2.3.a Rawls et la théorie de la justice

Dans son ouvrage  Théorie de la justice (1971), le but de John Rawls est de bâtir une nouvelle théorie de la justice sociale qui reflète mieux la conception que tout un chacun peut avoir de la justice, notamment en explicitant la notion d’égalité entre les individus. Le cadre d’étude de Rawls se situe à l’échelle des gouvernements et institutions politiques (lieux des décisions collectives), et non à l’échelle individuelle. En effet, l’auteur ne cherche pas à définir une justice ou une morale pour les individus (car cela concerne la sphère privée) mais plutôt pour la société afin de mieux la guider dans ses choix collectifs en matière d’équité et de justice sociale. John Rawls va réfuter les positions de l’utilitarisme en trois points (Cournarie, Dupond, 1998). Premièrement, Rawls souligne que l’application systématique du critère « du plus grand bonheur pour le plus grand nombre » tend à privilégier la recherche du bonheur au détriment de la justice et de la liberté. Le concept du bien est totalement dissocié de la justice et de la liberté et prime sur ces derniers. Deuxièmement, l’utilitarisme ignore la pluralité des personnes qui composent la société humaine, et notamment le droit qu’elles possèdent à réaliser la vie qu’elles souhaitent. En effet l’utilitarisme transpose trop rapidement la recherche de la satisfaction des désirs du plan individuel au plan collectif. Tout se passe comme si la société était représentée par un seul individu cherchant à maximiser son utilité globale. Mais c’est ignorer la diversité des projets de vie de chaque individu, qui peuvent parfois entrer en contradiction, et obéir à des logiques différentes de la seule maximisation de l’utilité individuelle. Les individus ne sont pas interchangeables, substituables, et ne peuvent être réduits à un moyen de satisfaction de l’utilité collective (Leseur, 2005). Enfin, comme cela a déjà été évoqué précédemment, rien n’est dit sur la manière dont sont réparties les richesses, seul compte le principe hédoniste de la maximisation de l’utilité globale.

Selon Rawls, comme le respect de la liberté individuelle et de la justice doit être prioritaire sur la satisfaction de tout autre intérêt, c’est le concept même d’utilité qui doit être abandonné. Rawls va donc essayer d’élaborer une nouvelle « théorie de la justice » figurant dans les institutions politiques et économiques de base de la société. Selon l’auteur, c’est à partir d’un contrat social (Rawls se réclame de Kant) que tous les membres d’une société vont établir les règles de base. L’avantage du contrat est que tous les hommes, en toute connaissance de cause et sans dépendre d’une autorité supérieure, peuvent coopérer et déterminer les règles de justice comme équité.

L’auteur imagine donc une situation hypothétique où tous les individus seraient placés « sous un voile d’ignorance ». Cette situation garantit l’impartialité de chaque individu car ils ignorent quels sont leurs talents naturels, leur morale ou leur croyance, et par extension l’ensemble des intérêts qui les pousserait à faire des choix s’éloignant d’un ensemble de règles justes et équitables.

De cette situation, deux principes peuvent naturellement être établis (Höffe, 1988, pp. 61-69) :

  • le premier principe, dit principe de liberté : « chaque personne doit avoir un droit égal au système total le plus étendu de libertés de base égales pour tous, compatible avec un même système pour tous » ;
  • le deuxième principe (comportant deux sous-principes) : « les inégalités économiques et sociales doivent, dans la limite d’un juste principe d’épargne, assurer le plus grand avantage possible aux moins favorisés. Elles doivent être liées à des charges et à des positions accessibles à tous selon le principe de juste égalité des chances ».

Le premier principe, prioritaire sur le second affirme que chaque individu doit disposer des mêmes droits et libertés fondamentaux (liberté d’expression, de réunion, de pensée, droit de vote…). Ce premier principe résout donc les problèmes liés aux éventuelles dérives de l’utilitarisme. La première partie du second principe (principe de différence) admet l’existence d’inégalités si elles sont justes, c'est-à-dire si elles bénéficient aux plus démunis. Par exemple, les produits de l’impôt sur le revenu (apportés par les plus riches) peuvent être redistribués à l’avantage des plus pauvres. La seconde partie du second principe admet également l’existence d’inégalités dans les fonctions occupées par les individus lorsqu’elles ne sont que le fait du mérite personnel. La réalisation de l’ensemble de ces principes doit se faire par une répartition juste et équitable de ce que l’auteur appelle les biens premiers. Rawls considère que les individus désirent premièrement ces types de biens car ils sont nécessaires à la réalisation de n’importe quelle autre préférence. Les libertés et droits fondamentaux concernent le premier principe, les pouvoirs et les privilèges, les revenus et les bases sociales du respect de soi concernent le principe de différence, et enfin les opportunités offertes aux individus concernent le principe d’égalité des chances.

Même si Rawls prône l’abandon de la conception utilitariste dans l’évaluation des projets, son principe de différence peut correspondre à une forme particulière de la fonction du bien-être social. Le bien-être de la société est identifié à la valeur de l’utilité de l’individu le plus défavorisé (le Maximin). Dans cette optique, un projet de transport doit chercher à maximiser la situation des individus les plus défavorisés bien que cela puisse entrer en contradiction avec les objectifs de rentabilité (Bonnafous, Masson, 1999).