L’émergence de formes collectives de solidarité thérapeutique au sein des politiques publiques de protection sociale

Cette analyse sociologique des transformations des technologies de traitement clinique du nouveau risque social « précarité » offre une grille de lecture du sens des évolutions de la protection sociale qui sont actuellement à l’œuvre en France. Alors que, depuis les années 2000, les champs de la psychiatrie et du travail social tentent de se rapprocher en constituant des dispositifs-réseaux dans un contexte d’activation généralisée tant des personnes en situation de précarité que des professionnels qui les accompagnent, il émerge simultanément de nouvelles formes de solidarité centrées plus sur la décence et l’empowerment (convocation) des sociabilités des individus que sur des exigences d’autonomie, de responsabilité et de flexibilité749. Plus qu’une thérapeutique sociale qui pourrait être administrée dans le colloque singulier, ces dispositifs-réseaux constituent de véritables formes de solidarité à visée thérapeutique puisqu’il s’agit bien de prévenir collectivement les risques de (re)-chutes des personnes en situation de précarité750.

Les technologies de traitement clinique de la précarité (collectifs d’intervention, pratique de care) donnent à voir une forme de protection sociale hybride qui répond à plusieurs logiques politiques enchevêtrées. Sur le plan de l’économie politique, les cliniciens, identifiant des atteintes relevant de la misère et de la marginalité, mobilisent tout un ensemble de remèdes liés à la distribution qui combinent des traits assurantiels originels, qu’on pourrait dire bismarckiens (assurance maladie, assurance sociale – chômage, accident du travail, etc.), avec des traits assistantiels (les supports cliniques tels que minima sociaux, RMI, AAH, CMU, etc.). L’activation des individus, via l’arsenal des contrats et des projets, étant devenue la contrepartie de ces filets de protection, la clinique de la précaritése retrouve aux limites du dessein libéral prôné par les nouvelles politiques de l’Etat social actif. Mais, en même temps, sur le plan culturel et symbolique, les cliniciens, identifiant des atteintes relevant de la marginalité et du mépris, mobilisent tout un ensemble de remèdes liés à la reconnaissance qui présentent les traits d’un modèle écologique où l’importance est plutôt donnée aux structures collectives de services et d’accompagnement qui environnent la personne. Il s’agit moins de mettre la pression sur la personne que d’essayer de travailler collectivement à la fois sur son parcours de vulnérabilité, et sur les différents supports qui, dans ce parcours, la relient aux autres et à son environnement.

Les transformations des politiques d’intégration sociale via ces pratiques de santé mentale ne donnent donc pas à voir le retrait de l’Etat mais plutôt, à travers la mise en œuvre des politiques d’accès à la prévention et aux soins, une volonté d’animer un mouvement de revitalisation des solidarités au sein de l’espace public, en majorant l’engagement de professionnels pour des dispositifs transversaux de coordination entre le sanitaire et le social. Si cette nouvelle donne est sous-tendue par une double perspective, libérale - la clinique par projets et ses valeurs qui relèvent de l’activation, de la performance et de la rationalisation, et écologique - la clinique des attachements et ses valeurs qui relèvent de la solidarité, de la bienveillance et de la prise en compte de l’environnement de l’individu, c’est parce que la seconde, du fait de la problématique sociale traitée, repose en partie sur la première. Si, comme nous l’avons montré, c’est bien la problématique des personnes en situation de précarité (leurs parcours de vulnérabilité) qui dessine le sens de la circulation des intervenants (jusqu’à devenir une clinique des parcours), le territoire des personnes en souffrance, et celui des dispositifs et collectifs qui les traitent, ne doivent faire qu’un, ou, du moins, s’ajuster en permanence l’un à l’autre. Ce faisant, le territoire d’intervention clinique devient le lieu où vont se confronter les processus d’individuation liés à la perspective libérale - être autonome et responsable, faire preuve d’initiatives, assumer soi-même les risques - véhiculés par la clinique par projets, et ceux liés à la perspective écologique - être bien attaché à ses supports, être socialisé en s’appuyant sur ses entourages locaux ou les différentes activités mises à la disposition de la personne - véhiculés par la clinique des attachements.

Chez les référents du Carrefour Santé Mentale Précarité, cette confrontation montre une prédominance de la perspective écologique sur la perspective libérale. Notamment parce que, d’une part, l’activité générique de care mise en œuvre repose sur un dispositif dont l’institutionnalisation des cadres organisationnels reste fortement ancrée dans l’idéologie fondatrice de la psychiatrie de secteur (se rapprocher du milieu de vie des patients, se préoccuper de l’entourage des personnes en souffrance, décloisonner l’institution), et, d’autre part, parce que leur engagement politique pour une pratique de care repose sur une lutte et une critique fortes, portées collectivement, des différentes formes d’injustice et de domination qui peuvent traverser la clinique contemporaine (impératif gestionnaire, psychiatrie mandarinale, expertise des méthodologues de la santé publique, imposition d’un régime théorico-pratique sur les autres - primat de la psychanalyse, de la psychologie comportementale, ou encore de la méthodologie propre à l’évaluation des pratiques professionnelles). Néanmoins, et comme nous l’avons vu, les différentes formes d’intervention appartenant au « bon » geste de la posture d’indétermination s’appuient aussi sur des « conditions pragmatiques de félicité » rendues possibles par la disposition organisationnelle de la posture de coordination (pour faire exister la clinique en réseau, pour prendre soin de la relation d’aide elle-même), et donc sur la perspective libérale.

L’enjeu actuel pour les cliniciens gestionnaires du risque précarité se situe alors dans une tension entre un modèle de société fondé sur la valorisation de l’autonomie individuelle et la responsabilité par la redistribution de supports venant pallier aux besoins de la personne, et un modèle de société fondé sur la restitution de la dignité par la reconnaissance de la singularité d’être attaché et capable de nouer des rapports humains. Bref, entre une clinique individualiste, envers laquelle il s’agit de rester critique, et une clinique solidariste du vivre ensemble en société, et où l’horizon de dignité nécessite de se déployer dans des cadres institutionnels qui délimitent ses formes et sa visée au nom d’une meilleure efficacité. C’est dans cette tension que le traitement clinique de la précaritésemble trouver l’assurance d’offrir à la personne les supports de son individuation.

Notes
749.

DUBET F., (2002), op. cit. ; SICOT F., dans BRESSON M., (2006), op. cit.

750.

Nos analyses rejoignent et étayent ici la proposition de Danilo MARTUCCELLI contenue dans la citation placée en épigraphe de cette thèse : « Tous les individus ont des supports, mais tous les supports ne permettent pas, et de loin, la réussite de l’individuation. L’étude de cette dimension devrait ainsi mener à terme la sociologie vers l’analyse de dimensions pathologiques d’une autre nature, et avec un autre regard, que celui qu’y porte la psychologie. Pour cela, il faudra prendre acte qu’à côté du rôle du langage, et des divers efforts de narration de soi, les supports, par le biais de leur diversité, de leur variation et de leur différentiel de légitimité sociale, dégagent des espaces, pratiques et symboliques, susceptibles de donner lieu à une thérapeutique proprement sociale. » MARTUCCELLI D., (2002), op. cit., p. 138-139.