Une clinique écologique de la vulnérabilité sociale construite dans et par l’attachement à des supports

Tout d’abord, nous avons mis en évidence que l’activité des professionnels de la précarité ne vise plus seulement à soigner (pratique de cure) un « état » (une psychose, une dépression) en décrivant la psychopathologie du sujet isolé de son environnement mais à prendre soin (pratique de care) d’une « personne » afin d’éviter qu’elle ne (re)chute encore plus bas. Pour ce faire, à partir d’une lecture proposée par la clinique psychosociale élaborée par l’ORSPERE, les cliniciens de la précarité saisissent la « personne » comme un « sujet social » en « souffrance psychique », c'est-à-dire qu’ils tentent d’analyser à la fois son vécu par rapport à la société et le contexte socioculturel qu’elle lui impose. Afin de prévenir les risques d’apparition de cette « souffrance psychique » partout où, dans le social, elle est susceptible d’émerger, il s’agit pour eux de décrire la vulnérabilité sociale à la souffrance psychique et ce, notamment, à travers une mise en graduation du processus de précarisation (d’« une souffrance qui aide à vivre » à « une souffrance qui empêche de souffrir, donc de vivre ») dont le degré de gravité augmente au fur et à mesure que la personne en souffrance psychique se retrouve affectée par ce que ces cliniciens identifient, à partir de la lecture de l’ouvrage de Guillaume LE BLANC743, comme des atteintes relevant de la misère (augmentation de la perte des propriétés sociales de l’individu), de la marginalité (augmentation de l’empêchement dans la créativité à agir) et du mépris (augmentation de l’impossibilité de prise de posture narrative).

Afin de répondre à ces atteintes, les cliniciens de la précarité proposent de négocier avec la personne en situation de précarité l’utilisation de supports, véritables médiateurs de la sociabilité proposée. En fonction de l’utilisation de ces supports (de propriété, d’action, de narration), les cliniciens mettent en œuvre différentes formes d’intervention traversées par tout un ensemble de lignes de tension : dans le rapport pédagogique (expertise/égalité des intelligences) ; dans le processus d’individuation (devenir soi en étant indépendant/devenir soi en étant interdépendant) ; dans la posture clinique (posture de coordination/posture d’indétermination) ; dans l’impératif politique (activation du capital ressource de la personne/mobilisation des attachements de la personne).

Ensuite, nous avons mis en évidence que pour rendre cette clinique de la précarité possible, la psychiatrie et le travail social se déplaçaient actuellement vers la santé mentale, ce qui se traduit par un déploiement territorial de dispositifs-réseaux qui s’informent (au sens de prendre forme) de l’ensemble des traitements subjectifs et intersubjectifs des problèmes des personnes en situation de précarité, à commencer par leurs parcours de vulnérabilité. En s’appuyant sur un maillage de professionnels répartis ici à l’échelle d’un département, ces dispositifs-réseaux fonctionnent comme des collectifs de mutualisation de prises en charge (communauté de charge) et tentent de soigner les personnes en situation de précarité à la fois en les suivant en proximité dans la communauté (clinique de suivi) ou, plus à distance, de manière collective (clinique du parcours), à travers toute une technologie du transport entre les institutions et de la traduction de langages et de savoirs entre les professionnels impliqués (clinique sur site). Le double mouvement de sociologisation des soignants et de sanitarisation des travailleurs sociaux et, au sein de ce mouvement, l’apparition de la forme métisse des agencements réflexifs qui rend plastique les identités professionnelles (sans les faire pour autant disparaître744), indiquent que les dispositifs étudiés visent à produire potentiellement autant de liens sociaux que de sujets en fonction de ce que la situation de rencontre clinicien/personne fait émerger.

A partir de la clinique psychosociale qui s’intéresse à la perte des attachements de la personne saisie dans son environnement, les cliniciens de la précarité développent une clinique que nous pouvons qualifier d’écologique dans le sens où ce qui constitue l’adresse du lien à étayer n’est déterminé que par l’individu lui-même en lien avec tout ce qui le relie au monde. Il ne s’agit plus de dire « qui je suis, ce que j’ai perdu » mais « comment je peux m’attacher (à moi-même, aux autres, aux choses, à la société, au monde, etc.) au regard de la manière dont je pratique mes attachements aujourd’hui, comment je m’y prends et comment je fais pour (me) relier ».

