Perspective, posture de recherche et interferences

Perspective. L’engagement pour une pratique de care comporte une contrainte forte non encore évoquée : l’asymétrie des positions entre la personne en situation de précarité et les collectifs de cliniciens, asymétrie contenue dans le fait de s’engager à prendre soin des attachements d’individus qui ne sont pas en capacité de le faire seul pour eux-mêmes. C’est cette asymétrie, qui signe l’accord tacite entre la personne en situation de précarité et le collectif de cliniciens qui va prendre soin d’elle en se souciant de ses attachements : chacun s’engage à dépendre de règles et de lois qui lui sont extérieures, autrement dit chacun s’engage à se laisser agir par l’autre, à reconnaître ses interdépendances. Il y a dans le care une norme d’attachement tendue vers ceux qui ne sont pas en capacité de prendre soin d’eux-mêmes, puisqu’il s’agit toujours de prendre conscience de son lien à autrui. Si ce type de pratique de care semble pouvoir constituer une réponse cohérente pour les publics aux attachements vulnérables, sa généralisation à un plus large public, via des politiques de protection sociale qui l’intégreraient au cœur de ses dispositifs et institutions, nécessite vigilance et précaution. D’une part, comme nous l’avons vu, la pratique de care n’est pas institutionnalisable et, d’autre part, il y a un risque de voir apparaître une forme d’injonction à l’attachement et concomitamment un filet de protection contraignant jouant le rôle de camisole sociale.

La pratique de care, telle qu’elle m’est apparue dans cette recherche, constitue un progrès social et un gain démocratique certain. Cependant, il me semble pertinent, en sociologue, avant que le concept de care ne soit complètement repris par l’action publique (qui cherche à l’opérationnaliser via les logiques rationnelles que j’ai évoquées plus haut - évaluation, impératif gestionnaire, etc.), d’approfondir cette question de l’interdépendance en allant par exemple voir comment elle est traitée dans des cliniques qui se laissent fabriquer par d’autres publics de la santé mentale et, notamment, d’autres publics qui ne formulent pas de demande d’aide, comme par exemple certaines équipes mobiles gériatriques et gérontopsychiatriques qui se déplacent auprès de personnes souffrants de la maladie d’Alzheimer751. Cela permettrait, de plus, de consolider ou d’infléchir, les montées en généralité que j’ai formulées au sujet des mutations de l’Etat providence et de ses nouvelles formes de filet de protection.

Posture de recherche. Ce travail sur le traitement clinique de la précarité a mobilisé toutes mes compétences de sociologue, psychologue clinicien et coordinateur de projet, à tel point qu’à de nombreuses reprises, je ne savais plus ce que j’étais. Clinicien avec les sociologues, sociologue avec les cliniciens, j’étais bien souvent le profane des collectifs auxquels je participais, bien incapable de sortir du statut dans lequel m’avait plongé mon directeur de thèse en m’acceptant en DEA de sociologie directement à la fin de mon cursus de psychologie. La démocratie « dialogique »752 a un coût : celui de vivre l’asymétrie de position et, éventuellement, l’interférence épistémologique.

Dans ces moments-là, si j’avais eu une pratique clinique, les cliniciens de la précarité n’auraient jamais eu trop besoin de me convaincre d’expérimenter, pour mon propre compte, les effets réels de leur pratique de care. J’étais de toute façon leur partenaire d’entrée de jeu. L’existence même de cette thèse et de ses choix méthodologiques (être tout entier sociologue avant de pouvoir redevenir clinicien) étaient une preuve de mon engagement pour une clinique qui trouve dans la réflexivité sociologique une de ses principales sources d’étayage, puisque j’avais été jusqu’à mettre de côté ce en quoi j’étais initialement formé, pour faire moi-même entièrement l’expérience d’aller jusqu’au bout de cette réflexivité. D’un certain point de vue, cette sortie quasi transgressive de la clinique me plaçait paradoxalement comme un traducteur idéal dans ses échanges avec la sociologie, alors même qu’il me fallait avancer masqué sur le terrain, justement pour être tout entier sociologue. Je me retrouvais donc moi aussi dans une asymétrie de position, asymétrie placée au cœur de ma posture d’observateur impliqué.

