En s’appuyant sur l’indétermination de la situation plutôt que de la considérer comme une « impasse », les cliniciens ne répondent pas à la fragilité des liens de la personne en situation de précarité par un projet d’intégration sociale fondé sur une relation d’aide éducative ou émancipatrice, mais ils cherchent à rendre visible et à co-construire avec la personne ce qui compte pour elle, ce qui l’attache, notamment dans ses réseaux de sociabilité. En l’aidant à se raconter et à mobiliser ses propres ressources, ils tentent de mieux la ré-attacher au monde.
Alors que dans la clinique par projets, le geste « bientraitant »733 pourra être celui qui sert une volonté de réajustements, souvent procéduralisée, des orientations (cf. la forme d’intervention orientation), dans la clinique des attachements, il est celui qui permet d’effectuer un véritable travail de cartographie des ancrages de la personne dans son parcours de vie et dans ses environnements (cf. la forme d’intervention de type écologue). Le processus d’individuation mis en œuvre dans chacun de ces « bons » gestes n’est cependant pas le même. Dans le premier cas, ce qui est recherché c’est l’intégration et l’émancipation de l’individu (politique du relèvement de la personne). Par exemple, qu’Emilio arrête de boire à travers la mise en place d’un « contrat de soin » et d’un « projet de responsabilisation ». On attend que sa condition d’alcoolique « évolue » et qu’il passe de l’état « personne alcoolique qui ne se prend pas en charge » à celui de « personne non alcoolique responsable d’elle-même ». Dans le second cas, il s’agit de reconnaître et d’articuler les différentes formes d’attachement de la personne. Par exemple, lorsque Mlle CLERC cherche à mettre en place une réunion de suivi, il s’agit pour elle d’identifier l’ensemble des liens qu’Emilio entretient à la fois avec les différents acteurs de son parcours sanitaire et social mais aussi dans son parcours de vie, de manière plus élargie, avec ses filles. Il s’agit bien ici de reconnaître ce par quoi Emilio est attaché, du point de vue de ses liens sociaux et familiaux.
Dans cette perspective, les cliniciens donnent à voir une conception de la subjectivité que l’on pourrait qualifier d’écologique, dans le sens où le rapport qu’entretient l’individu à lui-même est mis en lien avec ce qui l’attache au monde, avec ses environnements (social, familial, culturel, communautaire, etc.). A l’inverse de la clinique par projets qui repose sur une théorie qui solidifie les identités (d’« exclu », d’« adolescent difficile », de « personnes âgées », de « sans papiers », etc.) en cherchant à faire entrer les individus dans des catégories prédéfinies, la clinique des attachements se fonde, quant à elle, sur une théorie de l’agir qui vise la déconstruction des dichotomies que véhiculent ces identités (inclus/exclu, jeune/personne âgée) de manière à destabiliser toutes les identités figées (déconstruction prégnante dans le principe d’égalité des intelligences). Cependant, il ne s’agit pas non plus de dissoudre toutes les différences identitaires dans une seule identité humaine universelle, comme cela pourrait être donné à voir par l’utilisation d’une nouvelle catégorie fourre-tout (par exemple la « vulnérabilité »), mais plutôt de créer un champ de différences multiples, dépolarisées, fluides et mouvantes, permettant de faire agir la relation de manière singulière. La « vulnérabilité » à accompagner ici n’est pas celle de publics identifiés à partir de leur potentiel de perfectibilité (rééduquer les « adolescents difficiles », responsabiliser les « sans domiciles fixes », autonomiser les « personnes âgées » par exemple) mais celle de personnes identifiées à partir des fragilités de leurs attachements. En ce sens, la décence, pour revenir à l’hypothèse de ce chapitre, repose sur une attente particulière qui se révèle dans l’épreuve de l’indétermination : assurer le maintien des personnes en situation de précarité en reconnaissant les multiples formes d’attachements qui les relient au monde.
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MOLINIER P., op. cit., 8 mars 2007.