Les caractéristiques de la clinique des attachements véhiculent une manière de concevoir le vivre-ensemble en promouvant certaines ressources (des prises permettant de remettre la personne en mouvement), différentes que celles mobilisées dans la clinique par projets (un capital-capacités qu’il s’agirait d’accroître).Nous pouvons résumer ces caractéristiques de la manière suivante :
Nous avons vu à plusieurs reprises que, soit en posture de coordination soit en posture d’indétermination, les référents du CSMP se constituaient en critiques de l’idéal rationnel contenu dans l’impératif gestionnaire et les processus d’individuation qui l’accompagnent (individu souverain, authenticité contrôlée, etc.). Le bénéfice secondaire de cette critique est qu’elle leur procure un moyen d’élever la voix afin d’offrir une reconnaissance institutionnelle aux pratiques de care qu’ils proposent, et d’en faire un outil légitime des « nouvelles » politiques de santé mentale qui prennent soin des personnes en situation de précarité. Car si « prendre soin » de ces personnes semble nécessiter à la fois une disposition organisationnelle pour le projet et une sensibilité clinique à l’indétermination, la difficulté pour le référent du CSMP réside dans le fait de maintenir une telle articulation. L’enjeu est de taille car, comme nous l’avons vu dans la partie précédente de cette thèse, pour les cliniciens de la précarité, une dissociation entre ces deux postures ne permettrait pas d’effectuer les réajustements nécessaires à la fois sur le plan de l’économie politique (remèdes liés à la distribution), et sur celui de la culture et du symbolique (remèdes liés à la reconnaissance). Il faut donc, pour eux, arriver à faire tenir ensemble la posture de coordination avec celle de l’indétermination.
Cette troisième partie nous permet de mettre en évidence que, pour les référents du CSMP, il existe un « bon » et un « mauvais » geste en clinique de la précarité. Le « mauvais » geste est celui qui répond à la norme de l’impératif gestionnaire, dont la forme d’intervention privilégiée est celle de l’orientation. Le « bon » geste, celui qui consiste à prendre soin des personnes en situation de précarité, semble nécessiter, quant à lui, à la fois une disposition organisationnelle propre à la logique du projet (activité qui devra être l’objet d’une critique), et une sensibilité propre à la logique de l’indétermination (attitude qui devra être l’objet d’étayages). Autrement dit, les différentes formes d’intervention (adressage, expert ignorant, écologue) appartenant au « bon » geste pour le clinicien en posture d’indétermination s’appuient sur des « conditions pragmatiques de félicité »734 qui sont rendues possibles par la disposition organisationnelle de la posture de coordination.
La posture de coordination est celle qui permet de donner une existence institutionnelle à différents « bons » gestes en thématisant et en territorialisant les multiples formes de prise en charge offertes à l’individu. Ces gestes sont tous essentiels car ils doivent permettre de répondre à des « problèmes » d’ordre très variable : l’adressage répond aux problèmes d’accès à, l’expert ignorant aux problèmes de créativité et l’écologue aux problèmes d’invisibilité. S’il faut que les cliniciens en posture d’indétermination qui souhaitent pratiquer un de ces « bons » gestes s’entendent d’abord à la fois sur la nature des problèmes et sur la manière de les traiter afin de créer le « bon » collectif de traitement qui pourra se laisser guider par le parcours de vulnérabilité de la personne, cela nécessite donc qu’ils aient, avant tout, une activité de coordination. C’est alors, qu’autour de cette coordination, se jouent des modalités potentiellement incompatibles avec le « bon » geste initialement prévu, ce qui rend compte de sa difficile institutionnalisation (problème de territoires entre cliniciens en posture de coordination, problème de secret partagé, problème de délimitation des champs d’intervention, problème de définition du public, etc.). En voulant faire exister les « bons » gestes qui consistent à prendre soin des personnes en situation de précarité, les cliniciens de la précarité sont obligés de se confronter à la question de leur institutionnalisation. Ce faisant, ils se risquent à adopter une pratique (trop) normative car ordonnée, stigmatisante, évaluative, inductive, qui les ferait passer du côté des « mauvais » gestes.
Les différentes formes d’intervention des « bons » gestes donnent à voir une vaste palette des manières dont les cliniciens se portent vers autrui. Cette palette comporte des limites selon que le clinicien se tourne plus du côté de la clinique par projets, ou plus du côté de la clinique des attachements. Ces deux derniers chapitres ainsi que l’étude de la constellation sanitaire et sociale d’Emilio, nous ont permis de dégager différentes notions appartenant à cette palette, telles que celles de « solidarité », « bienveillance », « responsabilité », « sollicitude », « décence ».
D’un côté, les méthodologues, experts ou cliniciens qui orientent, proposent des gestes profondément marqués par les exigences d’un modèle de société fondé sur la valorisation de l’autonomie individuelle et la responsabilité. Chacun devant être en mesure d’être « entrepreneur de lui-même ». Dans cette perspective, le « bon » geste clinique est un geste qui n’attache pas mais qui individualise. Il s’agira d’activer la personne via un « contrat individualisé », un « projet personnalisé ». De l’autre, pour les cliniciens en posture d’indétermination, pour être autonome il faut avant tout être bien attaché. Le « bon » geste est donc celui qui convoque les liens, les accroches, les adresses, les supports, les attachements, tout en étant sensible à l’indétermination dans laquelle se trouve la personne. Les cliniciens se situent ici en amont d’une politique de responsabilisation, ce qui entraîne, de fait, une impossibilité de mise en place d’évaluation formelle des gestes prodigués.