Au début de cette thèse, je n’ai pas cessé d’osciller entre deux écueils : si je m’impliquais, le travail de terrain devenait, selon les terrains, une aventure de clinicien ou de coordinateur, c'est-à-dire tout autre chose que le travail du sociologue ; mais si je tentais d’« observer », c'est-à-dire de me tenir à distance, je ne trouvais rien à « observer ». Dans le premier cas, mon projet de connaissance était menacé, dans le second, il était ruiné. Je me suis alors raccroché à mon cahier de notes personnelles et à d’incessantes séances de travail sur ma posture de recherche. Cela a donné lieu à toutes ces notes, placées à différent endroits de cette thèse, rédigées lorsque je sentais que ma posture (même analytique) était ébranlée par le terrain. En même temps, ces supports de réflexivité étaient finalement les seuls lieux intimes où je pouvais me laisser aller à être un individu pluriel. Avec pour horizon normatif la tradition complémentariste de DEVEREUX qui, comme je l’ai évoqué en introduction, m’invitait à articuler mes postures de sociologue et de psychologue dans un rapport de successivité, j’ai cependant choisi de faire de l’implication un de mes principaux instruments de connaissance. Dans mes rencontres avec les cliniciens, je me laissais affecter et subjectiver, sans chercher à enquêter, en me laissant guider par la situation et surtout par ce à quoi tenaient les cliniciens. S’il m’arrivait de prendre des notes, le plus souvent, le cahier restait ouvert devant moi, bien incapable d’écrire quoique ce soit devant la multitude d’informations que je recevais. Ce n’est que le soir voire quelques jours après, que le film de mes rencontres se déroulait devant moi et que j’étais en capacité de le retranscrire. L’analyse a été longue car possible seulement plusieurs mois voire plus d’une année après ma confrontation au terrain.

Avec un peu plus de distance, je me rends bien compte qu’en me laissant guider de la sorte par ce qui comptait pour les cliniciens, je prenais exactement la même posture qu’eux lorsqu’ils suivaient les personnes en situation de précarité. J’étais, à ma manière, attentif à convoquer leurs attachements en rebondissant souvent sur ce qui semblait compter le plus pour eux, notamment les savoirs sociologiques et anthropologiques.

Interférences. Cette thèse est le fruit d’un ensemble d’interférences entre mon projet de connaissance d’aller tout entier vers la sociologie pour revenir mieux armé vers la clinique, mon souci d’une posture de recherche qui se laisse affecter par les attachements des cliniciens, et la place particulière qu’entretiennent la sociologie et l’anthropologie auprès des cliniciens lorsqu’ils se laissent eux-mêmes guider plutôt par les attachements de la personne que par sa parole en tant que telle. En sociologue, je n’ai pas vraiment davantage de moyens pour me dégager du vécu de terrain que de prendre en compte ces interférences entre mes postures professionnelles, mon objet de recherche et celui des cliniciens dont j’ai étudié les actions. En psychologue, cette méthode de dégagement du vécu de terrain par la prise en compte des interférences épistémologiques me semble constituer à la fois une aide précieuse, autant pour moi-même que pour les cliniciens de la précarité lorsqu’ils cherchent à se transformer eux-mêmes en se tournant vers la sociologie, et une garantie pour qu’un tel travail de transformation ne participe pas, depuis la posture sociologique, à produire un nouveau modèle clinique. Puisse, éventuellement, cette thèse participer à alimenter la tension entre psychologie et sociologie, quitte à générer, par là même, de nouvelles interférences.


♣ ♣ ♣

Notes
751.

Rapport ROUSSEAU-GIRAL, BASTIANELLI., (2005), Les équipes mobiles gériatriques au sein de la filière de soins, IGAS, rapport n°2005 053.

752.

CALLON M., LASCOUMES P., BARTHE Y., (2001), op. cit.