4.3 Conséquences du polycentrisme sur la mobilité : la question des déplacements en excès

Une manière de vérifier si le polycentrisme produit des distances plus courtes consiste à comparer les distances moyennes observées dans une agglomération polycentrique à celles que l’on obtiendrait si l’on disposait d’une configuration monocentrique à l’équilibre où tous les déplacements seraient radiaux. Hamilton (1982) utilise les gradients de densité d’emplois et de population pour déterminer la distance moyenne théorique parcourue par les travailleurs pour qu’ils puissent se rendre à leur travail. Comme les entreprises ont une rente d’enchère plus importante, elles sont localisées au centre, comme le postule le modèle monocentrique. La différence entre les valeurs de gradient de densité des entreprises et des ménages donne accès à une distance moyenne minimale entre le lieu de résidence et le lieu de travail. L’auteur applique cette méthode sur 14 métropoles américaines et trouve qu’en moyenne, les distances domicile-travail observées sont huit fois supérieures aux valeurs théoriques correspondantes. Il trouve en outre des temps de déplacement 4 à 5 fois supérieurs aux valeurs théoriques sur un échantillon de 27 villes japonaises. Concernant les temps de déplacement, une méthode similaire est appliquée aux villes de Los Angeles (Small et Song, 1992) et Tokyo (Merriman et al. 1995) et arrive à des résultats semblables mais moins amples, c'est-à-dire des pourcentages de temps de déplacement en excès estimés respectivement à 84 % et 70 %. Si les villes considérées sont effectivement monocentriques, ces résultats impliquent que les ménages ne cherchent pas à minimiser leurs coûts de transports. Cependant la plupart d’entre elles ne présentent pas au départ des formes monocentriques et par conséquent, la distance minimale théorique associée à ces différentes villes est sous estimée.

White (1988) préfère considérer la localisation des emplois et des résidences comme des données exogènes. L’auteur utilise ensuite un programme de réaffectation qui assigne à chaque résidence l’emploi le plus proche afin d’évaluer la distance minimale. Sur un échantillon de 25 villes américaines et en se basant sur un calcul de temps moyen de déplacement, l’auteur trouve une différence de 11 % entre la valeur observée (22,5 minutes) et la valeur théorique minimale (20 minutes). Les plus fortes différences concernent davantage les distances parcourues. Hamilton (1989) réutilise la méthode de réaffectation de White (1988) et trouve un navettage excessif de 47 % pour la ville de Boston. Cropper et Gordon (1991) utilisent une méthode similaire dans laquelle chaque ménage est relocalisé de manière à minimiser sa distance à l’emploi, sous la contrainte que l’utilité du ménage ne baisse pas à l’issue de cette réaffectation. Sur la ville de Baltimore, les auteurs obtiennent un navettage excessif moins important (58 %) qu’avec l’emploi de la « méthode monocentrique ». Les résultats trouvés par White (1988) sont faibles par rapport aux autres travaux. Small et Song (1992) montrent en fait que les résultats sont très dépendants du zonage utilisé pour les calculs : plus ce dernier est grossier, et plus la proportion de navettage en excès est faible. Les auteurs mènent des calculs similaires sur la région de Los Angeles à un niveau plus désagrégé (706 zones) et trouvent 65 % de navettage en excès tandis que la méthode appliquée à un niveau plus agrégé (31 zones) conduit à un navettage excessif de 17 %. Les problèmes de découpage spatial sont aussi abordés par Horner et Murray (2002). Les auteurs montrent ainsi l’influence du nombre d’unités spatiales sur la proportion des déplacements en excès, cette dernière pouvant varier du simple au double. Ces travaux montrent l’intérêt de travailler à un niveau relativement fin, notamment dans le cadre d’une problématique portant sur les liens entre la forme urbaine et les coûts de la mobilité.

D’une manière générale, l’ensemble des travaux portant sur l’excess commuting mettent en évidence une forte proportion de déplacements « gaspillés ». Ces résultats montrent que les ménages ne se localisent pas forcément à proximité de leurs emplois et mettent en doute l’efficacité des politiques d’aménagement visant à rapprocher les lieux d’emploi et d’habitats. Les préférences individuelles des ménages semblent prévaloir dans leur choix de localisation résidentielle. De plus, les résultats des travaux sont très variables à cause de différences dans les hypothèses et la méthode employée (Rodriguez, 2004). Le premier biais concerne le niveau de désagrégation utilisé, comme nous venons de le mentionner. La grande variabilité des résultats obtenus nécessite l’utilisation d’une base comportant des données à l’échelle individuelle (Horner et Murray, 2002). L’hypothèse d’homogénéité des emplois et des ménages sous tend également un certain nombre de travaux. Elle suppose que les ménages peuvent être relocalisés dans n’importe quelle résidence à proximité immédiate de n’importe quel emploi. Cette hypothèse est évidemment trop forte. Les revenus et la taille du ménage peuvent être un frein à la relocalisation dans une résidence particulière si cette dernière est trop chère ou trop petite. La bi-activité n’est pas non plus prise en compte dans la plupart des travaux, ce qui fausse le calcul de la distance minimale. Enfin, les emplois à proximité directe des résidences ne sont pas forcement en adéquation avec la catégorie socioprofessionnelle du chef de ménage. Certains travaux (Cropper et Gordon, 1991 ; Giuliano et Small, 1993 ; Buliung et Kanaroglou, 2002) ont tenté d’ajouter des contraintes supplémentaires telles que le statut d’occupation du logement ou le type d’emplois du chef de ménage. Les résultats montrent naturellement une baisse de la proportion de déplacements en excès. Un autre biais concerne la non prise en compte des travailleurs résidents dans l’aire d’étude et travaillant en dehors de celle-ci, et inversement. Cela suppose que le nombre d’emplois et de travailleurs au sein de l’aire d’étude s’équilibrent parfaitement, ce qui n’est pas le cas en pratique. Frost et al. (1998) ont montré que la prise en compte de cette nouvelle contrainte diminue la proportion de déplacements en excès. Enfin, la manière dont sont calculées les distances et les temps de déplacement, la distinction entre heures de pointe et heures creuses, l’influence du réseau routier, la prise en compte ou non de la congestion (Scott et al. 1997) peuvent également influer sur les résultats.