites mêmes, tous ancrés dans un monde dans lequel la personne doit lutter pour vivre. La diversité et l’hétérogénéité des éléments biographiques dont dispose le lecteur proposent bien sûr une relecture à postériori et, en cela, arrangée de la vie mais découvrent les choix de l’autobiographie, parfois mal assurés, pour produire le sens qu’il souhaite donner à sa vie. L’identité narrative ne peut en cela que s’appuyer sur des versions sans cesse remaniées de l’histoire de vie. Elle chemine dans la géographie qu’est la quête identitaire de celui qui ébauche les brouillons d’une nouvelle ligne biographique échappant au destin mortifère de l’homme à la rue. » PICHON P., TORCHE T., (2007), op. cit., p. 201-202.

721.

Ibid, p. 202.

722.

Ibid, p. 200.

723.

Ibid , p. 200-201.

724.

Cf. FOUCAULT M., (1999), Religion and culture, New-York, Editions J. Carrette. A l’inverse, au début de sa carrière, avec l’Histoire de la sexualité, FOUCAULT accuse la confession d’être une extraction forcée de la vérité sexuelle et d’être une pratique d’un pouvoir régulateur qui oblige le sujet à dire la vérité sur son désir.

725.

« L’acte verbal de confession est la preuve même, la manifestation de la vérité. […] Tu deviendras le sujet d’une manifestation de la vérité si et seulement si tu disparais ou te détruis en tant que corps réel et existence réelle. » FOUCAULT M., (1999), op. cit., p. 178-179.

726.

BUTLER J., (2007), op. cit., p. 114.

727.

Ibid.

728.

PICHON P., TORCHE T., (2007), op. cit., p. 198.

729.

Cf. supra chap.5.III.Les supports cliniques de narration.

730.

MARTIN J-P., dans LAVAL C., RAVON B. (coord), 2006, op. cit., p. 38.

731.

Ibid, p. 38-39.

732.

Cité par MARTIN J-P., Ibid, p. 39.