Du même coup, il nous semble que la transversalité des champs d’intervention de la santé mentale, dénoncée par Alain EHRENBERG comme étant la conséquence de l’injonction sociale à l’autonomie et à la responsabilité745, donne à voir également comment se travaille aujourd’hui l’interdépendance dans la relation de soin. L’accompagnement de la personne en situation de précarité nécessite que le clinicien et le collectif qui le soutient se fassent ethnographes des attachements (famille, culture, travail, droits, santé, argent, etc.) de l’individu en souffrance, quitte à mobiliser dans cette ethnographie personnalisée tous les corpus doctrinaux ressources et toutes les épistémologies (sociologie, anthropologie, psychologie, médecine, santé publique, économie, philosophie, etc.) leur permettant de mieux situer/comprendre ces attachements746.

Dès lors, les cliniciens de la précarité ne traduisent pas les politiques de santé mentale au front de la précarité seulement en termes de prestations sociales et d’offres de soin qu’il s’agirait de redistribuer en contrepartie de l’activation des individus747. Ces politiques permettent également aux cliniciens, et notamment du fait de leur engagement748, de les traduire en de nouvelles manières de penser et d’assurer le maintien de ces individus en reconnaissant à la fois leurs droits et les multiples formes d’attachements qui les relient au monde.

Notes
743.

LE BLANC G., (2007), op. cit.

744.

S’ils oscillent en permanence entre différentes postures et statuts - de coordination à d’indétermination, d’agent ordinaire de l’institution à référent -, s’ils doivent être à l’aise avec leur « métier flou » jusqu’à devenir « entrepreneur social » (JEANNOT G., (2005), op. cit.), lorsqu’ils se présentent, les professionnels de la précarité revendiquent toujours qu’ils sont d’abord psychiatres, psychologues, infirmiers, cadres infirmier, assistants de services sociaux, éducateurs, etc. Ce n’est que dans un second temps seulement qu’ils amènent leur identité « floue » de référent, coordinateur, chef de projet, etc. Leur engagement pour cette seconde identité n’en n’est pas moindre, comme nous l’avons vu, puisque pour beaucoup il est un moyen d’approfondissement voire de prolongement de leur profession. Il nous semble qu’il y a là une professionnalisation nouvelle qui relève également du métissage, ce qui nécessiterait d’être mieux étudié.

745.

EHRENBERG A., op. cit.,mai 2004.

746.

Cette analyse donne un sens à la forme métisse des agencements réflexifs. Il resterait à voir si cette forme convient à des contextes différents puisqu’elle a été également repérée par d’autres sociologues tels que Marcelo OTERO qui parle cependant d’« éclectisme » plutôt que de métissage : « La cohabitation de multiples modèles et techniques jadis antagonistes et la recherche de compromis, voire de « synthèses définitives », ont inspiré non seulement des boutades (qu'on pense par exemple à la formule d'humanisme béhavioral »), mais ont également favorisé le développement d'un véritable mouvement éclectique au sens non péjoratif du terme. […] L'éclectisme n'est plus seulement une « attitude thérapeutique » tolérée, mais il est devenu un modèle en soi. […] l’évolution des psychothérapies semble s'inspirer désormais « d'un mouvement multi-théorique ou plutôt multi-systémique » issu d'un esprit d'ouverture « théorique et pratique considérable » des principales écoles psychothérapeutiques (psychanalyse, béhaviorisme et humanisme) qui pourrait conduire à « une recherche commune des ingrédients actifs de l’intervention et une convergence constante, sinon une intégration de plus en plus articulée des différents systèmes psychothérapeutiques ». L'ampleur de ce « mouvement de rapprochement » entre des orientations jadis hostiles a l'air d'une telle importance qu'il est possible d'envisager « un nouvel essor scientifique et professionnel pour la psychothérapie », mettant fin à « l'état de crise qui la caractérise depuis la fin des années 1960. » OTERO M., (2003), op. cit., p. 115-116.

747.

ASTIER I., DUVOUX N. (dir), (2006), op. cit.

748.

D’une certaine manière, cet engagement rend également ces pratiques très fragiles et incertaines car très tributaires des renommées locales, du militantisme, de la capacité d’innovation, de la capacité à surmonter les situations d’impasse et du charisme de leurs promoteurs.