Nous avons vu à travers l’étude de la proposition de formalisation de la clinique de Colette PITICI, qu’être sensible à l’indétermination consiste à faire signe vers la vulnérabilité de la personne, non seulement en s’adressant (physiquement) à son corps, mais également en se montrant disposé à se laisser toucher ou affecter par elle, prêt en permanence à maintenir un contact. L’engagement pour une telle sensibilité pour les particularités de la personne et de ses problèmes (Mr TABARY), c'est-à-dire vers ce qui n’est ni prévisible ni standardisable, semble, en retour, appeler une « expertise » et suggérer une « écologie » permettant de discerner les problèmes, les besoins et les « prises » de réponses appropriées dans l’environnement de la personne. Une telle clinique des attachements enclenche une spirale du concernement - répondre toujours présent, sans disposer de moyens d’y mettre un point d’arrêt, que ce soit sous forme d’objectif, de rendez-vous, ou d’indicateur de résultat qui tiennent.
Contrairement à la posture de coordination qui serait prise par l’impératif gestionnaire, les cliniciens de la précarité qui s’engagent dans une telle pratique de care ne cherchent pas à rendre la relation d’aide plus adaptée. La relation mise en œuvre constitue la modalité même selon laquelle certains bienfaits, via les supports cliniques, sont prodigués. Comme le souligne Luca PATTARONI735, un tel engagement dans la relation d’aide suppose que le clinicien mette en œuvre un environnement familier, une aisance, où les gestes rencontrent les objets et les êtres habituels de la personne. « L’aisance marque ainsi la félicité d’un rapport familier au monde [Breviglieri, 2005]. Dès lors, les conditions de cette aisance sont singulières, elles dépendent de repères qui diffèrent pour chaque personne. » Pour les cliniciens de la précarité, prendre soin de cette aisance consiste à être militant du social (Mr TABARY) ou encore « être dérangé par le social » (Jean FURTOS736), c'est-à-dire être tourné vers ce qui constitue l’ancrage familier et singulier de la personne dans son environnement social. Institutionnaliser une telle pratique de care revient alors à militer pour une sorte de « bienveillance dispositive », au sens d’Emmanuel BELIN737 et de Michel FOUCAULT738, c'est-à-dire une réponse tactique à un besoin de réajustement permanent et qui permet de considérer le savoir et le pouvoir de l’autre (quelque soit l’autre, personne ou professionnel) et ce en situation (présentisme). Cette bienveillance qui, pour Robert SPAEMANN739 consiste à tendre vers ce qui est le convenable pour l’autre, ce qui donne un contenu à son propre « être tendu vers », ne s’intéresse pas à un ensemble de besoins, qu’il s’agirait de lister, de prendre en charge puis de réévaluer, ce qui renverrait à une idéologie progressiste, mais à l’accueil et à la reconnaissance des problèmes de l’autre, pris dans son altérité radicale. Comme le souligne Patricia PAPERMAN, « l’attention à l’autre concret, aux particularités des situations appelant une réponse (une réaction, une prise en considération) construit un lien social basique dont l’absence pointe a contrario l’importance et la signification proprement humaine de ces soins et de cette sorte d’attention. Un genre d’attention, une façon de prendre soin qui ancre la valeur de cette particularité dans un monde familier de la sorte qu’en ce point au moins, cet individu reçoive reconnaissance au sens que lui donne A.Honneth. Mais ce n’est pas seulement la constitution de la personne que le care contribue à façonner qui importe ; c’est aussi l’assurance d’un ancrage, d’un sentiment d’appartenance en l’absence duquel il serait sans doute difficile de donner un contenu à ce que faire société veut dire. Cette manière de se relier à chacun comme personne particulière, le souci de maintenir la relation en cas de conflit d’intérêt font de cette orientation envers autrui l’opérateur d’un lien social basique, d’une inclusion. »740 La « bienveillance dispositive » permet de redonner une place dans la société à la personne en situation de précarité, en lui offrant la possibilité de tendre vers une meilleure prise en compte de ce qui la relie aux autres par la reconnaissance de ses attachements.
En ce sens, la pratique de care dans le champ de la précarité semble venir constituer, pour les cliniciens de la précarité, une alternative complétant le dessin libéral d’un impératif gestionnaire où la relation à l’autre est placée sous le seul signe du respect d’un ensemble de droits formels741 qu’il s’agirait de distribuer en échange d’un devoir d’activation de soi. Comme le fait remarquer Selma SEVENHUIJSEN742, « l’amitié, l’attachement, l’intimité, la dignité et le respect ne sont pas des besoins que l’on peut revendiquer mais des besoins nécessaires pour permettre une vie véritablement humaine. » Nous comprenons alors que le CSMP, porteur de « bienveillance dispositive », s’il apparaît comme essentiel pour l’organisation d’une société plus juste, ne peut que se tenir aux limites de l’institution, et venir, au mieux, l’étayer lorsque celle-ci est en crise.
