4.1 Le passage du monocentrisme au polycentrisme

La croissance urbaine caractérisée par l’étalement urbain est un phénomène d’envergure mondiale présent dans toutes les grandes métropoles. Il a pris place premièrement aux Etats-Unis puis ensuite dans l’ensemble des pays développés et émergents. Aux Etats-Unis, cet étalement, caractérisé essentiellement par la suburbanisation, s’est déroulé en trois phases (Boiteux, Huriot, 2002).

Depuis le milieu du 19ème siècle jusqu’à la première moitié du 20ème siècle, les classes moyennes et supérieures sont attirées par un mode de vie issu du « rêve américain ». Il est caractérisé par un désir de posséder un logement plus vaste au sein d’un environnement plus calme et agréable, d’être à proximité d’aménités tels que les espaces verts et de bénéficier d’un milieu urbain moins pollué. C’est précisément en périphérie des agglomérations que l’on trouve à l’époque de telles conditions de vie, ce qui pousse une partie de la population à migrer en périphérie. Cette migration s’effectue premièrement le long des axes de transports collectifs mais ensuite parmi les espaces laissés vacants entre ces axes du fait du développement de la voiture particulière.

Le mouvement de déconcentration de la population prend de l’ampleur au début des années 50 aux Etats-Unis (Mills, 1972) puis se poursuit par celui des emplois. On observe ainsi une forte périurbanisation des emplois dans les principales villes des Etats-Unis au cours des années 70-80 (Hartshorn et Muller, 1989 ; Stanback, 1991). On arrive alors rapidement à une situation où la majorité de la population et des emplois se situent hors des centres-villes des grandes métropoles américaines (Mieskowski et Mills, 1993 ; Gleaser, Kahn, 2003).

De la même manière, on observe un phénomène de déconcentration des emplois dans les grandes villes d’Europe et en particulier en France (Le Jeannic, Vidalenc, 1997 ; Mignot et al. 2004 ; 2007). Historiquement, à partir des années 60, les emplois commencent à se déconcentrer afin de se rapprocher de la clientèle. Cette décentralisation concerne surtout le commerce de détail. De vastes centres commerciaux sont ensuite construits en périphérie à proximité des grandes voies d’accès. De même, certaines activités industrielles se délocalisent pour bénéficier d’une meilleure accessibilité en périphérie. Cependant, les activités de bureaux résistent à cette première vague de décentralisation.

Mais une deuxième vague de décentralisation conduit de nombreuses activités du tertiaire supérieur à se localiser en périphérie. Elle concerne d’abord les activités de bureau les plus standardisées qui n’ont pas de besoin de contacts face-à-face avec les clients ou la hiérarchie supérieure. A partir des années 1980, les activités de direction et de coordination (les front offices) suivent le mouvement de déconcentration (Alvergne, Coffey, 1997). C’est ainsi que l’on voit émerger en périphérie des sièges sociaux, des activités financières et des pôles de recherches.

La phase finale de ce processus de déconcentration des emplois est l’émergence de véritables pôles secondaires au sein desquels les fonctions de centralité (économiques, culturelles et sociales) sont intégralement reproduites (Hartshorn, Muller, 1989 ; Coffey, Drolet, 1993). Les edge city (Garreau, 1991) constituent le résultat le plus abouti du processus de suburbanisation des emplois. Ces pôles secondaires, situés loin du centre-ville ont la capacité de reproduire tous les attributs d’une ville centre, avec en particulier une forte présence des activités du tertiaire supérieur. Garreau (1991) définit plusieurs critères pour caractériser ces centres secondaires. Ils sont relatifs à la surface de bureaux, de commerces de détail et au nombre d’emplois présents dans la zone. En outre, une edge city est une ville dont le développement doit être récent. L’auteur met alors en évidence l’existence d’environ deux cents edge city sur l’ensemble du territoire américain. La présence importante d’espaces de bureaux et de commerces traduit la capacité de ces centres secondaires à reproduire l’ensemble des économies d’agglomérations présentes dans le centre historique et à se placer en situation de concurrence avec ce dernier.

On a donc bien une dynamique de déconcentration et de reconcentration des emplois qui a favorisé l’émergence de formes urbaines polycentriques. Selon Anas et al. (1998), les formes polycentriques telles que mises en évidence dans plusieurs études empiriques (Giuliano, Small, 1991 ; Cervero, Wu, 1997 ; McMillen, McDonald, 1998) présentent d’importants pôles secondaires structurant, souvent localisés à proximité d’infrastructures assurant une bonne accessibilité. Au sein même de ces villes, le centre historique garde toujours une certaine importance puisqu’il reste le pôle majeur de l’agglomération. Cependant, la plus grande part des emplois est localisée en périphérie. En France, les métropoles présentent souvent des structures polycentriques mais avec des pôles secondaires beaucoup moins importants que la zone centrale. De plus, les centres-villes conservent en grande partie les activités de front office, c'est-à-dire les activités liées à la recherche, aux banques, aux assurances et à l’immobilier (Léo, Philippe, 1998). En réalité, la plupart des villes françaises présentent un forme urbaine « monocentrique relayée » (Mignot et al. 2007 pour l’agglomération lyonnaise) au sein de laquelle les pôles secondaires sont spécialisés et restent fortement dépendants du centre (Aguiléra et al. 1999 ; Gaschet, 2001).