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En nous inspirant de l’analyse des actes de langage d’AUSTIN, nous entendons par « conditions pragmatiques de félicité » les conditions qui assurent qu’un acte soit accompli avec « bonheur », c'est-à-dire qu’il atteigne son but. En d’autres termes, ce sont les conditions qui assurent qu’une action soit jugée comme « celle qui convient » (BOLTANSKI et THEVENOT, 1991).
PATTARONI L., « Le care est-il institionnalisable ? », dans PAPERMAN P., LAUGIER S., (dir.), (2005), op. cit., p. 187.
« Etre dérangé par le social » est le titre qu’a donné Jean FURTOS à l’introduction de son dernier ouvrage collectif Les cliniques de la précarité. Contexte social, psychopathologie et dispositifs, (2008), Issy-les-Moulineaux, Editions Masson, p. 1-6.
Emmanuel BELIN cherchait, lui aussi, à saisir la nature des supports à l’œuvre dans les processus d’individuation contemporains : « Une théorie des prothèses a tendance à se présenter comme une entreprise d’élargissement de l’individu. Nous comprenons qu’il faille se doter de catégories plus larges que celle d’individu et que, lorsqu’on s’attache à ces objets particuliers qui viennent s’ancrer au corps, il peut paraître pertinent de dire qu’on a affaire à « un individu muni de… », mais si nous voulons donner son plein sens au fait que ce dont on est muni, on peut de moins en moins s’en passer, il nous faut inventer une nouvelle catégorie. C’est pourquoi nous parlons d’espaces potentiels, peuplés d’objets ambigus, qu’on pourrait appeler, avec Latour, « faitiches » si le terme n’était pas si vilain. Ces environnements ambigus, nous les appellerons dispositifs. […] La bienveillance est ici comprise comme une attitude envers autrui et investie d’un sens fondationnel. Il s’agit d’un amour sans désir, dans lequel Spaemann résume la tension entre une conception eudémoniste de la morale – l’éthique comme doctrine de la réussite de la vie – et une autre, universaliste, qui présente sous la forme d’impératifs ou de devoirs envers autrui. Pour lui, « la bienveillance est, pour l’homme bienveillant lui-même, un cadeau. Elle est l’eudaimonia, la réussite de la vie, réussite qui, sur le terrain de la simple vitalité et de la tendance, nous semblait grevée d’antinomies insurmontables ». Elle est même, poursuit-il, la forme paradigmatique de la vie éveillée à la raison : raison qui « cesse de s’opposer abstraitement à la vie,… devient concrète, se remplit d’une force vive – comme imagination créative et vouloir résolu : bienveillance, vouloir du bien. Dans ce dernier, la réalité se montre en tant que telle, c'est-à-dire : sous un jour amical ». Cette dernière proposition nous fait dire que nous parlons bien du même concept, mais depuis une perspective toute différente. La bienveillance est pour nous une expérience, l’impression d’être « bien veillé ». Elle n’est pas ce qui fait voir le monde sous un jour amical, mais le fait de voir le monde sous un jour amical. Elle débouche bien sur une action de grâce, mais c’est parce qu’elle convoie le sentiment de grâce […]. La différence essentielle, radicale, que présente notre concept par rapport aux approches classiques et moralisantes de la bienveillance, est que celle-ci ne nous apparaît pas comme le résultat d’une conduite ou d’une posture humaines, mais au contraire comme une caractéristique descriptive d’un environnement. Pour cette raison, nous parlons de bienveillance dispositive, c'est-à-dire d’une bienveillance construite sur l’absence et non sur le regard. » BELIN E., « De la bienveillance dispositive », dans Le dispositif, entre usage et concept, Revue Hermès, n°25, 1999, CNRS Éditions, p. 245-259.
Michel FOUCAULT se représentait le dispositif comme « un ensemble résolument hétérogène, comportant des discours, des institutions, des aménagements architecturaux, des décisions réglementaires, des lois, des mesures administratives, des énoncés scientifiques, des propositions philosophiques, morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du non-dit, voilà les éléments du dispositif. Le dispositif lui-même, c’est le réseau qu’on peut établir entre ces éléments. » FOUCAULT M., (1994), Dits et écrits, n°169, « Questions à Michel Foucault », (1976), Gallimard Tome 2,p. 299.
SPAEMANN R., (1997), Bonheur et bienveillance. Essai sur l’éthique, Paris, PUF, p. 136.
PAPERMAN P., « Les gens vulnérables n’ont rien d’exceptionnel », dans PAPERMAN P., LAUGIER S., (dir.), (2005), op. cit., p. 294.
BAIER A., « The need for more than justice », dans Moral prejudices, Cambridge (MA), Harvard University Press, 1995, p. 23.
SEVENHUIJSEN S., (1998), Citizenship and the Ethics of Care, Londres-New York, Routledge, p. 111.